Un centre de supervision urbain de la police municipale d'une ville moyenne. Derajinski Daniel/ABC/Andia.fr

Enquête

L'explosion des actes de violence, cet été, a fait éclater au grand jour une réalité déjà ancienne : plus aucun territoire en France n'est épargné. Face à cette banalisation, des policiers, des magistrats et des élus proposent des solutions aux défaillances de l'État.

Le Figaro - 2 septembre 2022 - Par Judith Waintraub, Nadjet Cherigui et FIG Data

En ce dernier week-end du mois d'août, le quartier de la gare du Nord ne désemplit pas. Les touristes sont encore nombreux et les voleurs de bagages toujours à l'affût des voyageurs les plus vulnérables ou les plus distraits. « Ce quartier de la capitale est un concentré de délinquance, confie un policier qui patrouille dans le secteur. C'est une véritable cour des Miracles. Nous sommes cernés par la consommation de crack, les trafics de drogue, les pickpockets, les vols en tout genre. »

Un homme visiblement choqué arrive. Il décrit aux policiers un individu qui vient de lui arracher sa chaîne en or. Le suspect, qui ne se ­cachait pas, est rapidement interpellé. Il n'exprime aucune émotion et se laisse menotter sans résistance. Détaché, presque flegmatique, c'est un jeune Afghan, en situation irrégulière. Il ne répond pas aux questions des policiers. « La situation sur le terrain se dégrade, affirme l'un d'eux. Les vols et les agressions augmentent, mais ce qui nous frappe le plus, c'est cette désinhibition. Les délinquants ont bien compris qu'en France, ils ne risquaient pas grand-chose, à part un rappel à la loi. »

L'explosion de la délinquance est le résultat d'une lâcheté collective

Vérification faite par l'équipage, l'individu est « connu pour une trentaine de faits délictueux, il est en situation irrégulière et, pourtant, il continue à sévir dans la rue » : « Aujourd'hui, il sera mis en garde à vue et probablement libéré très vite, pour recommencer aussitôt, soupire le policier. On aura préservé la société de ce prédateur pour quelques heures ­seulement et il y en a beaucoup d'autres. On a vraiment l'impression que notre boulot revient à vider le tonneau des Danaïdes… c'est sans fin. Et la victime n'obtiendra certainement jamais réparation. »

«Ensauvagement»

La réputation de la gare du Nord n'est plus à faire, mais la notion de « quartier chaud » a-t-elle encore un sens, alors que c'est précisément la diffusion de la délinquance sur la ­totalité du territoire qui frappe les ­esprits ? À Paris, le Trocadéro n'a plus rien à envier à la Goutte-d'Or. En province, des villes autrefois réputées tranquilles comme Nantes connaissent désormais cet « ensauvagement » admis, fin juillet, par Gérald Darmanin dans son ­interview au Figaro. Agression de pompiers et de policiers à Limoges le 2 août ; à Boulogne-sur-Mer, le 10 ; attaque au couteau à Grenoble, le 11 ; à Niort, le 28 ; multiplication des vols et des rodéos urbains à Lyon, tout l'été… le phénomène se propage à tous les territoires, même si, quantitativement, la capitale et les grandes métropoles restent les plus touchées.

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Conscient des effets ravageurs de cette généralisation, le ministre de l'Intérieur a passé une grande partie de son été sur le terrain aux côtés des forces de l'ordre, avec des annonces conçues pour frapper l'opinion, comme cette obligation faite à chaque commissariat d'opérer au moins trois contrôles par jour pour faire cesser les rodéos urbains. Dans ce cas, la politique du chiffre ne marche pas toujours, selon Matthieu Valet, commissaire et porte-parole du Syndicat indépendant des commissaires de police (SICP) « Les interpellations à répétition sans poursuite où, quelques heures après, l'auteur du rodéo est dehors, c'est le meilleur moyen de démotiver les policiers, tempête-t-il. Cela tue le sens de notre travail. Faire des opérations à la chaîne pour faire du chiffre, mais sans suite judiciaire, c'est contre-productif. Plutôt que demander plus de contrôles, il faudrait d'abord arrêter de nous noyer sous la paperasse dès qu'on procède à une ­interpellation, et surtout nous donner un cadre juridique qui protège les policiers lors de leurs interventions. Tout en apportant une réponse plus ferme de la justice. L'explosion de la délinquance est le résultat d'une lâcheté collective. Dès qu'il s'agit de violences physiques, il faudrait des condamnations d'un an au minimum. »

Policier en Seine-Saint-Denis depuis 2009, Karim * partage cette analyse. Affecté aux quartiers sensibles, l'homme se dit lassé de ce sentiment d'impunité, mais surtout de cette ­banalisation des faits de délinquance et de violence : « Aujourd'hui, tout est filmé, partagé sur les réseaux sociaux avec légèreté, et rien n'est jamais grave. J'ai récemment interpellé un proxénète qui prostituait une­adolescente, de sa cité, âgée de 14 ans. Il ne comprenait pas ce qu'on pouvait lui reprocher. » Défaillance des ­parents, communautarisme, ­influence néfaste des grands frères, laxisme de la justice, manque de soutien de la hiérarchie…

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Karim n'a que des mots très durs contre ce qui constitue, selon lui, une chaîne de responsabilités qui accentuent les difficultés sur le terrain. « Je suis toujours très motivé, précise le gardien de la paix, mais je ne fais plus rien. J'interpelle quand je n'ai pas le choix. Pourquoi se démener alors que la justice ne condamne pas ? On arrête des délinquants et on les retrouve libres quelques heures après. Ça n'a pas de sens. Si j'en fais plus et que cela se passe mal lors d'une intervention, je risque de perdre mon travail. Aujourd'hui, les policiers sont en première ligne de tous les risques, y compris ceux de la ­machine à broyer administrative. »

Démotivation

Policier dans la métropole lilloise, Mourad * tient le même discours. Ce trentenaire connaît bien les quartiers difficiles de l'agglomération pour y avoir grandi. Il constate avec amertume la dégradation de la situation et la banalisation de la délinquance. Toujours aussi motivé par sa mission de service public, le policier plaide pour plus de bon sens et de fermeté. « Il ne s'agit pas de jouer les cow-boys et d'embraser les quartiers, tempère-t-il, mais il est absolument nécessaire de reprendre du terrain, pour cela il faut nous donner les moyens de faire correctement notre travail, mais aussi être appuyé par la justice avec une ­réponse pénale ferme. »

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Cette impression de laisser-aller et cette démotivation des forces de l'ordre, Christiane * les constate de plus en plus chaque jour. Cette aide-soignante à la retraite vit depuis près de 38 ans à Bobigny dans la cité de l'Abreuvoir. Dans ce quartier sensible, les rodéos urbains sont légion et les dealers de drogue ne se cachent pas. « Ce qui a changé, raconte Christiane, c'est l'âge des délinquants. Ils sont de plus en plus jeunes, ils ont entre 10 et 16 ans, installent des canapés dans les halls d'immeubles, fument, boivent, prennent du gaz hilarant font du rodéo avec des motos ou des quads, ils embarquent même avec eux des ­bébés de 2 ou 3 ans, c'est de la folie ! Où sont les parents ? On n'appelle plus la police, car on nous répond toujours la même chose : on ne peut rien faire. Et nous subissons des représailles. Les jeunes urinent sur nos paillassons ou défoncent nos portes pour nous intimider. »

Habitante d'un quartier sen­sible, Christiane a le sentiment d'être abandonnée par les pouvoirs publics. Comme beaucoup de ses voisins, elle réclame «plus de sévérité envers ces délinquants. »

« On parle du laxisme de la justice, mais on devrait plutôt parler du laxisme de l'État, et même d'un bilan de faillite de l'État dans le domaine de la justice », s'insurge Béatrice Brugère, présidente d'Unité magistrats FO. Selon elle, « c'est l'exécution des peines, prison, amendes ou TIG, qui n'est absolument pas à la hauteur des attentes ». En matière de violences contre les forces de l'ordre, par exemple.

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En 2020, le garde des Sceaux a adressé une directive aux procureurs leur enjoignant de privilégier la procédure accélérée de la comparution immédiate. « Ce qui revient à leur demander de s'en tenir à une qualification délictuelle des faits y compris en cas de guet-apens, explique l'ancienne juge. Pourtant, les circonstances aggravantes de bande organisée, de guet-apens, d'usage ou menace d'une arme de l'article 222-14-1 du code ­pénal, qui prévoit dix à quinze ans de réclusion criminelle, répondent parfaitement aux actes de violences les plus graves subis par les forces de l'ordre quotidiennement. »

Le facteur culturel

Une autre magistrate, pénaliste, conteste elle aussi le manque de sévérité de sa corporation. Selon elle, c'est la population délinquante qui a changé. Ancienne juge d'instruction et avocat général, la « perte de repères » chez les jeunes n'est pas pour elle un sujet de thèse, mais une réalité concrète. Elle se retrouve « tous les jours ou presque, face à des auteurs d'agression qui revendiquent leur geste » : « Ils sont persuadés qu'ils ont eu raison, qu'ils ne pouvaient pas faire autrement. » Qu'il s'agisse « du coup de couteau donné pour un mauvais ­regard, du passage à tabac du petit ami de la sœur s'il n'appartient pas à la “bande” ou d'une “jambisation”, autrement dit d'un règlement de comptes à coups de tir dans les jambes ».

Il faut une sanction pénale significative dès la première condamnation – qui, en général, n'est pas le premier délit

Le mot et la méthode étaient principalement utilisés par les dealers en Seine-Saint-Denis il y a une dizaine d'années, aujourd'hui, ils sont connus dans tous les quartiers où ­sévissent les trafiquants de drogue. « Jambisation » est la traduction des « gambizzazioni » de la mafia italienne. Comme elle, beaucoup de ­délinquants, surtout parmi les jeunes, vivent dans un monde qui a ses propres codes. « Ils n'en connaissent pas d'autre, soupire la magistrate, qui décrit « un modèle familial qui n'a plus rien à voir avec celui qui prévalait il y a trente ans, avec des mères seules mais aussi d'autres, d'origine africaine, où la mère et la ou les belles-mères cohabitent avec un père qui ne s'occupe pas des enfants. » Cette polygamie de fait « est plus fréquente à Bobigny qu'en Lozère » et notre ­interlocutrice ne veut pas « généraliser » les causes de la délinquance, mais elle constate « un schéma récurrent ».

« Je pensais que les phénomènes de bandes de plus en plus en plus violentes étaient une question sociale, mais ce n'est pas que cela, confirme Najwa el-Haïté, adjointe au maire d'Évry-Courcouronnes et, par ailleurs, avocate. Il y a aussi un facteur psychologique et un facteur culturel, et ce n'est pas être facho de le dire ! Nous sommes face à des comportements claniques, régis par les codes du groupe qui l'emportent sur les lois de la République. Ce sont des sociétés parallèles ».

À Orléans, Serge Grouard, maire depuis 2001, a mis en place un groupe de traitement de la délinquance dès le début de son premier mandat. « On a eu la chance d'avoir un procureur de la République extrêmement volontaire », souligne-t-il. Ce groupe ne se contente pas d'examiner la situation générale : il se penche sur des cas précis – tel individu, telle famille – et examine les mesures possibles.

Et ça marche. Élu avec son étiquette Les Républicains sur le thème de la lutte contre l'insécurité, Serge Grouard a obtenu des résultats qu'il met volontiers en avant. Il en a même fait un livre (2) l'an dernier. « Quand je suis arrivé à la mairie, raconte-t-il, il y avait des meurtres en pleine ville et presque autant de voitures brûlées qu'à Strasbourg, sans parler des ­rodéos. On a pris l'ensemble du problème à bras-le-corps. Aujourd'hui, la délinquance dite de proximité a baissé dans tous les quartiers sans exception et pour toutes les rubriques, agressions et dégradations de biens comprises. » Son plus grand motif de fierté : la part des mineurs dans la délinquance a elle aussi diminué.

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Le discours des maires socialistes ou écologistes qui se défaussent des problèmes d'insécurité sur l'État – Anne Hidalgo à Paris et Éric Piolle à Grenoble en tête – l'horripile. Selon lui, « le principe de compétence général des maires leur permet de se saisir de tout ce qui ne leur est pas interdit ». Cette conception de ses attributions lui a valu plusieurs conflits juridiques. « L'un des premiers arrêtés que j'ai pris en 2001 et qui a fait beaucoup parler c'est un couvre-feu entre 23 heures et 6 heures du matin pour les moins de 13 ans. Le préfet nous a déférés en justice pour atteinte aux libertés fondamentales. Il a perdu. Ensuite, l'État a fait appel devant le Conseil d'État, qui nous a aussi donné raison. »

Rétablir des peines courtes

Rebelote en 2014, quand Serge Grouard, réélu dès le premier tour, crée une délégation chargée de lutter contre l'immigration clandestine. « Face aux pressions de l'État, j'ai ­modifié l'intitulé de la délégation mais pas sa mission », raconte le maire, qui rappelle que comme tous ses collègues, il lui revient de délivrer les attestations de séjour aux étrangers et de vérifier leur statut en cas de mariage avec un Français. « On va bien sûr me faire des procès d'intention, soupire-t-il, mais j'assume d'affirmer qu'entre 70 et 80 % des personnes interpellées pour des actes de délinquance sont issues de l'immigration au sens de l'Insee (née en France d'au moins un parent immigré, soit 21,6 % de la population en 2020, selon les travaux réalisés par la démographe Michèle Tribalat à partir des données de l'Insee, NDLR). La défaillance de l'autorité parentale est en particulier l'une des premières causes de la délinquance des jeunes et elle est plus fréquente dans les familles issues de l'immigration. »

Autre caractéristique remarquable dans l'explosion de la délinquance : dans la majorité des cas, les auteurs sont connus des services de police et/ou de justice. « Quand j'ai commencé à exercer il y a plus de trente ans, témoigne un juge, un casier long portait 10 condamnations. Aujourd'hui, j'en vois fréquemment qui en comportent entre 20 et 30. »« L'idée qu'il faut laisser une deuxième, une troisième, une énième chance à un délinquant est très présente non seulement chez une partie des magistrats, mais dans certaines élites et chez la plupart des journalistes, dénonce Thibault de Montbrial, président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure. C'est une manière de penser le droit pénal qui date des années 1970, et que les délinquants d'aujourd'hui interprètent en général comme un signe de faiblesse. La dernière réforme du code pénal des mineurs, initiée par Nicole Belloubet et mise en place par Éric Dupond-Moretti, illustre parfaitement ce contresens. Désormais, le jeune délinquant est déféré très rapidement devant un juge, mais la sanction est reportée de plusieurs mois, le temps de voir comment le jeune se comporte. C'est un mécanisme qui est intellectuellement séduisant, mais beaucoup trop subtil pour ce type de délinquants. Un jeune qui ressort libre d'un tribunal se dit : “génial, je n'ai rien eu.” Il faut inverser le paradigme : il faut une sanction pénale significative dès la première condamnation – qui, en général, n'est d'ailleurs pas le premier délit ! »

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« Significative ne veut pas dire excessive, précise-t-il. Les pays du Nord ont des prisons dédiées aux mineurs pour des détentions très courtes. Ils peuvent y être placés cinq jours seulement, avec un accompagnement, bien sûr. Il faut que le jeune se dise j'ai touché, ça brûle, pour que ça constitue un avertissement tangible et pas abstrait, sans qu'il risque d'être viré de ses études, de perdre son boulot, sa copine ou son logement. »

Entre les démarches administratives, les recours et les travaux proprement dits, construire une prison prend quasiment dix ans. Des établissements pénitentiaires dédiés aux peines courtes, sans système de sécurité lourd, pourraient sans doute être construits plus vite, à moindres frais et sans soulever la même opposition du voisinage. Ce serait une façon de répondre à ce qu'un magistrat appelle les « injonctions contradictoires » auxquelles sont soumis les juges : « L'opinion publique veut des peines lourdes, mais l'État lui demande de vider les prisons. » Rappelons que les peines courtes – inférieures ou égales à un mois – n'existent plus. Les peines de moins de six mois doivent être aménagées, sauf motivation particulière, par exemple quand les alternatives à la prison ont déjà été utilisées et qu'elles ont échoué. Les peines de moins de deux ans sont soumises à peu près au même régime, sauf quand le condamné est en récidive.

 La délinquance dans les villes moyennes

( à retrouver sur Le Figaro)