Tribune

Mikhaïl Gorbatchev, dont les obsèques ont eu lieu le 3 septembre à Moscou, était un immense personnage historique tragique. Son échec et la fin de l’URSS ont été le point de départ d’un immense gâchis pour la Russie et l’Europe. Les Occidentaux, et surtout les Américains, doivent aussi s’interroger sur leurs propres responsabilités en la matière, argumente l’ancien ministre des Affaires étrangères.

Le Figaro - 7 septembre 2022 - Par Hubert Vedrine

Gorbatchev accède au pouvoir en 1985 quand le système ne dispose plus de vieillards grabataires. Il veut changer en profondeur l’URSS… pour la sauver, pas pour la faire disparaître. Et cela expliquera certaines de ses positions ultérieures. Il est prêt à aller très loin, mais il ne sait pas jusqu’où, ni comment. Il est très slave, mais aussi communiste, tendance utopiste, idéaliste, association que, avec le recul, un Occidental a du mal à comprendre. Néanmoins, Thatcher puis Mitterrand avaient compris d’emblée qu’il serait «différent» des gérontes soviétiques.

Avec audace, il lance la perestroïka (restructuration). Mais comment reconstruire une société et une économie modernes à partir des ruines de l’URSS (Gorbatchev: «L’agriculture ne marche plus depuis… 1917»)?

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Intrépide, il décrète la glasnost («transparence»). Inédite, la liberté de parole se déchaîne aussitôt contre lui et va le miner. Pour lutter contre l’alcoolisme qui fait des ravages, il écrase de taxes la vodka: les Russes la remplacent par de l’eau de Cologne, etc.

Quitte à choquer, je pense qu’il aurait peut-être eu plus de chances de réussir, et de surmonter les résistances prévisibles, en ne déclenchant pas la glasnost dès le début, mais plus tard, après avoir réussi, peut-être, à nouer un partenariat avec l’Occident pour la mise en œuvre d’une perestroïka et d’une insertion d’une URSS post-soviétique (oxymore?) dans la mondialisation, par étapes. Là, apprenti sorcier, il a déchaîné des oppositions politiques farouches et libéré des forces nationales (russes, ukrainiennes, kazakhs, caucasiennes, baltes, etc.), lui qui croyait tant à l’URSS multiethnique, qui ont fini par le balayer.

Autant l’Occident a été ferme, constant, prudent, dissuasif et finalement efficace, pendant les décennies de la guerre froide, autant il a manqué, par hubris et soumission à l’hyperpuissance américaine, de sens historique et stratégique durant la période Gorbatchev

Aurait-il pu mieux réussir? Rien n’est moins sûr. Le Monde rappelait récemment le sort funeste, ou l’échec, des réformateurs en Russie: Alexandre II (assassiné), Kerenski (balayé par le coup d’État de Lénine), Khrouchtchev (renversé). Tocqueville, qu’ont médité les communistes chinois, a démontré dans L’Ancien Régime et la Révolution, que le moment le plus dangereux pour des régimes bloqués est celui où ils commencent à se réformer. Peut-être, s’il avait été plus progressif, plus réfléchi, plus concret, plus préparé avec un vrai plan, et pas seulement quelques grandes idées? Mais même ainsi, cela n’aurait pu être qu’un processus long et périlleux. Andreï Gratchev et Vladimir Fédorovski ont très bien écrit là-dessus.

Et il aurait aussi fallu qu’il soit soutenu à l’extérieur. Gorbatchev parlait de «Maison commune». C’était vague. De toute façon, les Occidentaux étaient divisés. Pour les États-Unis et la Grande-Bretagne, seul comptait que l’URSS soit abattue, y compris grâce au bluff «guerre des étoiles». Peu importait la suite. Vae victis. Pour eux, la Russie, puissance régionale résiduelle, ne compterait plus. Pour François Mitterrand, Helmut Kohl et Jacques Delors, ce que tentait Gorbatchev était globalement dans l’intérêt de l’Europe, et il n’était pas absurde de l’aider, sans naïveté, et de penser à l’avenir des relations avec le monde russe.

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C’était d’ailleurs pour soutenir Gorbatchev que François Mitterrand avait inclus l’URSS dans son grand projet de «confédération européenne», annoncé hélas trop tôt, dès le 31 décembre 1989, sans explication. Incompréhension! Cela avait donné à ses opposants des armes pour tuer dans l’œuf cette idée remarquable, dénoncée comme si elle visait à empêcher les pays d’Europe de l’Est d’entrer dans l’Union. Contresens total: c’était, à l’inverse, un cadre politique en attendant leur adhésion, laquelle n’aura finalement lieu que quinze ans après! Au G7 de Londres - déjà presque un G8 - en mai 1991, les Américains avaient mis leur veto à toute nouvelle aide à la Russie («autant arroser le sable», dixit G. H.W. Bush), ce qui a d’ailleurs conduit au putsch communiste d’août qui a échoué, avant celui d’Eltsine et autres en décembre, qui, lui, a réussi. Des «vautours» dénoncera Gorbatchev, qui accusera par ailleurs les États-Unis d’avoir fait baisser par l’Arabie le flux de pétrole pour mettre l’URSS à genoux.

Rideau sur l’URSS.

Ensuite, viendraient, sous les applaudissements américains, Eltsine (pour huit ans), la thérapie de choc, les privatisations à grande échelle coordonnées par Jeffrey Sachs (le même Sachs qui aujourd’hui condamne la politique occidentale envers la Russie!), les premiers oligarques (pour la Russie: des voleurs), l’effondrement du niveau de vie.

Je fais partie de ceux qui pensent que la tragique évolution poutinienne des dix à quinze dernières années n’était pas absolument fatale. Débat sans fin que Poutine a rendu, pour un temps, impossible, mais qui se réimposera

Tout cela, appliqué sans ménagement à un corps social meurtri, polytraumatisé, combiné - c’est triste à dire - à une sorte d’atavisme russe et de malédiction historique et à un nationalisme enfoui qui ne demandait qu’à être réveillé (les 25 millions de Russes laissés hors de la Russie), allait contribuer à réveiller les démons russes et à enfanter le poutinisme, jusqu’à son avatar ultranationaliste actuel…

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Je considère que, autant l’Occident a été ferme, constant, prudent, dissuasif et finalement efficace, pendant les décennies de la guerre froide, autant il a manqué, par hubris et soumission à l’hyperpuissance américaine, de sens historique et stratégique durant la période Gorbatchev et plus encore dans les premières années après la fin de l’URSS sous Eltsine, Poutine I, et II et encore Medvedev.

Les vétérans américains de la guerre froide avaient d’ailleurs jugé dangereux le triomphalisme de l’hyperpuissance, qui a accumulé les erreurs avec tout «the rest». Je fais en effet partie de ceux qui pensent que la tragique évolution poutinienne des dix à quinze dernières années n’était pas absolument fatale. Débat sans fin que Poutine a rendu, pour un temps, impossible, mais qui se réimposera.

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Après la décision aberrante de Poutine du 24 février, aucune hésitation n’était possible et il faut toujours l’empêcher de gagner en Ukraine et donc maintenir, aussi longtemps que nécessaire, la ligne la plus ferme tenable par nos pays sans aller à une guerre ouverte entre l’Otan et la Russie. Fil du rasoir. Malgré le chantage énergétique, je crois que les démocraties vont résister.

Poutine nous oblige, pour un long moment, en plus de la désimbrication plus ou moins poussée engagée entre la Chine et l’Occident (jusqu’où, on verra) et de la réapparition des non-alignés, à faire l’impasse sur l’État russe (pas sur la culture russe). Quel gâchis!

Devant ces désastres, on ne peut que repenser, quelques instants fugaces, à ce qu’aurait été l’histoire de l’Europe et de la Russie, si Gorbatchev immense personnage historique tragique n’avait pas échoué. Mais on ne réécrit pas l’Histoire, même quand elle fait marche arrière.