Économie
Le patron de la BPI, auteur de La Dette sociale de la France (Odile Jacob), appelle à sortir des postures partisanes. Pour Nicolas Dufourcq, la dérive de la dette publique met en péril l’économie française et exige un sursaut collectif, au-delà des querelles politiques.
Le JDD - 19 octobre 2025 - Propos recueillis par Antonin André
Le JDD. La dette, pour vous, c’est un peu comme l’écologie, ce n’est ni de droite ni de gauche, elle s’impose à nous et devrait être un objet de consensus…
Nicolas Dufourcq. La dette finance l’État-providence qui est par nature transpartisan. C’est l’actif collectif de tous les Français. Il détermine notre mode de vie, notre civilisation, en un mot notre pays. De la même façon que la nature est un bien commun qui n’est ni de droite, ni de gauche. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité revenir aux sources historiques et politiques du dérapage financier de notre système de protection sociale. Une façon de sortir des invectives et des polémiques pour présenter un tableau clair et objectif de la situation qui nous occupe aujourd’hui.
Avant d’aller dans le détail, le sujet de la dette n’est-il pas exagéré ? Nos taux d’emprunt sont contenus, le pays tourne. Que répondez-vous à ceux qui vous reprocheraient d’être un oracle de l’apocalypse ?
Ils peuvent me traiter d’oracle. Je leur répondrai qu’ils sont des dealers de dettes, minimisant ses effets pour maintenir l’addiction collective. Non seulement la dette atteint un niveau très élevé, mais surtout elle galope, hors de contrôle. Entre le moment où j’ai commencé à écrire ce livre en décembre et le moment où je l’ai terminé le 15 août, elle s’est alourdie de 120 milliards d’euros. 10 % des prestations sociales mensuelles des Français sont financées par la dette. On comprend ainsi pourquoi nous n’avons pas trouvé le moindre moyen de la freiner dans sa chevauchée fantastique vers l’abîme. Or si nous ne l’arrêtons pas, nous nous retrouverons au milieu de ruines fumantes. Le FMI vient d’alerter sur le risque que la dette atteigne 130 % du PIB. Si les taux montent d’un point, ce seront 35 milliards d’euros de charges supplémentaires, qui seront pris sur les services publics.
« Il faut repousser l’âge de départ à la retraite à 65 ans, voire au-delà »
Qu’est ce qui dysfonctionne dans notre système de protection sociale et qu’il faut urgemment corriger ?
À l’origine, le système de la Sécurité sociale était soumis à la règle d’or des assurances : impossible de dépenser davantage que ce que rapportent les cotisations et les primes. Nous l’avons abandonnée. Nous avons eu aussi une discipline du taux de change : quand on dérapait, on dévaluait. C’est fini depuis l’euro. Désormais, notre démocratie produit du progrès social, mais de plus en plus à crédit. Pour préserver l’État-providence, il faut donc revenir aux curseurs les plus sensibles au facteur essentiel, la démographie : celui des retraites est le plus important. Si l’on regarde les données de manière objective, il nous faut travailler plus longtemps, et repousser l’âge de départ à 65 ans, voire au-delà. L’épisode que l’on est en train de vivre est le spasme temporaire d’un feuilleton qui a commencé en 1982 et qui va se poursuivre inexorablement. La France doit reconnaître que sa population vieillit et qu’elle doit s’adapter. J’ajoute qu’entre 60 et 70 ans, dans la plupart des cas, nous vivons en très bonne santé et pouvons donc continuer d’être reliés au monde du travail. Il est évident qu’une ouvrière qui a travaillé toute sa vie dans un abattoir partira avant 64 ans. Mais un cadre qui est entré dans la banque à 21 ans et qui – comme c’est le cas pour 40 % de cette catégorie socioprofessionnelle en 2024 –, part en retraite anticipée, ce n’est plus possible.
L’autre flux de dépenses sociales est l’assurance maladie. Là encore, que faut-il corriger ?
Le vieillissement de la population est factuel, et à partir de 75 ans, les dépenses de santé explosent du fait des maladies chroniques. Il ne s’agit pas d’arrêter de soigner les Français, mais il faut augmenter le reste à charge. Nous ne pourrons plus financer l’immense promesse de la santé à 100 % gratuite pour tous quand nous aurons 12 millions de Français de plus de 75 ans. Rappelons les chiffres : en 2026, dans le budget de l’État déposé cette semaine, la charge des nouveaux retraités pèse 6 milliards de dépenses nouvelles. Dans le même temps, 300 000 assurés supplémentaires entrent dans le régime des maladies chroniques – affections de longue durée (ALD) – avec une prise en charge à 100 %. C’est une impasse économique.
Faut-il renoncer au système universaliste des fondateurs la Sécurité sociale ?
Les fondateurs n’avaient pas imaginé qu’elle deviendrait à ce point universelle. Elle peut absolument le rester, mais avec des nuances sur le reste à charge : les personnes les plus fragiles seront toujours prises en charge à 100 %, mais pourquoi les retraités qui ont du patrimoine, par exemple, ne pourraient-ils pas contribuer un peu à leurs frais de santé ?
Que chacun, du cadre à l’ouvrier, participe financièrement à sa prise en charge, en proportion de ses revenus ?
Cela avait été proposé en 2007 sous la forme de ce que l’on appelait « le bouclier sanitaire », préconisé dans le rapport des professionnels de la santé Raoul Briet et Bertrand Fragonard. Rapport immédiatement enterré à l’époque. Il posait la question du reste à charge sous conditions de ressources. On pourrait l’exhumer. Jusqu’ici, nous avons souvent fait l’inverse : Lionel Jospin a par exemple créé « l’allocation personnalisée d’autonomie » pour les personnes âgées dépendantes, une prestation avec zéro condition de ressource. Elle en a remplacé une autre qui était au contraire remboursée à l’État par prélèvement sur la succession après le décès. Pourquoi ne pas revenir à ce type de mécanisme ?
« La France a souvent tendance à vouloir clouer au pilori les catégories socio-économiques qui incarnent la réussite »
Si l’on s’intéresse aux recettes, faut-il changer le mode de financement en transférant vers la TVA une partie des cotisations qui pèse sur les employeurs et les salariés ?
Nombreux y sont favorables et je peux le comprendre. Cette taxe est conçue de telle sorte que son renchérissement d’un point pèse seulement pour 0,7 % sur les classes moyennes inférieures compte tenu du taux réduit appliqué aux produits de première nécessité. C’est beaucoup mais absorbable quand l’inflation est très faible comme aujourd’hui. Deuxièmement, c’est une base fiscale à grand rendement qui permet de faire payer à la fois les produits numériques importés des États-Unis et les produits industriels importés de Chine, qui nous ont tous deux envahis. Elle est protectionniste au moment où nous avons besoin de l’être.
Le débat budgétaire porte aussi sur la taxation des plus riches, au nom de l’équité fiscale. Juste cause ou vaine polémique ?
La France a souvent tendance à vouloir clouer au pilori les catégories socio-économiques qui incarnent la réussite et portent le flambeau de l’excellence tricolore, comme condition préalable à un effort collectif de bonne gestion. Or ça ne marche pas. Lorsqu’on a déplafonné l’impôt sur la fortune en 1995 – une mesure catastrophique pour l’industrie française –, il n’y a pas eu de vraie contrepartie sur la rationalisation des dépenses publiques. Il a fallu par exemple attendre quinze ans pour que l’on réforme les régimes spéciaux. Présenté comme une condition pour demander des efforts aux Français, ça n’a donc rien enclenché. Une participation des plus fortunés, au demeurant prévue dans le projet de budget, est légitime si, en retour, l’État pilote vraiment la trajectoire des dépenses sociales comme partout en Europe. Que tout le monde s’y mette pour faire atterrir notre modèle et préserver le miracle qu’a été la construction progressive de notre État-providence.
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