(JEROME PANCONI / Mairie de Saint-Ouen) Jérôme Panconi / Mairie de Saint-Ouen

Entretien

Maire de Saint-Ouen depuis 2020, Karim Bouamrane a fait la Une du New York Times en 2024 pour la gestion de sa ville. Il explique sa méthode pour construire ce laboratoire de la gauche républicaine.

LeJournal.info - 31 mai 2024 - Par Laurent Joffrin

Le Journal.Info : Vous êtes le seul maire de banlieue – et l’un des rares hommes politiques français – à avoir figuré en Une du New York Times. Comment l’expliquer ?

Karim Bouamrane – Je pourrais retourner ma question : pourquoi ne suis-je pas en Une de la presse française ?Car la réponse est très simple : une journaliste du New York Times est venue m’interroger sur les Jeux Olympiques, à cause du village olympique que nous accueillons. J’ai pu lui exposer ce que nous faisions ici à Saint-Ouen. Elle est revenue une semaine plus tard pour faire un papier complet, pas seulement sur les J.O.

Vous avez acquis de la notoriété, mais les électeurs de Saint-Ouen sont-ils contents de vous ?

Je le crois et j’ai un indice objectif. Nous avons été élus en 2020 contre la droite. Un an plus tard, alors que nous avions commencé à mettre en œuvre notre projet, nous avons eu une élection cantonale sur un périmètre qui englobait Saint-Ouen et des périmètres plus à droite. J’ai gagné avec 73 % des voix. Depuis, tous les signaux que nous recevons expriment une approbation de notre action. Et puis les J.O. seront une grande date pour Saint-Ouen, puisque nous accueillerons le village olympique, qui sera ensuite transformé en un nouveau quartier agréable. Nous avons agi pour infléchir le projet initial, avec plus de végétalisation et une mixité accrue, avec une part significative de logements sociaux.

Saint-Ouen n’était pas une ville facile à gérer. Quel diagnostic avez-vous posé en arrivant ?

Qu’il ne fallait pas seulement proposer aux femmes et aux hommes de cette ville de résoudre des problèmes, d’améliorer les choses, de faire mieux que mes prédécesseurs. Il fallait écrire une histoire ensemble, une histoire pour Saint-Ouen, qui redonne fierté et espoir. Un petit exemple, anecdotique, puis nous viendrons au fond. Avant moi, Saint-Ouen était jumelée avec trois villes, Terni, Salford et Podolsk. Vous connaissez ? 

Non.

Vous n’êtes pas le seul. Alors j’ai cherché de nouveaux jumelages pour ouvrir mieux Saint-Ouen sur le reste du monde

Qu’avez-vous trouvé ?

Rio de Janeiro, Belem et Los Angeles.

Il y a une disproportion, non ?

Certes, mais vous connaissez la pub ? « 100 % des gagnants ont tenté leur chance ». Alors j’ai tenté ma chance

Comment avez-vous fait ?

Je suis allé les voir, je les ai reçus et je leur ai expliqué notre politique, et, surtout, notre vision. J’ai à chaque fois constaté que nous partagions des valeurs communes, qui conduisent nos projets respectifs. Et ce que nous faisons sur 4 kilomètres carrés, ils peuvent le faire sur leur territoire incomparablement plus vaste. Cela les a intéressés.  

Alors quelle est cette politique ?

Saint-Ouen était une ville difficile en effet, comme beaucoup en Seine-Saint-Denis, avec un pouvoir d’achat plus faible, un fort taux de chômage, une forte proportion de familles monoparentales, une désespérance sociale, de l’insécurité, du trafic de drogue. Nous avons appliqué une ligne sociale (sociale-démocrate, même), républicaine et patriote autour d’un projet commun de progrès partagé : quel que soit son milieu social, ses convictions philosophiques ou religieuses ou son orientation sexuelle, chacun doit se sentir chez lui. Avec une méthode : considérer les habitants, les protéger et leur rendre un espoir. Et quatre volets : le logement, l’éducation, la culture (avec le sport) et l’environnement, avec une mention spéciale, l’accès à la santé et sortir notre ville du désert médical

« Il faut arrêter les trafiquants, les condamner et les mettre à l’ombre. »

C’est un peu général. Prenons un exemple sensible, celui du trafic de drogue, qui demande plus que des intentions générales.   

Saint-Ouen était une ville connue pour servir les consommateurs parisiens. Nous avions sept points de deal très actifs, avec des files d’attente interminables, par exemple dans le quartier d’où je viens. Nous les avons réduits à trois.

Comment ?

Ça commence par un travail commun avec les forces de police.

Une opération « place nette », comme celles qu’organise Darmanin ?

Oui. C’est la condition sine qua non. Il faut arrêter les trafiquants, les condamner et les mettre à l’ombre. Ce qui suppose déjà une bonne coordination de la police et de la justice. Les trafiquants ont d’excellents avocats, il faut monter des dossiers solides, sinon on court le risque de voir les délinquants relâchés pour vice de procédure et reprendre aussitôt leurs activités. Heureusement, nous avons un bon procureur, Éric Mathais, qui assure la solidité des procédures et leur rapidité.

Souvent, en dépit de cette action, les points de deal rouvrent rapidement et aux mêmes endroits.

Oui. Il ne suffit pas de fermer les points de deal – c’est le rôle de la police et de la justice -, il faut les maintenir fermés – c’est le rôle des élus. Si vous n’anticipez pas le « jour d’après » la fermeture, vous êtes sûr d’échouer. La drogue, c’est un business. Quand le point de deal disparaît, la demande est toujours là. Si un fournisseur tombe, il y en a toujours un autre qui trouve l’emplacement commode et qui prend sa suite.

Alors ?

Alors la ville doit reconquérir son propre territoire. C’est-à-dire prévoir un aménagement urbain, des services publics, une vie économique et sociale normale. Les dealers cherchent des endroits déshérités, abandonnés, délabrés. Si vous réussissez à rétablir une vie normale, avec des bars, des commerces, du passage, les dealeurs ne sont plus à l’aise, la police fait plus facilement des rondes, les jeunes se disent qu’il y a un autre avenir que le deal.  

Mais pour faire tout ça, il faut des habitants qui vous aident…

C’est une co-production en amont et en aval du travail policier. Il y a quatre acteurs : l’État, bien sûr, avec la police et la justice, sans quoi rien n’est possible ; il y a les bailleurs et les associatifs, qui agissent directement sur le terrain avec les habitants ; les élus de quartier, qui doivent être présents sans cesse ; et enfin les mamans.

Les mamans ?

Oui les mamans. Quand les pères sont absents et ne paient pas les pensions alimentaires dans les familles monoparentales, nous agissons concrètement pour les soutenir dans leur mission parentale, avec un programme spécifique dédié aux « familles monoparentales ». De manière générale, avec les familles, nous agissons pour réinstaurer une culture du civisme, mais en même temps, pour celles qui éprouvent des difficultés, leur rendre un espoir.

Comment ? 

Il faut jouer la carte du progrès partagé. J’ai fait une constatation : ceux qui viennent d’établir à Saint-Ouen, parce que la ville est agréable et proche de Paris, sont souvent les petits-enfants de ceux qui y vivent déjà.

« Notre rôle, c’est de fournir un cadre qui démocratise l’excellence et qui donne à chacun la possibilité de choisir sa vie. « 

C’est-à-dire ?

Ce sont souvent des cadres ou des salariés qualifiés, mais si on remonte à leurs origines, on s’aperçoit en général qu’ils sont les petits-enfants d’ouvriers ou de paysans. En fait, ils sont un exemple de promotion sociale sur deux ou trois générations. Ils savent par leurs ascendants ce que c’est que de vivre dans une certaine pauvreté, même s’ils ne la vivent plus eux-mêmes. Cette mémoire unifie la population, en fait. Il n’y a pas une ancienne bourgeoisie qui vivrait coupée du peuple. Il y a les familles pauvres et les familles anciennement pauvres, qui peuvent se comprendre. C’est l’idée du progrès partagé. Notre rôle, c’est de fournir un cadre qui démocratise l’excellence et qui donne à chacun la possibilité de choisir sa vie. D’ailleurs, Saint-Ouen devient une ville universitaire : avec l’arrivée Campus Hospitalo-Universitaire Saint-Ouen Grand Paris-Nord, on a un objectif de sortir du désert médical. Deux statistiques importantes : Saint-Ouen est la cinquième ville de l’Île-de-France en termes d’accès à la santé et 100 % des patients en ALD ont un médecin traitant. Ça c’est concret. Nous avons aussi réhabilité 1 750 logements, ouvert trois groupes scolaires, développé la culture et le sport, modernisé le stade Bauer, celui où joue le Red Star. Nous allons rénover les bords de Seine et installer une navette fluviale, ce qui créera un quartier supplémentaire pour tous. Je dis bien pour tous. À chaque fois, nous obligeons les promoteurs à prévoir une part conséquente de logements sociaux.

Cela suppose des moyens financiers importants….

Oui. Nous avons d’abord redéployé le personnel municipal, à partir d’une analyse des besoins, pour faire mieux avec les mêmes effectifs. Il a fallu reconvertir une partie des fonctionnaires. Cela suppose un effort de management humain, autour d’un projet commun, en faisant adhérer l’ensemble de l’équipe municipale.

Cela n’a pas suffi…

Non. Nous avons quadruplé les effectifs de la police municipale et installé des caméras partout. Mais surtout, nous avons rendu la ville plus attractive, ce qui fait venir de nouveaux habitants. Du coup, la base fiscale s’est élargie, ce qui procure des ressources financières nouvelles. Et puis nous avons fait venir des entreprises.

Comment ?

En allant les voir. J’ai usé de mon expérience dans le privé. Je suis devenu l’ambassadeur de la commune. Je suis allé voir les entreprises dont je savais qu’elles cherchaient un endroit où s’implanter. Pas seulement le patron, mais aussi l’équipe dirigeante. Souvent le patron est intéressé, mais si l’équipe n’est pas associée, ça risque de bloquer.

Ils vous ont reçu facilement ?

Oui. En fait, très peu de maires font cela, c’est frappant. Il ne suffit pas de se manifester, de les appeler ou de leur envoyer des documents, il faut les voir longuement. J’ai tenu des séminaires avec les gens de Tesla, ou de Nexity, pas seulement en vantant les mérites de la ville, mais en partageant des valeurs. J’ai développé cette notion de progrès partagé. Il est vrai que j’ai aussi été aidé par la ligne 14 du métro, qui nous met à un quart d’heure du centre de Paris ou inversement. Les deux entreprises se sont installées à Saint-Ouen et participent au projet commun. Même chose avec Eiffage, ou avec la DGSI, qui aura son siège à Saint-Ouen.

Vous parlez d’unifier la ville. Mais depuis le 7 octobre et l’attaque du Hamas, la division s’est installée en France…

Oui, mais ici, c’est la République. Chaque groupe, chaque religion, chaque courant philosophique, chaque personne, quelle que soit son orientation politique ou de genre, doit se sentir respecté. C’est la France, quoi… Je condamne les bombardements de civils à Gaza, mais j’ai aussi condamné sur le champ l’assaut terroriste du 7 octobre mené par le Hamas, organisation elle-même terroriste. Je plaide pour la paix et pour une solution à deux États. Les habitants ne sont pas tous d’accord, évidemment, mais ils ont compris que j’étais sincère, que je n’avais pas de double langage. Il y a une grande banderole sur la place devant la mairie : « La Paix Maintenant. Cessez-feu immédiat à Gaza et libération immédiate des otages israéliens ». Personne n’y a touché.

« Le pays est toujours dirigé par une mince élite qui se reproduit, pendant que les élites populaires voient passer leur chance, restent en rade. « 

L’expérience de Saint-Ouen peut servir ailleurs ?

Je le crois. La France est divisée en deux. Sur la carte du pays, à l’Ouest, vous avez des gens intégrés, dont le pouvoir d’achat progresse et qui vivent dans des conditions meilleures. À l’Est, les revenus stagnent, les usines ferment, les communautés se replient sur elles-mêmes, on ne débat plus, on se bat. En fait, le pays est toujours dirigé par une mince élite qui se reproduit, pendant que les élites populaires voient passer leur chance, restent en rade. Cela crée de la frustration, de la colère. Vous trouvez ça normal qu’une petite vidéo qui montre une augmentation du prix de l’essence entraîne une protestation nationale pendant des mois ? Qu’une faute policière grave, incompréhensible et impardonnable, provoque d’un déchaînement de violence inouïe, pendant une semaine dans les quartiers populaires ?

Le problème des élites, c’est comme au football. Vous avez un jeune joueur très bon, dans un club francilien, qui doit devenir un très grand joueur. À 15 ans, il quitte la région parisienne pour aller dans un grand club, à Marseille ou à Sochaux. Là je vais voir son entraîneur et je lui dis : tu as commis une faute. Celui-là, on aurait dû le garder chez nous. S’il s’en va, c’est notre faute. C’est ce qui se passe en France : les élites populaires ne sont pas reconnues, considérées. Il y a toute une génération qui est tenue à l’écart. Des patrons, des dirigeants politiques, j’en vois tout le temps. À chaque fois, ils disent : « On va dans le mur, regarde Bardella, le RN va gagner, c’est sûr ». Ils ne savent pas quoi faire ! C’est une honte ! Mais si on veut que la France redevienne la France, qu’elle retrouve son aura internationale, on doit réagir, prendre les meilleurs et les épauler. C’est ce qu’a compris la journaliste du New York Times. C’est ça qui l’a intéressée ici. C’est aussi pour ça qu’on va rassembler tous nos potes, qui ne savent pas quoi faire.

Les rassembler ? Comment ? Quand ?

Je ne peux pas ne rien faire. Je prendrai mes responsabilités. Pour les habitants de Saint-Ouen, pour nos concitoyens, je ne peux pas accepter qu’un parti idéologiquement raciste et qui se sert de la République pour défaire ses principes, dirige la France. Le but, c’est de coordonner tous ceux qui ne veulent pas que le pays prenne cette direction, au-delà des partis. Ensuite il faudra organiser, réfléchir, écrire et peser sur 2027. Ça passera par les territoires. Ce sera après le 9 juin, parce que je ne veux pas parasiter le débat. J’ai mon candidat, c’est Raphaël Glucksmann. Mais après, il faudra élargir, rassembler, retrouver un espoir au niveau national, pour 2027.