Société Civile

Où il est dit que, pour augmenter le pouvoir d'achat en France, les politiques d’emploi doivent viser à augmenter le taux d’emploi des trois segments de la population en âge de travailler sur lesquels il demeure bas dans notre pays : les jeunes, le seniors et les peu qualifiés.

Telos - 24 juillet 2024 - Par Gilbert Cette et Olivier Galland

La question du pouvoir d’achat est manifestement une des préoccupations centrales des Français selon les enquêtes d’opinion qui ont accompagné la dernière séquence électorale.Cependant, peu de commentateurs et encore moins de responsables politiques ont cherché à analyser cette question en profondeur.

La réponse à la question « y a-t-il un problème du pouvoir d’achat en France » ne peut pas être binaire, positive ou négative. Elle est complexe, doit être nuancée et peut être traitée de plusieurs manières complémentaires : 1) le pouvoir d’achat des Français s’est-il, en moyenne, détérioré ces dernières années ? 2) l’écart entre le pouvoir d’achat des catégories les plus modestes et le pouvoir d’achat de la moyenne des Français ou des Français les plus favorisés s’est-il accru ? 3) le pouvoir d’achat des Français est-il sensiblement inférieur à celui des Européens de pays comparables ? 4) il y a enfin une question de nature plus normative, mais essentielle : quel est le niveau de vie minimum qui permet de mener une vie décente et ce niveau de vie est-il atteint par les Français les plus pauvres ? Essayons de traiter ces questions dans l’ordre.

1. Le pouvoir d’achat des Français s’est-il détérioré ?

Un premier regard peut être porté sur l’évolution du pouvoir d’achat sur longue période et par unité de consommation (figure 1). On constate que le pouvoir d’achat du revenu des ménages a connu de fortes baisses en 1983 (-0,9%) et 1984 (-1,8%), lors du programme de consolidation économique engagé par le gouvernement socialiste de Pierre Mauroy sous la présidence de François Mitterrand, et en 2012 (-1,1%) et 2013 (-1,8%) lors de l’ajustement fiscal engagé par les gouvernements également socialistes de Jean-Marc Ayrault et Bernard Cazeneuve sous la présidence de François Hollande. Il a également légèrement fléchi lors de la crise immobilière de 1993 (-0,4%) et lors de la crise financière de 2008 (-0,3%). Depuis 2017 et sur les dernières années, il a légèrement fléchi lors de la crise sanitaire de 2020 (-0,3%) et lors de la crise inflationniste de 2022 (-0,4%). Hors ces deux années, son évolution a toujours été positive et, en cumulé depuis 2017 jusqu’à 2023, il a ainsi augmenté de 5,7%. Ces constats n’aident pas à expliquer le sentiment assez fréquent de perte de pouvoir d’achat… Une explication peut être que les fortes créations d’emplois ont largement contribué à la bonne tenue du pouvoir d’achat sur les dernières années, l’évolution du pouvoir d’achat étant sans doute bien moins favorable en moyenne pour les seules personnes en emploi de façon stable.

Figure 1. Evolution en % du pouvoir d’achat moyen des ménages par unité de consommation

Source : INSEE

Pour autant, la dernière livraison (juillet 2024) des Perspectives de l’emploi de l’OCDE montre que, sur les dernières années, le pouvoir d’achat du salaire moyen a moins souffert des deux crises (sanitaire et inflationniste) que nous avons traversées en France que dans de nombreux autres pays avancés. Sur 35 pays de l’OCDE sur lesquels cette évaluation est proposée, comparé au dernier trimestre de 2019, juste avant la crise sanitaire, le pouvoir d’achat du salaire horaire moyen du premier trimestre 2024 a baissé dans 25 pays quand il a augmenté dans 8 pays seulement. Il est demeuré stable dans 2 pays, dont la France. Le pouvoir d’achat salarial paraît donc avoir été davantage protégé en France durant ces quatre années de crise que dans une très large majorité des pays de l’OCDE. 

Sur la période 1998-2019 que permettent d’analyser les données de l’INSEE, plus détaillées par niveau de revenu, la réponse à cette question est clairement négative. La figure 2 montre l’évolution du niveau de vie[2] en euros constants de 1998 à 2019.

Figure 2. Evolution du niveau de vie annuel en fonction de la distribution des revenus (en euros 2019)

Source : INSEE-DGI, enquêtes revenus fiscaux et sociaux rétropolés 1998-2004 ; INSEE-DGFIP-Cnav-CCMSA, enquêtes revenus fiscaux et sociaux 2005-2019

En effet, le niveau de vie médian des Français (courbe orange) n’a pas baissé sur la période examinée 1998-2019. En euros constants, c’est-à-dire corrigé de l’effet de l’inflation, il a même progressé : 18 430 euros en 1998, 22 040 euros en 2019.

Cependant, les données présentées ci-dessus ne vont pas au-delà de l’année 2019. Or on sait que l’année 2022 a été marquée par une hausse soutenue de l’inflation qui a entamé le pouvoir d’achat moyen des Français. Un document de l’INSEE[3] a évalué l’impact des mesures socio-fiscales (concernant les prélèvements directs, les prestations monétaires ou aides sociales ainsi que des aides sociales ciblées comme le chèque énergie) qui ont été prises pour atténuer ces effets négatifs. Ces mesures ont effectivement amorti le choc lié à l’inflation, sans le compenser totalement. Elles ont aussi contribué à réduire les inégalités puisqu’elles ont abouti à augmenter de 3,3% le niveau de vie du premier décile, contre 0,7% pour l’ensemble et 0,4% pour le dixième décile. Le versement exceptionnel des chèques énergie a notamment bénéficié principalement, dit l’INSEE, aux 20% les plus modestes.

2. Sur la durée, l’écart de niveau de vie entre les Français les plus modestes et les autres s’est-il accru?

La réponse à cette deuxième question est elle aussi négative, mais plus nuancée. Mesurée par le rapport interdécile (qui compare le niveau de vie des 10% des Français les plus aisés aux 10% des Français les plus pauvres) l’inégalité, contrairement à ce qu’on entend souvent, ne s’est pas aggravée, loin de là. Ce rapport interdécile est resté stable, autour de 3,4. L’indice de Gini, qui est plus sensible aux valeurs centrales de la distribution, s’est lui légèrement accru (0,279 en 1998, 0,289 en 2019). On est très loin cependant de l’idée d’une « explosion des inégalités ». Néanmoins, si l’on resserre la focale sur l’extrême pointe supérieure de la distribution des revenus, on constate bien une augmentation des inégalités : la part des revenus détenue par les 1% les plus riches est ainsi passée de 7% en 1983 à 11% en 2014[4], soit une augmentation de 50%. Pour autant le niveau de vie des Français les plus pauvres (les 10% les plus pauvres, courbe bleue de la figure 1) ne s’est pas détériorée. Il s’agit donc d’une augmentation des inégalités par le haut, et même le très haut. Celle-ci, c’est probable, peut alimenter un sentiment d’injustice, sans pour autant entamer le pouvoir d’achat des plus pauvres.

3. Le pouvoir d’achat des Français est-il inférieur à celui des Européens de pays comparables?

La figure 3 montre que le niveau de vie annuel moyen des Français (en parité de pouvoir d’achat ce qui permet de comparer les pays) se situe au sixième rang européen, derrière le Luxembourg, l’Autriche, l’Allemagne, le Danemark et les Pays-Bas. Mais il est supérieur à celui de deux pays scandinaves, la Finlande et la Suède. Ces données ne semblent pas montrer que les Français pâtiraient d’un niveau de vie très sensiblement inférieur à celui de leurs principaux voisins, même si l’écart avec les Allemands est en moyenne de 117€ par mois, ce qui n’est pas négligeable. Mais les Français sont bien mieux lotis, par exemple, que les Italiens et les Espagnols qui se situent en dessous de la moyenne de l’UE. Par ailleurs, en termes de taux de pauvreté, la France s’en tire plutôt bien, comparée à nouveau à l’Espagne et à l’Italie.

L’ampleur des politiques redistributives engagées en France contribue à cette relativement bonne position relative. En 2022, après redistribution, 12 pays européens seulement sur 34 connaissent un taux de pauvreté inférieur au taux français, alors qu’ils sont 21 dans ce cas avant redistribution. Dans 6 pays seulement, la redistribution exprimée en pourcentage du PIB serait supérieure à celle pratiquée en France[4]. Comparée aux autres pays européens, la France est donc un pays assez inégalitaire concernant la distribution primaire du revenu mais à l’inverse un pays peu inégalitaire concernant le revenu disponible après redistribution, du fait de l’ampleur de celle-ci. Une question souvent évoquée dans la littérature économique est celle de l’effet possible de la redistribution sur les inégalités de la distribution primaire du revenu : certaines aides ou prestations pourraient, du fait de leur dégressivité avec les revenus d’activité, contribuer à réduire les gains de la mobilité salariale, et donc cette mobilité elle-même. Nous n’abordons pas ici cette question pourtant d’une importance cruciale pour évaluer les effets des politiques sociales.

Une étude publiée récemment par l’INSEE[5] fournit une évaluation très riche de l’ampleur de la redistribution en France. Elle montre qu’avant toute redistribution monétaire, c’est-à-dire sur le seul revenu primaire, le ratio du revenu moyen du 10ème décile comparé au revenu moyen du 1er décile s’élève à 20. La redistribution monétaire abaisse ce ratio à 9, divisant par un facteur supérieur à deux l’ampleur des inégalités. Et si l’on prend en compte l’effet redistributif de la redistribution non monétaire, liée au fait que chacun peut bénéficier des services publics qu’il finance cependant, via l’impôt, de façon croissante avec le revenu, le ratio évoqué tombe à 3, ce qui représente une division du précédent ratio post redistribution monétaire par un facteur supérieur à 3. Peu de ménages ont conscience de l’ampleur de la redistribution en France…     

Figure 3. Niveau de vie annuel moyen en Europe (en parité de pouvoir d’achat) et taux de pauvreté (en %) en 2018

Source : Eurostat

4. Les Français pauvres peuvent-ils vivre décemment ?

Les Français les plus modestes – les 10% du bas de la distribution – ont un niveau de vie très faible, puisqu’il est de moins de 1000 euros par mois. Le seuil de pauvreté monétaire (60% du revenu médian) est de 1102 euros par mois et concerne 14,6% des Français (plus de 9 millions de Français). Et, parmi ces pauvres, la moitié d’entre eux a un niveau de vie mensuel inférieur à 885 euros en 2019.

Il est clair que vivre en France avec un revenu mensuel de moins de 1000 euros est extrêmement problématique. Or cela concerne 10 % des Français. Cette situation est encore plus préjudiciable si l’on vit seul ou dans un foyer avec un seul apporteur de ressources. Elle l’est encore plus pour les familles monoparentales dont on sait qu’elles sont particulièrement touchées par la pauvreté. Le taux de pauvreté en 2019 des salariés vivant seuls est de 30 %, celui des salariés vivant dans une famille monoparentale est de 31 % (plus de 4 fois plus élevé que celui des salariés vivant en couple) (données INSEE citées par Gilbert Cette, voir référence en note 4). Il est tout à fait légitime pour un programme politique de considérer que de telles situations ne sont pas dignes d’un pays riche comme la France et qu’il faut tout faire pour les réduire. La question est de savoir comment y parvenir. Ce billet ne va évidemment pas prétendre apporter la solution.

Mais on peut suggérer quelques pistes de réflexion. Tout d’abord, la pauvreté monétaire est très fortement associée à la situation de chômage : le taux de pauvreté monétaire des chômeurs est de 39 %, celui des personnes en emploi de 8 %. Lutter contre le chômage, améliorer le taux d’emploi sont donc certainement des moyens efficaces d’améliorer le pouvoir d’achat des Français les plus pauvres. Cela ne suffit pourtant pas car en valeur absolue, il y a beaucoup plus de pauvres en emploi (2 100 000 en 2019) que de pauvres au chômage (900 000). Les chômeurs sont très souvent pauvres, mais il y a également de nombreux travailleurs pauvres.

L’ ouvrage récemment consacré à la question de la pauvreté laborieuse[5] souligne l’inefficacité d’une politique consistant à augmenter le salaire minimum qui « pourrait même avoir comme impact d’aggraver la pauvreté en France, du fait de ses effets préjudiciables sur l’emploi des personnes les moins qualifiées et les plus fragiles ».

Même au sein des actifs en emploi, la quantité de travail est un facteur décisif de l’entrée dans la pauvreté. En effet, l’insuffisance des heures travaillées des travailleurs à temps partiel est « le premier facteur de pauvreté laborieuse ». Aider les travailleurs à temps partiel à sortir de cette situation lorsqu’elle est subie est donc une piste à explorer. Une autre piste concerne le lien entre la pauvreté et la situation familiale : on l’a dit, les salariés vivant seuls avec ou sans enfant, sont quatre fois plus touchés par la pauvreté que les salariés en couple. Ces transformations des structures familiales sont donc en elles-mêmes un facteur de précarisation. Les politiques publiques devraient pouvoir y répondre en envisageant des mesures spécifiquement adressées à ces populations.

Il est difficile d’évaluer par des indicateurs absolus les situation de pauvreté dans différents pays pour les comparer. Une enquête européenne fournit cependant une évaluation très intéressante de la pauvreté absolue. Dans cette enquête, les ménages sont interrogés sur 13 types de privations, comme par exemple manquer d’argent pour se chauffer correctement, ou ne pas pouvoir se payer une semaine de vacances dans l’année. Un ménage est considéré comme en situation de privation matérielle et sociale quand il pâtit au moins de 5 privations sur les 13 possibles. Début 2022, 14% de la population française serait en situation de privation matérielle et sociale[6]. Cette proportion atteindrait son plus haut niveau depuis 2013. Ce taux est proche de la moyenne européenne (12,7%). Il serait nettement plus bas, en dessous de 5%, au Luxembourg, dans les pays nordiques et scandinaves et dans certains pays de l’Est. A l’inverse, il serait nettement plus élevé dans d’autres pays et dépasserait ainsi 30 % en Roumanie et en Bulgarie. Ce constat nuance donc celui fait plus haut sur le taux de pauvreté, qui de fait est plutôt une mesure des inégalités. La France n’est pas un pays particulièrement performant en Europe concernant la pauvreté absolue. C’est peut-être cet aspect qui explique le sentiment de difficultés matérielles fortes et croissantes de nombreux ménages.

On voit donc à la fois que, en comparaison avec les autres pays avancés, le pouvoir d’achat a été bien protégé en France sur les dernières années traversées par des crises brutales et de grande ampleur. Il apparait aussi que les inégalités y sont assez faibles après redistribution, l’ampleur de cette redistribution corrigeant (et peut-être confortant) des inégalités de revenu primaire assez importantes. Enfin, il apparait que la France n’est qu’en position très moyenne en Europe concernant les situations de privation matérielle et sociale, dont le pourcentage s’est élevé sur les dernières années. Comment concilier ces différents constats, contradictoires au premier regard ? L’une des clés est sans doute que la France pâtit, du fait d’un faible taux d’emploi, d’un PIB par habitant très inférieur à celui de nombreux pays européens comme les pays nordiques et scandinaves mais aussi l’Allemagne et les Pays-Bas, parmi d’autres. Le revenu moyen y étant en conséquence plus faible, des inégalités plus contenues qu’ailleurs y aboutissent quand même à des situations de privation matérielle et sociale plus fréquentes. Ce qui renforce aussi davantage le sentiment de frustration. Un tel constat suggère que l’une des principales clés de lutte contre la pauvreté est l’enrichissement du pays, c’est-à-dire l’augmentation de son PIB par habitant, via l’augmentation du taux d’emploi. C’est sur cet aspect que les politiques d’emploi doivent en France concentrer leur attention, pour viser à augmenter le taux d’emploi sur les trois segments de la population en âge de travailler sur lesquels il demeure bas dans notre pays : les jeunes, le seniors et les peu qualifiés. A cet égard, les propositions visant à abaisser l’âge de départ à la retraite vont à rebours de la direction souhaitable : leur mise en œuvre contribuerait à paupériser la France et à y augmenter la pauvreté.