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Cartes : En deux mois, la ligne de front s'est presque figée, alors que l'été s'achève. Comment le conflit pourrait-il évoluer ? Avec deux chercheurs, Le Figaro vous propose un exercice de prospective.

Le Figaro - 27 août 2022 - Par Amaury Coutansais Pervinquière et Alexis Feertchak

Au Kremlin, dont les intentions sont plutôt floues, aucun plan de paix n'a été avancé. Depuis la «seconde phase de la guerre» lancée dès avril, la «libération» des oblasts séparatistes du Donbass à l'est du pays semble constituer un objectif, toutefois conditionné à une avancée militaire. Mais, depuis deux mois, la ligne de front est stable. L'armée russe peine à conquérir l'oblast de Donetsk, qu'elle ne contrôle qu'à 60%, tandis que la contre-offensive ukrainienne à Kherson, elle, ne produit pas d'effets à ce stade.

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Six mois après le déclenchement de «l'opération militaire spéciale», aucun traité n'est en ligne de mire. Les négociations en Biélorussie et par l'intermédiaire turc n'ont pas abouti. Seul un accord sur la reprise des exportations céréalières, sous l'égide de l'ONU et d'Ankara, a été signé. Et encore, l'Ukraine a exigé de ne pas signer le même document que la Russie.

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Certains scénarios peuvent malgré tout être envisagés à plus ou moins court terme. Pour cela, Le Figaro s’est appuyé sur l’expertise du général (2S) Olivier Kempf, directeur du cabinet stratégique La Vigie, et de Benoist Bihan, stratégiste et historien auteur de La guerre : la penser & la faire.

D’ici l’automne, peu de perspectives d’avancées pour les Russes et les Ukrainiens

Face à ce début d’enlisement militaire, les perspectives d’avancées, pour les deux belligérants, sont faibles d’ici la fin de l’été et le début de l’automne, soit environ d’ici deux mois. «Les Ukrainiens peuvent espérer avancer sur la rive droite du Dniepr, mais sans aller jusqu’à prendre la grande ville de Kherson, et les Russes pousser dans le Donbass, mais sans prendre l’intégralité de l’oblast de Donetsk», note prudemment Olivier Kempf. En effet, à l’ouest du fleuve, la tête de pont russe est certes fragilisée par les frappes en profondeur ukrainiennes qui déstabilisent les flux logistiques, mais l’avantage reste au défenseur, surtout dans les villes.

Et les Russes n'abandonneront pas facilement Kherson (près de 300.000 habitants avant la guerre), seule capitale régionale prise depuis le 24 février. De la même façon, pour les Russes, conquérir tout l’oblast de Donetsk n’est pas gagné : ils peinent déjà face à un premier chapelet de villes petites ou moyennes (Avdiïvka, Bakhmut, Soledar ou Seversk) et devront ensuite encore s’attaquer à deux villes de plus de 100.000 habitants (Sloviansk et Kramatorsk).

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Plus largement, les Ukrainiens parviennent à résister face aux assauts russes, mais passer à l’offensive est une tout autre affaire. Pour cela, disposer grâce aux livraisons occidentales d’une armée d’échantillon, même excellente, ne suffit pas : il faut de la masse. Les Ukrainiens en manquent cruellement. À l’inverse, les Russes disposent certes d’une supériorité quantitative en matière d’aviation et d’artillerie, mais ont des moyens humains limités avec un dispositif initial compris entre 150.000 et 200.000 hommes. C’est peu, et le manque d’infanterie se ressent sur le terrain. Ces avancées dans le Sud et l’Est sont ce que les deux belligérants peuvent espérer de mieux, mais on ne peut exclure la poursuite de l’enlisement : les Russes garderaient le contrôle de la quasi-totalité de l’oblast de Kherson, mais ne parviendraient pas à avancer dans le Donbass.

Au printemps, l’armée ukrainienne reprend Kherson, pousse à Kharkiv mais perd le Donbass...

Nous sommes donc à la fin de l'été ou au début de l'automne. Par la suite, la ligne de front pourrait évoluer peu en raison des conditions météorologiques. Les duels d'artillerie continueraient, mais sans grandes manœuvres. Les deux belligérants essaieraient de retrouver des forces en vue d'une possible reprise des hostilités. On arriverait au début de l'année 2023.

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Plusieurs scénarios sont alors imaginables. Dans le premier, plutôt favorable à Kiev, l’armée ukrainienne, grâce à d’intenses efforts d’artillerie, parviendrait à repousser les Russes des abords de Kharkiv (à l'Est) et de l'autre côté du Dniepr, reprenant ainsi la ville stratégique de Kherson (au Sud). En revanche, on peut imaginer que la totalité du Donbass échouerait entre les mains du Kremlin. «Ce scénario intermédiaire paraît réaliste et positif pour l'Ukraine. En continuant de frapper l'arrière du dispositif adverse, les Ukrainiens pourraient profiter de la fragilité des lignes logistiques russes, plus étendues au Sud que dans le Donbass», précise Olivier Kempf.

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«La ligne de front pourrait alors se figer à cause d'un épuisement mutuel et de l'incapacité de l'un et de l'autre à mener une offensive significative», analyse Benoist Bihan. Ainsi figés, les combats pourraient s'arrêter, la Russie contrôlant 20% du territoire ukrainien.

Mais la perte de Kherson et d'une tête de pont sur le Dniepr représenterait une sévère défaite pour Moscou qui devrait se satisfaire de la «libération» des deux oblasts séparatistes de Donetsk et de Lougansk, où des référendums de rattachement à la Fédération de Russie pourraient être organisés. «Les Russes voudront a minima le Donbass et les rives de la mer d'Azov» pour relier ainsi la Crimée au territoire russe, observe Benoist Bihan. Vladimir Poutine pourra toujours présenter ces gains comme une victoire, certes minimale.

… ou à l’inverse, la Russie parvient à sanctuariser quatre oblasts

Après la reprise des combats début 2023, on ne peut exclure un autre scénario, plus favorable aux Russes, à condition pour Moscou de parvenir à consolider voire étoffer son dispositif militaire. En face, si l’Ukraine peine à fortifier ses défenses et s’avère incapable de mener une véritable contre-offensive, on peut alors imaginer que les Russes aillent un peu plus loin que le seul Donbass. Ils pourraient consolider leur prise de l’oblast de Kherson tout en poussant au Nord pour prendre l’intégralité de celui de Zaporijjia - ils contrôlent déjà près des trois quarts de son territoire, mais la capitale éponyme leur échappe. Ils conserveraient par ailleurs leurs positions actuelles près de Kharkiv, sans pousser néanmoins jusqu’à la deuxième ville d’Ukraine.

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L’ensemble représenterait près de 150.000 km2 (environ 30.000 km2 supplémentaires par rapport à la ligne de front actuelle), soit un quart de l’Ukraine (ou la moitié de l’Italie). Surtout, cela permettrait à Moscou d’organiser des référendums de rattachement dans au moins quatre oblasts complets. Dans ce scénario, Vladimir Poutine pourrait alors présenter son «opération militaire spéciale» comme une victoire beaucoup plus nette.

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Reste à savoir ce qu’il adviendrait politiquement : un conflit gelé à la nord-coréenne coupant l’Ukraine en deux ou une paix négociée entre les deux belligérants ?

Retour au «statu quo ante bellum» ?

Les scénarios précédents présentent des temporalités différentes, mais offrent tous une certaine continuité : dans tous les cas, même si chaque belligérant peut espérer des gains ici ou là, on n’observe aucun véritable effondrement (sinon très localisé) de l’un ou de l’autre. Or une telle hypothèse ne peut être exclue. Commençons par un effondrement de l’armée russe. Celui-ci pourrait arriver s’il s’avérait que les stocks russes de matériels venaient à manquer cruellement et que l’usure en hommes devenait insupportable, entraînant une démoralisation des forces. En pareil cas, comme au début de la guerre sur le front du Nord, les Russes pourraient être obligés de se replier vers la ligne de front d’avant le 24 février 2022, c’est-à-dire en ne conservant que la Crimée et environ un petit tiers du Donbass.

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Mais, «à ce stade, c’est très improbable», juge Benoist Bihan qui remarque qu’un tel scénario impliquerait un rééquilibrage des forces très net en faveur de Kiev, ce qui nécessiterait en pratique un «effort colossal de plusieurs années» pour transformer l’armée ukrainienne. Par ailleurs, en cas de bascule en faveur des Ukrainiens, les Russes ont toujours la possibilité d’escalader conventionnellement en décrétant à leur tour la mobilisation générale.

La Crimée comme solution à la guerre

On peut aller encore plus loin en cas d'effondrement russe. Face à une telle défaite, Kiev et Moscou négocieraient un accord laissant la Crimée à la Russie et le Donbass à l'Ukraine, mais avec un statut spécial pour ce territoire russophone. Le 22 mars dernier, Volodymyr Zelensky, affirmait d'ailleurs être prêt à traiter avec Vladimir Poutine sur le statut de ces deux régions. Mais c'était avant les massacres de Boutcha. Depuis, sa position a évolué vers le recouvrement de la souveraineté ukrainienne sur la totalité du territoire.

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«La perte du Donbass serait digérable politiquement en Russie, mais est improbable. Toutes les options où les Ukrainiens repoussent les Russes sur des centaines de kilomètres carrés, j'ai du mal à y croire», nuance Olivier Kempf.

Odessa et le projet de Nouvelle-Russie

Inversement, on peut envisager un effondrement ukrainien. Son armée se replierait devant l'avancée des troupes russes qui atteindraient un objectif symbolique et stratégique : Odessa. Fondée par Catherine II, elle était la quatrième ville de l'Empire. Et 60% de l'activité portuaire de l'Ukraine s'y concentre. Dans ce scénario, qui «remplirait les conditions de victoire du Kremlin, voire un peu plus», selon Benoist Bihan, la Russie pourrait aussi conquérir Kharkiv, deuxième ville du pays, Zaporijjia, Mykolaiv et Dnipro.

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Grâce à ces territoires, Moscou posséderait un continuum jusqu'à la Transnistrie sous occupation russe et priverait l'Ukraine d'un accès à la mer. De plus, ce couloir ressemblerait quasiment trait pour trait au concept historico-nationaliste de «Nouvelle-Russie», aussi appelée «Novorossia», évoquée par Vladimir Poutine dans son long article de juillet 2021 sur «l'unité historique des Russes et des Ukrainiens».

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Néanmoins, pour parvenir à un tel résultat, le dispositif militaire russe devrait clairement changer d'échelle, ce qui impliquerait une mobilisation générale. On se situe là dans la perspective de combats urbains dans des cités de plusieurs centaines de milliers voire de plus d'un million d'habitants. Plus modestement, «Vladimir Poutine pourrait préférer choisir entre soit aller vers Odessa à l'Ouest, soit attaquer Kharkiv à l'Est», tempère Olivier Kempf. Même si c'était le cas, on resterait dans un scénario de rupture avec des buts de guerre élevés et une temporalité longue.

Les Russes pourraient-ils aller au-delà de la «Novorossia» ?

Et si les Russes parvenaient à contrôler la Nouvelle-Russie, pourraient-ils poursuivre leur conquête au-delà ? On est là en pleine politique-fiction. Surtout, plus les Russes iront vers l’Ouest, plus ils se heurteront à des populations hostiles. Conquérir et tenir des centaines de milliers de km2 exigerait le déploiement sur le long terme de plusieurs centaines de milliers de soldats. Mais à quelle fin ? «Je ne crois pas que les Russes aient la possibilité ou la velléité de contrôler directement ou indirectement l’ouest de l’Ukraine», tranche Benoist Bihan.

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L’Ukraine renouvelée dans ses frontières de 1991 ?

«L'objectif pour nous, c'est de restaurer nos frontières. Et la Crimée est ukrainienne : je voudrais rappeler au monde entier que c'est notre presqu'île», déclarait Volodymyr Zelensky dans un récent entretien à l'Express . La reconquête complète du pays est, bien sûr, l'objectif affiché de l'armée ukrainienne. Il requiert néanmoins un effondrement de l'armée russe, scénario «irréaliste aujourd'hui puisque le différentiel de force favorise la Russie», assure Benoist Bihan, qui ne croit pas non plus à une chute du régime de Vladimir Poutine à Moscou.

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En sus, la Russie considère la Crimée comme un territoire lui appartenant de jure depuis le référendum de 2014, illégal au regard du droit international. «La reprise de la Crimée par la force me paraît stratégiquement impossible, militairement peu probable et politiquement difficile sans un écroulement total du système russe», ajoute Olivier Kempf, qui met en garde contre le risque d'escalade cette fois nucléaire dans la mesure où Moscou pourrait considérer que «son territoire» est attaqué. Et de poursuivre : au regard de ces risques, «si les Occidentaux affichent officiellement leur soutien aux objectifs de l'Ukraine, ils sont en revanche prudents quant à sa réalisation sur le terrain».

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Résumons... Ces deux derniers mois, la ligne de front s’est figée, signe qu’aucun des deux belligérants ne parvient plus à mener d’offensive significative. Selon toute vraisemblance, ni Moscou dans le Donbass ni Kiev vers Kherson ne pourra obtenir de gains suffisants pour crier victoire d’ici la fin de l’été. Lors, soit le conflit se gèle peu ou prou autour de la ligne de front actuelle, avec ou sans négociations ; soit il reprend de plus bel au début de l’année 2023. Moscou pourrait alors viser la consolidation d’un arc allant de la Crimée au Donbass, appuyé politiquement par des référendums de rattachement. À l’inverse, Kiev pourrait tenter derechef son offensive d’été dans le Sud.

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Au-delà de tels scénarios, il faut imaginer une rupture qui entraînerait un effondrement de l’un ou l’autre camp. On peut alors penser au scénario de la Nouvelle-Russie ou à l’inverse à celui de la reconquête ukrainienne, dont on imagine mal qu’elle puisse inclure la Crimée. Faisant partie intégrante du territoire russe vu de Moscou, sa reprise pourrait déclencher une escalade d’une autre nature.