Renaud Girard. Jean-Christophe MARMARA/Le Figaro

Conflit

Vladimir Poutine lui-même est confronté à un dilemme: continuer sa sanglante aventure quitte à forger pour un siècle une nation ukrainienne hostile à la Russie, ou se retirer pour limiter la casse.

Le Figaro - 21 mars 2022 -Par Renaud Girard

Face à l’embourbement de l’armée russe en Ukraine, l’Occident est confronté à un dilemme. Faut-il distribuer davantage d’armes à la résistance ukrainienne, comme le préconise le secrétaire général norvégien de l’Otan, ou faut-il privilégier la négociation russo-ukrainienne, comme le fait la Turquie, pays membre de l’Otan depuis 1952?

La Turquie s’est imposée comme le principal «honest broker» (intermédiaire sincère) entre les deux belligérants. Son ministre des Affaires étrangères a même déclaré, le 20 mars, que les pourparlers de paix d’Antalya étaient tout près d’aboutir. Les discussions portent sur quatre points principaux: la non-intégration de l’Ukraine à l’Otan, la Crimée, le Donbass, et le statut de la langue russe dans les régions orientales de l’Ukraine.

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La cessation du massacre entre frères slaves est la priorité absolue. Mais, ici, la difficulté est d’éviter que les éventuelles concessions à la Russie passent pour des signes de faiblesse. L’Occident ne peut apparaître récompenser l’usage de la violence dans les relations internationales. Sinon, demain, la Chine se jettera sur Taïwan. Il faut donc une diplomatie très fine, informée, équilibrée.

Avant la Turquie, successivement la France, Israël et la Chine avaient cherché à être ce conciliateur qui ramènerait la paix à l’est de l’Europe. La Turquie est appréciée des Ukrainiens, non seulement parce qu’elle a qualifié l’agression militaire russe d’«inacceptable», mais aussi parce qu’elle leur a livré, bien avant le début du conflit, des Bayraktar TB2. Ces drones armés, conçus par le gendre du président Erdogan, se sont montrés d’une efficacité redoutable dans la guerre gagnée par l’Azerbaïdjan contre les Arméniens, en septembre 2020, dans le Haut-Karabakh. Aujourd’hui, ils font des ravages sur les colonnes blindées de l’envahisseur russe.

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Erdogan a également réussi à maintenir de bonnes relations avec Poutine, en refusant de s’associer aux sanctions européennes et américaines contre la Russie. Turkish Airlines est la seule compagnie d’aviation de la zone Otan à se rendre encore à Moscou. Les deux leaders se sont opposés, par milices locales interposées, en Syrie et en Libye, mais ils s’entendent bien depuis que Poutine a averti Erdogan, en juillet 2016, qu’un complot militaire se tramait contre lui en Turquie.

Emmanuel Macron aurait pu être ce faiseur de paix, lui qui avait longuement rendu visite, à Moscou puis à Kiev, aux présidents Poutine et Zelensky (7 et 8 février dernier), lui qui continua à s’entretenir téléphoniquement avec le président russe après le début de son «opération militaire spéciale» en Ukraine. Mais le problème est que le président français s’est posé aussi en leader des sanctions lors du sommet européen de Versailles, le 10 mars, en sa qualité de président en exercice de l’UE. Le «en même temps» est un procédé qui marche parfois en politique ou en économie, jamais en diplomatie.

Il n’est pas délirant d’ouvrir une porte de sortie à l’ours blessé qui rôde dans la ferme, afin qu’il regagne sa forêt et cesse de tout ravager sur son passage

La seconde branche de l’alternative stratégique pour l’Occident est d’aider davantage l’Ukraine militairement. Ce n’est pas une idée folle, car nous sommes bien obligés de constater que Vladimir Poutine ne comprend que les rapports de force. Mais il y a le risque d’escalade. Sommes-nous sûrs que Poutine ne sera pas tenté de doubler la mise, comme un joueur tentant désespérément de se refaire à la roulette? Comment lui sauver la face? Vit-il dans une bulle ou réalise-t-il l’énormité de ses trois erreurs d’appréciation?
La première est d’avoir sous-estimé la valeur militaire de l’armée ukrainienne et son réel attachement au président Zelensky, régulièrement élu.
La seconde est d’avoir surestimé la valeur de sa propre armée, qui fait preuve d’inimaginables faiblesses techniques, logistiques, tactiques et morales.
La troisième est d’avoir sous-estimé la capacité de cohésion des Occidentaux en temps de crise et l’impact des sanctions économiques.

Il n’est pas délirant d’ouvrir une porte de sortie à l’ours blessé qui rôde dans la ferme, afin qu’il regagne sa forêt et cesse de tout ravager sur son passage. A-t-on envie de voir exploser un jour un engin nucléaire tactique sur la frontière polono-ukrainienne?

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Poutine lui-même est confronté à un dilemme: continuer sa sanglante aventure quitte à forger pour un siècle une nation ukrainienne hostile à la Russie, ou se retirer pour limiter la casse, quitte à admettre l’énormité de sa faute stratégique.

Comme il est dans l’intérêt politique des Ukrainiens pro-occidentaux de lâcher les terres prorusses de Crimée et du Donbass, et d’adopter un traité de neutralité à l’autrichienne qui ne leur interdise pas de s’équiper militairement, un deal russo-ukrainien est donc aujourd’hui possible. Il est aussi souhaitable.
Sauf à vouloir se battre pour nos idéaux démocratiques… jusqu’au dernier Ukrainien.