Vladimir Poutine lors d’une réunion avec les membres du conseil de sécurité russe, le 25 février dernier.

Conflit

Le «grand stratège» du Kremlin a commis une erreur magistrale en se lançant à l’assaut de l’Ukraine. S’ouvre une période imprévisible et extrêmement dangereuse.

Le Figaro - 2 mars 2022 - Analyse par Laure Mandeville

Une semaine après avoir lancé ses chars et ses avions à l’assaut de l’Ukraine, Vladimir Poutine se retrouve plongé dans un désastre stratégique, politique et personnel qu’il a lui-même orchestré. Un cul-de-sac. Car le supposé «stratège» s’est trompé sur toute la ligne. Sur la nation ukrainienne, à laquelle «il n’a jamais rien compris» et qui va le combattre pied à pied, rappelait avec raison le journaliste vedette de la télévision ukrainienne Dimitri Gordon sur la radio russe Écho de Moscou (fermée mardi sur ordre du Kremlin). Sur l’armée ukrainienne, qui, depuis l’annexion de la Crimée en 2014, s’est professionnalisée, même si elle reste un David militaire face au Goliath russe. Et enfin sur l’Occident, vu au Kremlin comme un ramassis de dégonflés mais qui a présenté un front uni dans l’épreuve et répondu à l’agression de Moscou par un soutien politique massif à Kiev et une rafale de sanctions qui vont étrangler la Russie poutinienne. Même la Chine de Xi, qui s’était abstenue à l’ONU, semble soigneusement garder ses distances, après avoir encouragé implicitement début février «le soldat Poutine» à partir tout seul en guerre contre l’ordre occidental. Une sorte de «piège de Thucydide» dans lequel elle-même n’est pas tombée, note un observateur russe.

Tous ces éléments dessinent «le début de la fin» de Vladimir Poutine, après vingt-deux ans d’un pouvoir sans partage. Mais sur quelle durée, selon quel scénario et avec quel coût humain? «Tout a changé pour Poutine, et une guerre de partisans va commencer en Ukraine, il ne sera plus jamais accepté nulle part, c’est devenu un criminel», prédit la journaliste russe Natalya Guevorkian, basée à Paris, qui l’a interviewé en 2000 pour un livre.

Mais la période qui s’ouvre s’annonce extraordinairement dangereuse et imprévisible. Car tout dans le parcours et le règne politique de Poutine indique qu’il fera tout pour reprendre la main. «Il va choisir l’escalade, c’est une question de vie ou de mort», prédit une source russe. «Un sanglier blessé est dangereux», met en garde l’ancien ministre Pierre Lellouche.

«Rêve de revanche»

Dans son livre À la première personne, une longue interview accordée aux journalistes Natalya Guevorkian et Andreï Kolesnikov, Vladimir Poutine raconte une histoire édifiante de ce point de vue. Comme les deux reporters lui demandent d’évoquer les épisodes de son enfance qui l’ont marqué, voilà qu’il se souvient d’un… rat! Le jeune Poutine est ce jour-là dans l’escalier de son immeuble, où il traîne en faisant le coup de poing avec ses camarades de rue, car il est «une petite frappe». Surgit un gros rat, qu’il décide de poursuivre jusqu’à l’acculer dans un coin. «Il ne pouvait plus s’enfuir. Alors il s’est retourné et s’est jeté sur moi. C’était très inattendu et très effrayant. Il s’est lancé à ma poursuite à travers les escaliers… J’étais plus rapide. J’ai fini par lui claquer la porte au nez», raconte-t-il, disant en avoir tiré une leçon: «J’ai compris dans cet escalier ce que signifiait acculer quelqu’un.»

Il est très difficile de prévoir ce qui peut arriver. Il n’y a personne dans son proche entourage capable de lui dire vraiment la vérité sur le terrain de guerre en Ukraine

La journaliste Natalya Guevorkian

Interrogée par Le Figaro, Natalya Guevorkian estime qu’il y a deux manières de lire cette histoire. La première est d’en déduire qu’acculé à son tour Poutine pourrait se lancer dans une fuite en avant, ce qu’elle n’exclut pas. Mais elle note aussi que «face au danger, il s’est enfui, alors qu’il aurait pu tuer le rat». «Il est très difficile de prévoir ce qui peut arriver», reconnaît la journaliste, soulignant qu’«il n’y a personne dans son proche entourage capable de lui dire vraiment la vérité sur le terrain de guerre en Ukraine». «Il n’y a pas de vraie élite, seulement des gens soumis! Regardez ce qui s’est passé lors du Conseil de sécurité, où il a menacé publiquement son directeur du renseignement. Ils ont très peur de lui», dit-elle.

Guevorkian précise que Poutine ne lui a jamais paru très agressif, «même s’il pouvait être pris de colère», comme pendant sa bataille avec l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski, qui a payé l’affront de dix ans de prison. «Il y avait chez lui un aspect rationnel, comme chez les gens du KGB. Or on a l’impression d’un changement, dit-elle, se demandant s’il pourrait y avoir un «élément psychiatrique» ou «s’il n’est pas simplement tombé victime de la camisole de propagande que son régime a créée depuis des années, en matraquant que l’Ukraine est un pays de nazis». «Ils croyaient au Blitzkrieg, ils pensaient que l’armée russe serait accueillie avec du pain et du sel, comme en Crimée», renchérit Dmitri Gordon, soulignant «la déconnexion de la réalité» de Poutine. «Il apparaît pour ce qu’il est. Un dictateur isolé et empêtré dans son rêve de revanche», a raconté l’ancien oligarque Sergueï Pougatchev à Dmitri Gordon dans une interview cette semaine à la télévision ukrainienne.

Dans les chancelleries occidentales, cet isolement et cette possible paranoïa du leader russe suscitent une inquiétude grandissante, rapporte ce mercredi le Washington Post. L’Administration Biden a battu le rappel de ses analystes de la CIA pour qu’ils planchent sur «le profil psychologique de Poutine». «Nous comprenons qu’il a été isolé pendant le Covid et qu’il est entouré de conseillers “Oui, monsieur”. Tout le monde recherche les fissures dans son pouvoir, mais pour l’instant nous ne voyons pas de lézarde significative», dit un responsable américain au Post.

Chantage nucléaire

L’annonce par Poutine de la soudaine mise en alerte des forces nucléaires stratégiques russes décuple la nervosité. Ce «chantage nucléaire» effrontément brandi est bien sûr un élément de la guerre psychologique. «L’Occident a cinq boutons nucléaires!», dit la journaliste Natalya Guevorkian. Mais certains s’inquiètent de la capacité de Poutine à passer à l’acte, avec par exemple une frappe nucléaire tactique, qui tétaniserait l’Ukraine et l’Occident. Le fait que le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, diplomate chevronné, ait été jusqu’à dire que si une troisième guerre mondiale éclatait elle inclurait des armes nucléaires «montre qu’il a perdu le contrôle de lui-même», s’inquiète Al Murid, un blogueur russe. «Nous devons gérer le risque d’escalade, note un officiel européen cité par le Post. Poutine invective son staff. Sa guerre prend du retard, c’est un moment dangereux pour lui.»

Comme au bon vieux temps de la kremlinologie, les Occidentaux s’efforcent de percer les secrets d’un pouvoir opaque. Clairement, l’élite oligarchique russe est très mécontente d’être entraînée dans une aventure à laquelle personne ne voit d’issue favorable. Son argent a fondu. Elle se retrouve coupée des délices de Londres ou de Courchevel. Mais en dehors de trois ou quatre d’entre eux, aucun oligarque n’a critiqué le «chef ». «Ce sont des lapins peureux», confiait l’oligarque en exil Boris Berezovski, avant de mourir dans d’étranges circonstances.

L’une des interrogations à l’Ouest concerne le comportement qu’auraient les militaires si Poutine leur demandait d’actionner le bouton nucléaire. L’ex-oligarque Sergueï Pougatchev, qui vit en exil, suppute que les relations ont toujours été tendues entre l’ex-KGB et l’armée, et affirme que Poutine a pris soin d’installer aux commandes des personnalités peu consistantes. Il donne l’exemple de l’ex-ministre Serdioukov, ancien directeur d’un magasin de meubles nommé à la Défense, qui dut démissionner pour corruption massive. Le chef d’état-major Valéri Guérassimov pourrait bien être la seule personnalité un peu vertébrée, note un ancien analyste du renseignement français, soulignant qu’il a joué un rôle pour s’opposer à la nomination du vice-ministre Guennadi Dioumin à la tête du ministère de la Défense. «Les militaires arrêteraient Poutine s’il le fallait», suppute Sergueï Pougatchev, sans certitudes. Dans cette ambiance très tendue, les Américains ont tout fait pour signaler qu’ils n’interviendraient pas militairement, évitant toute rhétorique guerrière pour ne pas exciter la paranoïa russe.

Une bataille dangereuse et délicate s’engage sur tous les champs de bataille. Tout en verrouillant toujours plus son propre pays, Poutine va s’efforcer de creuser des divisions à l’Ouest, avec son chantage atomique, pour que les opinions publiques s’inquiètent et que les Occidentaux forcent l’Ukraine à négocier, tout en verrouillant toujours plus son propre pays où une attaque féroce se déploie contre les médias indépendants. L’Ouest, de son côté, fera tout pour aider les Ukrainiens à tenir, en espérant que la longue bataille qui s’annonce en vienne à fissurer l’élite russe, puis le soutien populaire dont il dispose encore. «Ne devenons pas une nation de sans-voix apeurés, qui font semblant de ne pas voir la guerre brutale déclenchée contre l’Ukraine par notre petit tsar complètement fou», a lancé, depuis sa prison, le principal opposant au Kremlin, Alexeï Navalny.