Politique

En dépit des appels à sa démission et des critiques dans son camp, la Première ministre s’accroche pour s’imposer aux yeux du président et des Français.

Le Point - 25 juin 2022 - Par Mathilde Siraud

Dimanche 12 juin, palais de l'Élysée, premier tour des élections législatives. Baptême du feu pour Élisabeth Borne, qui participe pour la première fois à une soirée électorale autour d'Emmanuel Macron. La Première ministre est accompagnée de son conseiller politique, Lionel Choukroun, tout juste recruté pour muscler son cabinet.

Avant d'entrer dans le bureau du président, la cheffe du gouvernement n'a toujours pas les résultats de sa propre élection dans la sixième circonscription du Calvados, où elle brigue pour la première fois le siège de députée. Elle est tendue, interroge son équipe, tapote sur son téléphone. L'ancienne préfète sort finalement en tête, avec dix petits points d'avance sur le candidat Nupes, un étudiant écolo de 22 ans.

Les ministres et porte-parole se contredisent sur les plateaux de télévision sur les consignes de vote en cas de duel Nupes/RN. Élisabeth Borne prend la parole depuis le siège du parti présidentiel et enjoint aux Français de donner une « majorité forte et claire », renvoyant les extrêmes dos à dos. Au Château, la déclaration lapidaire ne convainc pas. « Ce ton froid et robotique, ce n'est pas possible, même Siri (l'application de commande vocale, NDLR) est plus chaleureux. »

Un changement de dimension

Le vent a tourné. À partir de ce premier tour compliqué pour le camp du président, les ténors qui jusqu'ici se taisaient, mais n'en pensaient pas moins se déchaînent contre cette Première ministre jugée techno, austère, pas assez expérimentée pour surmonter les difficultés politiques qui s'annoncent. « Le poste de Premier ministre va changer de dimension et prendre beaucoup plus de sens. Est-elle à la hauteur du moment ? » interroge cruellement un proche du chef de l'État. ​​« C'est une fille saine, travailleuse, droite. Elle a le niveau. Mais de là à devenir charismatique… », fait observer un grognard.

Élisabeth Borne se déploie sans relâche dans l'entre-deux-tours pour remporter sa propre élection. À Matignon, ses collaborateurs préparent plusieurs scénarios. Dans le pire des cas, ils imaginent 275 députés pour la coalition présidentielle. « S'il manque vingt députés pour avoir la majorité absolue, on saura faire », assure-t-on.

Dimanche 19 juin, c'est la douche froide. Les candidats Ensemble, la bannière macroniste, décrochent seulement 245 sièges à l'Assemblée nationale, majorité ultra-relative. À l'Élysée, Édouard Philippe est grave, François Bayrou fulmine. N'avait-il pas déjà alerté et prédit une telle situation ? Élisabeth Borne est encore plus tendue que sept jours plus tôt. Face à son rival Nupes dans le Calvados, elle obtient 52 %. Un mauvais score, tout le monde le sait. Elle s'isole pour de longs apartés avec le président de la République, dans son bureau. Elle doit prendre la parole à la télévision. Son directeur de cabinet Aurélien Rousseau lui apporte une première trame de discours. « Je veux qu'il y ait écrit “majorité d'action” », corrige Emmanuel Macron. François Bayrou demande aussi de revoir la copie, de façon à paraître « plus humble ». Il est presque 22 h 30, la Première ministre apparaît à l'écran, cette fois depuis Matignon. « Elle est marquée. On comprend que ce ne sont pas ses mots, mais ceux du président », pointe une ancienne ministre.

Le lendemain, pour le traditionnel déjeuner du lundi entre le chef de l'État et sa Première ministre, Emmanuel Macron a exigé que François Bayrou, Édouard Philippe et Stéphane Séjourné, chef de file des eurodéputés macronistes, soient également autour de la table. « C'est terrible. Elle est traitée comme moins qu'une collaboratrice, se désole une amie du président. Est-ce qu'on se permettrait ce genre de traitement si c'était un homme ? » Élisabeth Borne ne se démonte pas. Elle prend la parole la première pour analyser la situation. Son propre sort n'est évidemment pas abordé au cours du repas. Déjà, le Tout-Paris politique spécule sur son successeur. François Baroin, Bruno Le Maire, Gérald Darmanin, François Bayrou, Christine Lagarde… Personne n'imagine Élisabeth Borne rester, il faut un « vrai » politique pour mener les discussions. Or, aucun des prétendants n'est en mesure de former une coalition pour le président.

Le soir même, le départ d'Élisabeth Borne est effectivement acté. Comme l'a révélé Le Point, Emmanuel Macron se laisse convaincre d'une démission de sa Première ministre et de l'ensemble du gouvernement pour adresser un signal aux oppositions et donner à voir sa volonté de changement. Dans un tel cas de figure, Élisabeth Borne aurait géré les affaires courantes. Au dernier moment, une note du secrétariat général du gouvernement la sauve. Le document alerte d'éventuels problèmes en cas de vacance du pouvoir, notamment d'un point de vue militaire.

Mardi matin, la cheffe du gouvernement adresse donc sa démission au président, comme le veut la tradition. Celui-ci la refuse. Les observateurs auront souligné que si le chef de l'État avait voulu la conforter à son poste, il l'aurait renommée. « Cette chorégraphie montre qu'elle n'est pas sûre de rester. Elle ne gère pas du tout la situation », griffe un conseiller ministériel. La première femme à Matignon depuis trente ans le serait donc moins longtemps qu'Édith Cresson ? Le symbole est dévastateur. Les partisans d'Élisabeth Borne ne manquent pas d'en faire un argument politique.

À la tâche

La Pemière ministre serre les dents. Ancienne dirigeante de la RATP, l'ancienne proche de Ségolène Royal s'active pour ramener des députés de l'opposition dans le giron de la majorité. « Le président lui a demandé d'avancer sur la recherche de compromis », pointe son cabinet. Son ministre des Relations avec le Parlement, Olivier Véran, se démène aussi. Ils s'appellent toutes les heures pour se coordonner. L'après-midi, elle convoque l'ensemble du gouvernement à Matignon pour une réunion de travail, manière de montrer qu'elle est à la tâche. « Pourquoi la virer ? Elle est compatible, et ça ne se cristallise pas sur sa personne », plaide un ministre, qu'on soupçonne de défendre la cheffe de gouvernement pour son propre intérêt. Les oppositions, Nupes en tête, s'époumonent pourtant dans les médias pour réclamer sa tête.

Dans la majorité, les appels à la démission se multiplient aussi, sous couvert de off. François Bayrou, patron du MoDem et candidat à Matignon, brise l'omerta sur France inter, mercredi matin. « Je l'ai dit cent fois. Les temps exigent que le Premier ministre ou la Première ministre soit politique, qu'on n'ait pas le sentiment que c'est la technique qui gouverne le pays », étrille-t-il. Un pilier de la majorité réclame donc ouvertement le départ d'Élisabeth Borne. Du jamais-vu. Elle le convoque le lendemain pour lui régler son compte. « Élisabeth Borne n'aime pas trop recevoir de leçons. Elle n'a vraiment pas apprécié qu'il la qualifie de techno. C'est tellement misogyne et ancien monde ! » réplique son entourage.

Tout est encore ouvert. Son départ comme son maintien.

Retour sur le terrain jeudi pour la numéro un du gouvernement, entourée de sa ministre Agnès Pannier-Runacher, qu'elle apprécie. Elle annonce le prolongement du bouclier tarifaire, celui des aides à l'apprentissage le lendemain. « La Première ministre est combative. Elle donne le maximum », dit-on à Matignon. Dans son allocution, Emmanuel Macron ne l'a pas citée. Le président n'a d'ailleurs pas vraiment pour habitude de mentionner le Premier ministre dans ses interventions. Mais dans le contexte, l'oubli est interprété comme un énième désaveu. Libération titre sur « Le fantôme de Matignon ». « En réalité, ne pas la mentionner signifie que tout est encore ouvert. Son départ comme son maintien », décrypte un stratège du président.

Sans le dire, Élisabeth Borne fait campagne pour rester. Double-page avec confidences et cliché en plein footing dans Paris Match, long entretien sur LCI accordé depuis son bureau fleuri à Matignon. La haute fonctionnaire, ingénieure de formation, récuse le procès en technocrate, balaie les critiques à son endroit. Sa cote de confiance a chuté drastiquement dans les baromètres. Les rumeurs sur son remplacement ? « Je ne me pose pas ce genre de questions, je suis à l'action, car des sujets appellent des réponses, par exemple sur le pouvoir d'achat. » La guérilla parlementaire à venir ? « Ça ne me fait pas peur, ça a tendance à me consolider, à me donner du calme quand j'entends les gens hurler autour de moi. Ça ne m'impressionne pas », démine-t-elle, comme imperturbable. Elle n'a pas oublié non plus de faire de la politique : après l'annulation du droit fédéral à l'avortement, Élisabeth Borne a annoncé samedi soutenir la proposition de loi de LREM visant à inscrire le droit à l'IVG dans notre Constitution. « Tout le système politique se dresse contre elle. Résultat : ça va la victimiser, et la renforcer. Elle n'est pas du genre à se laisser faire », complimente un intime d'Emmanuel Macron.

Le moment de vérité approche. Sa déclaration de politique générale est toujours fixée au 5 juillet. Avec des oppositions chauffées à blanc, l'exercice s'annonce hautement périlleux. Si elle se soumet à un vote de confiance, elle risque d'être mise en minorité. D'ici là, Élisabeth Borne parie sur l'obtention d'un accord sur quelques textes, durant quelques mois, avec des députés alliés à l'Assemblée. « On peut arriver à une sorte de schéma de gouvernance et coconstruire des textes ex ante sur le pouvoir d'achat, la santé, ou le climat par exemple », précise un élu au cœur des discussions. « Nous avons une Première ministre déterminée, rigoureuse, au travail. Elle met les mains dans le cambouis et a toute sa place. Je rappelle que sur la réforme de la SNCF, sur l'assurance-chômage, sur l'apprentissage, elle a réussi là où beaucoup avaient échoué », soutient Stéphane Travert, député de la Manche et ex-ministre, pilier de la macronie.

À Emmanuel Macron d'apprécier la situation et de trancher le sort d'Élisabeth Borne. À l'Élysée, la Première ministre peut compter sur le soutien du secrétaire général Alexis Kohler. « Malgré les éminentes qualités de la Première ministre, son rôle a changé depuis les élections. Il ne s'agit plus de construire techniquement des textes, mais de bâtir politiquement des compromis pour qu'ils puissent être adoptés. Est-ce tenable ? Le président regarde de près. Car il y a un risque : que le Parlement prenne la main sur le gouvernement », met en garde un ministre de premier plan, qui appelle à la formation d'un nouvel exécutif plus robuste. « On a un gouvernement de temps calme, le président va devoir ouvrir », enjoint une autre.

Élisabeth Borne n'avait pas imaginé vivre « l'enfer de Matignon » de cette manière. Déjà considérée comme le « plan B » du chef de l'État après qu'il envisage de nommer Catherine Vautrin plutôt qu'elle, cette pupille de la Nation n'a pas eu le temps de s'installer dans son costume de Première ministre depuis sa nomination le 16 mai qu'elle fait face à une crise politique majeure. Si nombre de détracteurs ne se privent pas de lui savonner la planche, il faut reconnaître que peu d'entre eux envient sa place dans un tel moment. Et qu'aucun n'a la solution.