François Léotard

Présidentielle

Entretien. L’ancien ministre de la Défense analyse la guerre entre l’Ukraine et la Russie, et annonce qu'il votera Emmanuel Macron pour la présidentielle.

Le Point - 5 mars 2022 - Propos recuillis par Florent Barraco

C'est une voix rare dans le débat public. François Léotard a été ministre de la Défense entre 1993 et 1995. Depuis Fréjus où il vit, l'ancien président du Parti républicain assiste, interloqué, à la guerre entre l'Ukraine et la Russie. François Léotard analyse les raisons du conflit et regrette que l'Occident ait passé autant de temps à dialoguer avec un « gangster », comme il qualifie Vladimir Poutine, qui ne comprend que « le rapport de force ». L'ancien ministre déplore également que l'Union européenne n'ait pas pris la mesure de l'importance de s'unir et de parler d'une seule voix. Un projet porté par Emmanuel Macron depuis son élection, comme le rappelle la lecture du discours de la Sorbonne, prononcé en 2017. L'auteur de Petits Éloges pour survivre par temps de brouillard se confie au Point et déclare voter dans plus de 30 jours pour le président de la République.

Le Point : Comment expliquer cet emballement et cette guerre en Ukraine ?

François Léotard : D'une certaine manière, l'Ukraine pour Poutine, c'est le Val de Loire pour la France : Orléans, Beaugency, Notre-Dame de Cléry, c'est une chanson nostalgique… C'est un patriarcat orthodoxe qui fut au cœur de l'histoire russe, un lieu qui reste important pour l'orthodoxie sur laquelle s'appuie politiquement Poutine. C'est en outre un pays qui rejoignait l'Occident et ne le cachait pas pour ce qui concerne la liberté individuelle et la séparation des pouvoirs. Cette comparaison constante avec l'Ouest est insupportable pour tous les dictateurs du monde, et c'est là, si imparfaite soit-elle, notre vraie noblesse. Le mouvement de fond que suivait l'Ukraine depuis Maïdan était une évolution libérale, incompatible aux yeux du Kremlin avec le système autoritaire et personnel de Poutine. D'une certaine manière, c'était, dans ses fantasmes, l'Amérique qui devenait son voisin. Cette paranoïa est un signe de faiblesse politique dont la force militaire devient le seul recours. Les idées ignorent de plus en plus les frontières. On le sait depuis le XVIIIe siècle pour la Russie… Et le monde occidental s'est ouvert pour le meilleur et pour le pire au « dérèglement de tous les sens ». Poutine a choisi, comme tous les dictateurs, le mensonge comme l'un des outils de son pouvoir. C'est un menteur biologique et nostalgique… Macron, qui est à peu près le contraire de cet homme-là, a tout tenté avec bonne foi pour défendre l'idée même de la paix et du dialogue. C'est à la fois son honneur et son péril, car Poutine n'écoute que la force. Il est comme un enfant qui a triché et qui ne veut pas entendre qu'on le lui reproche. Et nous parlons à un voyou avec naturellement le plus grand respect. Le drame, c'est qu'il n'entend même pas ce qu'on lui dit dans une langue au vrai sens du terme « étrangère ». Le char d'assaut est son véritable et unique argument.

Le monde en général, et la France en particulier, a-t-il été trop conciliant à l'égard de Vladimir Poutine ?

Je crois. Je ne conteste pas l'idée qu'on pouvait avoir avec la Russie des relations différentes que d'hostilité. Quand le président Macron a dit qu'on pouvait avoir une relation spéciale avec Poutine, c'était une utopie. On pouvait avoir une relation culturelle. Il existe une fraternité intellectuelle avec le monde russe. Mais le dialogue ne fonctionne pas et on ne peut pas bâtir des relations normales avec la Russie, car les dirigeants ne sont pas des dirigeants normaux. Poutine est un terroriste et il n'y avait aucune confiance à lui accorder. Nous avons eu la faiblesse de croire que les dirigeants avaient abandonné cet esprit soviétique lié au pouvoir. Ce n'est pas le cas. Ces dirigeants ne comprennent que la force. Chez nous, ce n'est pas notre genre de beauté. Nous sommes tolérants, nous voulons résoudre les problèmes par le dialogue et la liberté de pensée. Pour Poutine, dialoguer, c'est s'abaisser. Vous savez, pour dialoguer, il faut être deux… On peut l'appeler pendant des heures, mais une fois qu'il raccroche, il fait le contraire. On discute et, pendant ce temps, les chars avancent !

Justement, comment analysez-vous la gestion de crise d'Emmanuel Macron ?

Je crois qu'il y a chez Macron une extraordinaire bonne volonté. Sauf que la bonne volonté ne suffit pas. Nous nous sommes trompés. Il fallait renforcer plus rapidement l'Ukraine, comprendre le sentiment national qui existe dans ce pays. En réalité, tout ce qu'on fait aujourd'hui, il aurait fallu le faire plus tôt. C'est ce qui arrive lorsqu'on considère l'économie comme une priorité absolue, quasi totalitaire… L'énergie et l'intelligence du président Macron sont incontestables. Il a assumé avec dignité ses responsabilités à la fois nationales et européennes.

Finalement, Poutine a ouvert les yeux de l'Europe… L'Allemagne brise un tabou en livrant des armes à l'Ukraine

C'est incontestable. On ne progresse que par crise et changements brutaux. Nous sommes contraints de changer. Mais c'est comme dans un combat de boxe : au début, vous ne répondez pas, à la fin, vous répondez, mais vous êtes déjà amoché. Cela va être très difficile de rétablir l'équilibre. L'Allemagne a pris un tournant historique. C'est un sursaut salvateur. J'ai beaucoup travaillé à l'époque avec le chancelier Kohl et le ministre de la Défense, monsieur Volker Rühe. L'Allemagne voulait être la puissance pacifique au cœur de l'Europe. Ils s'étonnaient de nos efforts militaires. C'est nous qui avions raison.À LIRE AUSSIGuerre en Ukraine : la mue brutale de l'Allemagne

C'est la fin de la naïveté…

Oui, et j'ajouterai la fin d'un sentiment de confort qui nous avait grisés : l'Union européenne était un succès économique, humain, intellectuel et culturel. Mais ce n'est pas suffisant. Nous ne sommes pas perçus comme des adversaires sérieux.

La France qui a porté l'Europe de la défense, un meilleur approfondissement, tout ce qui est prôné aujourd'hui, peut-elle sortir renforcée de cette crise ?

Oui, bien sûr, il se fait tard… et on ne peut pas refaire la ligne Maginot. Il y a encore des lacunes considérables : il n'y a que quatre ou cinq pays qui sont capables de construire des avions. Beaucoup de pays se sont réfugiés derrière les États-Unis. On est encore loin du but. Emmanuel Macron a raison : nous devons arriver à une défense européenne qui soit crédible. J'en ai rêvé, j'espère qu'il va le faire. Il y a bien sûr la question de la langue, de la culture militaire de chaque pays. Il y a des difficultés très concrètes qui feront que ce sera long à se mettre en place.

Est-ce qu'il faut faire adhérer immédiatement l'Ukraine à l'Union européenne, comme le demande le président Volodymyr Zelensky ?

C'est le mot « immédiatement » qui ne fonctionne pas. Il faut leur donner une perspective d'entrée, voire accélérer le processus. On pourrait leur faire appliquer un dispositif spécial, mais le faire de suite, cela me semble impossible. Cela peut même envenimer les choses. À nous de prendre les devants pour les autres pays qui pourraient être menacés par l'agression russe.

L'UE doit-elle envoyer des troupes en Ukraine ?

Bien sûr, un engagement individuel ne change pas grand-chose, mais j'ai été aux côtés de Vacklav Havel à Prague, de Sakharov avec Elie Viesel à Moscou, de Walesa en Pologne, au Liban contre l'invasion syrienne, etc. Si j'étais plus jeune, je recommencerais et j'irais me battre en Ukraine, même si tout cela est symbolique. À l'époque, il s'agissait de comprendre et, si possible, de soutenir ces révoltes. Voilà revenir le temps de l'engagement personnel et collectif.

La présidentielle semble escamotée…

… Dieu merci, ça bascule du côté d'Emmanuel Macron. Et il le mérite ! Ceux qui ont pensé avec naïveté, à droite comme à gauche, qu'on pourrait contrôler les envies expansionnistes de Poutine en sont pour leurs frais. Emmanuel Macron sera le futur président. Dans le chaos qui entoure cette crise, c'est le seul qui en sort indemne.

Vous allez donc voter pour Emmanuel Macron…

Mon choix est fait : c'est Macron, mais sans aveuglement. J'ai cette hantise de 1940 : qu'est-ce que ce peuple qui ne se bat plus. Cette crise m'a fait penser à cette phrase de Churchill aux Communes après les accords de Munich. Une phrase qu'on n'a pas citée ces derniers jours : « Vous aviez le choix entre le déshonneur et la guerre. Vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre. » Nous avions eu ce choix, nous avons choisi le déshonneur. Voilà la guerre. Il nous a donné une gifle. Et on ne répond pas à une gifle par de la gentillesse.