Conflit

L’ex-conseiller de Mikhaïl Gorbatchev explique pourquoi la Russie, qui s’est vue peu à peu exclue du concert des nations, veut sa revanche.

Le Point - 2 mars 2022 - Propos recueillis par Julien Peyron

Andreï Gratchev, 80 ans, a été le porte-parole du dernier président de l'Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, jusqu'à la dissolution de celle-ci en décembre 1991. Il vit depuis à Paris, où il a été le correspondant de plusieurs journaux russes. Auteur, en 2021, d'un essai intitulé Le jour où l'URSS a disparu (Éditions de l'Observatoire), il explique les racines profondes de la guerre lancée par Vladimir Poutine contre son voisin.

Le Point : Avez-vous été surpris par la détermination de Vladimir Poutine ?

Andreï Gratchev : Le président russe, qui a qualifié la disparition de l'URSS de plus grande catastrophe du XXe siècle pour la Russie, n'a pas hésité à projeter son pays vers une nouvelle catastrophe géopolitique. Car, étant donné la situation sur le terrain en Ukraine et l'isolement accéléré de son pays sur le plan international, le terme de « catastrophe » semble là aussi approprié. Mais il ne faut pas considérer cette guerre comme une simple manifestation de la vision paranoïaque, voire insensée, de Vladimir Poutine. Cette crise n'est pas un coup de folie d'un dirigeant dérangé. Ses racines sont profondes. Il faut prendre en compte les trente années qui nous séparent de la fin de la guerre froide. La Russie et l'Occident n'ont pas réussi à établir une relation de qualité, contrairement à ce qu'avait souhaité en son temps Mikhaïl Gorbatchev. Au cours de ces années, ils sont devenus des concurrents, puis des rivaux et enfin des adversaires. La Russie s'est vue peu à peu exclue du concert des nations. Elle a l'impression d'avoir perdu la troisième guerre mondiale. Ce sentiment a nourri sa rancœur et son esprit de revanche.

L'Occident a-t-il été injuste avec la Russie depuis la fin de la guerre froide ?

L'Occident a été myope et a vécu cette période dans une illusion. Les Occidentaux ont cru que la disparition de l'Union soviétique signifiait la fin de l'Histoire, le triomphe du modèle occidental, la globalisation sans fin des marchés. Ils ont laissé les États-Unis gérer l'occidentalisation du reste de la planète et ont mis de côté la chance que représentait la perestroïka. La Russie avait envie de s'ouvrir au reste du monde. Pour cela, il aurait fallu que les institutions internationales évoluent, notamment l'Otan.

Mais le modèle occidental que dénonce Poutine, c'est celui qui promeut la démocratie et la liberté d'opinion.

C'est sur ce point que Vladimir Poutine se trompe. Il pense que la société russe est prête à accepter son mode de fonctionnement « poutinien » alors qu'elle est ouverte sur le monde et l'Europe. Je pense qu'il va se retrouver de plus en plus en porte-à-faux vis-à-vis de sa population. La nouvelle nomenklatura au pouvoir à Moscou tente de présenter sa propre survie comme l'un des intérêts vitaux de la nation russe. Pour durer, elle se barricade et fait de la Russie une forteresse assiégée. Car c'est derrière un rideau de fer qu'on est le mieux protégé et qu'on peut arrêter les horloges et le temps politique.

Poutine aurait-il lancé cette guerre pour protéger son pouvoir ?

En partie. Mais malheureusement pour lui, l'inverse est en train de se produire. Les Américains qui se désintéressaient de l'Europe sont en train de revenir. L'Ukraine, qu'il voulait démilitariser, est en train de s'armer jusqu'aux dents et les sanctions vont faire beaucoup de mal à son économie.

Pourquoi est-ce en Ukraine que se joue l'affrontement entre l'Occident et la Russie ?

En Ukraine, l'Europe a été dépassée par les influences américaines et otaniennes, suscitant l'incompréhension puis l'agacement de Moscou. Le Kremlin estime que les nouvelles doctrines promues dans le pays sont davantage antirusses que proeuropéennes. L'Ukraine est devenue le fer de lance de la stratégie américaine en Europe, qui vise à encercler la Russie. Il en résulte cette situation dramatique.

Vladimir Poutine semble plus isolé que jamais. La rupture est-elle définitive avec l'Occident ?

Poutine tente le tout pour le tout car il pense que le moment est propice. Il veut profiter du déclin de l'Occident et parie sur le fait que le monde ne veut plus que les anciens maîtres occidentaux fixent les règles. Il veut contraindre l'Occident à associer la Chine et la Russie pour établir un nouvel ordre mondial.