Le président du Conseil européen, Charles Michel (troisième en partant de la gauche), et le président Emmanuel Macron, à Versailles, lors d’une réunion avec les dirigeants européens, le 10 mars 2022. Kay Nietfeld/dpa

Europe

Paris et Berlin ont tardé à saisir la nature du pouvoir russe, contrairement aux ex-Républiques soviétiques de l’est du continent, qui ont bousculé les équilibres.

Le Figaro - 13 septembre 2022 - Par Isabelle Lasserre

De tous les chocs qu’a affrontés l’Europe depuis quinze ans - la crise financière de 2008, la crise migratoire de 2015, le Brexit et la pandémie - la guerre en Ukraine est sans doute celui qui a le plus changé le continent. En sept mois, l’agression russe contre l’Ukraine a fait basculer le centre de gravité de l’Union européenne du vieux couple franco-allemand, dépassé par les événements, à la jeune Europe de l’Est, plus réaliste et plus réactive. Les premiers n’ont pas compris à temps la nature du régime de Vladimir Poutine et les menaces que le président russe fait peser sur ses voisins et sur l’ordre international. Les seconds ont eu raison depuis toujours dans leur analyse du pouvoir russe. De quoi modifier l’ADN de l’Union européenne…

Le tandem franco-allemand, qui depuis toujours faisait la pluie et le beau temps sur le continent, s’est fait dépasser sur ce sujet dont il n’a pas saisi assez vite l’importance et l’urgence et dont les conséquences seront globales et durables. L’Allemagne, en particulier, le major de la promotion européenne en économie, qui faisait la morale à la Grèce et aux pays dépensiers du Sud, est devenue, sur le sujet russo-ukrainien, le plus mauvais élève de l’Union. Elle s’est trompée dans sa stratégie énergétique, elle s’est accrochée trop longtemps au gazoduc Nord Stream 2, elle a fait passer le gaz russe avant les choix politiques et géopolitiques, elle a laissé un ancien chancelier, Gerhard Schröder, s’enrichir chez le géant russe Gazprom. Aujourd’hui encore, l’Allemagne traîne des pieds pour envoyer plus d’armes à l’Ukraine. «Le gouvernement allemand est toujours aussi réticent à assumer l’évidence: nous devons faire perdre la Russie», résume la députée Verte Rebecca Harms, à la conférence internationale de Tbilissi la semaine dernière.

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La France a elle aussi raté une marche de l’escalier russe, plus politique cette fois. «Notre démarche d’engagement avec la Russie faisait sens au début, quand Zelensky n’était pas contre une négociation et que l’armée n’avait pas encore commis ses crimes de masse. Mais elle a atteint ses limites depuis longtemps. S’acharner à dire qu’il faut s’asseoir autour de la table et que la Crimée est de toute façon perdue pour les Ukrainiens est une approche à la fois dangereuse et critiquable», commente un diplomate français. Les coups de téléphone répétés d’Emmanuel Macron à Vladimir Poutine, son mot malheureux sur la nécessité de ne pas «humilier» la Russie, son acharnement à défendre une «paix négociée» entre les deux parties ont braqué non seulement le pouvoir ukrainien mais aussi la majorité des pays d’Europe centrale et orientale contre Paris.

Une majorité de décideurs pensent toujours qu’il faudrait davantage tenir compte des besoins de sécurité de la Russie, qu’ils estiment légitimes

Hugues Mingarelli, ancien ambassadeur de l’Union européenne à Kiev

«La France et l’Allemagne sont prêtes à tomber dans le piège de Vladimir Poutine, car elles en ont une grande envie» commente Viola von Cramon, députée Verte allemande au Parlement européen, à la conférence de Tbilissi. Paris et Berlin, qui ne se «sentent pas en guerre» avec la Russie, ne veulent pas insulter l’avenir. Comme elles le firent en 2014 après l’annexion de la Crimée avec le processus de «Normandie», les deux capitales se verraient bien à nouveau jouer les médiatrices, même au prix d’un gel des fronts. Elles ont aussi longtemps freiné l’élan de rapprochement de l’Ukraine et de la Moldavie avec l’Union européenne. Comme le rappelle l’ancien ambassadeur de l’Union européenne à Kiev, le Français Hugues Mingarelli, à la conférence de Tbilissi: «Il y a encore six mois, la France, l’Allemagne, la Belgique, l’Italie, l’Espagne et les Pays-Bas considéraient qu’il était impossible d’envisager que ces pays puissent un jour rejoindre l’Union européenne. Dans ces États, une majorité de décideurs pensent toujours qu’il faudrait davantage tenir compte des besoins de sécurité de la Russie, qu’ils estiment légitimes. Beaucoup continuent également à penser que ce sont l’Otan et l’Occident qui ont humilié la Russie 

L’analyse selon laquelle l’ouverture politique vis-à-vis du Kremlin et les pressions économiques allaient changer les choix stratégiques de Vladimir Poutine et ancrer la Russie à l’Europe a fait long feu. «Paris et Berlin vivent un moment choc: c’est le résultat de plusieurs décennies d’échecs et de tentatives infructueuses pour ramener la Russie et Vladimir Poutine dans le droit chemin», résume Rebecca Harms.

L’influence grandissante des pays d’Europe de l’Est

Aujourd’hui d’autres pays tentent d’abattre de nouvelles cartes. «Il nous faut convaincre les capitales de l’Ouest, Berlin et Paris surtout, que nous sommes tous en guerre», résume Michal Baranowski, le directeur du bureau du German Marshall Fund (GMF) à Varsovie. «En raison de leur proximité avec les Ukrainiens, poursuit-il, les Polonais sentent la guerre dans leur chair.» Pour les pays d’Europe de l’Est, qui ont souffert du joug soviétique et gardent en eux les images noires de ceux qui vivaient du mauvais côté du rideau de fer, la liberté est une valeur qu’il faut défendre jusqu’au bout, la Russie une menace existentielle et la victoire de l’Ukraine une nécessité. «C’est le sort de l’Europe et de la démocratie qui est en jeu. Or dire que l’Ukraine doit gagner veut aussi dire que la Russie doit perdre», commente l’ancien ministre lituanien des Affaires étrangères, Linas Linkevicius.

Aujourd’hui, ces pays réclament davantage d’écoute et d’attention de la part de Bruxelles, de Paris et de Berlin. Mois après mois, leur influence grandit en Europe, notamment celle de la Pologne, qui s’est dotée d’une diplomatie forte et celle des pays Baltes, qui compensent leur petitesse géographique par un activisme géopolitique et un gros engagement en faveur de l’Ukraine.

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Au début de la guerre, l’Union européenne a fait siennes les positions de Paris et Berlin. «L’UE a continué à défendre le “business as usual” quand les forces russes se massaient à la frontière de l’Ukraine», rappelle Rebecca Harms à la conférence internationale de Tbilissi. Elle a manqué d’anticipation et de réactivité. Aujourd’hui, les voix de la Pologne et des pays Baltes résonnent plus fort dans les couloirs à Bruxelles. Ces pays militent non pas pour moins d’Europe, mais pour une autre Europe, qu’ils aimeraient plus réaliste et efficace. Sur la Russie, bien sûr. Mais également sur la question migratoire, autre bombe à retardement, disent-ils, qui n’est pas prise à sa juste mesure par les vieux pays européens, ceux qui vivent encore «avec l’obsession d’un modèle multiculturel à bout de course», selon les mots d’un diplomate balte. Et sur celle des valeurs morales et sociétales, dont ils estiment, dans leur majorité, qu’elles ont également été dévoyées par les pays fondateurs.

Les rangs occidentaux se resserrent

Mais la guerre en Ukraine ne fait pas que diviser les pays membres, elle les secoue aussi et les rassemble autour d’objectifs jadis défendus par quelques-uns seulement. La dynamique d’une Europe remilitarisée voulue par les Français est désormais enclenchée. Plusieurs pays européens ont annoncé une augmentation de leurs dépenses militaires.

La Pologne a lancé un programme de modernisation de son armée, pour rattraper les années de coupes budgétaires. L’Allemagne, c’est le cas le plus spectaculaire, a pris des distances avec son traditionnel pacifisme en augmentant son budget. Le chancelier Olaf Scholz a même proposé d’investir dans la défense aérienne pour l’Allemagne et ses voisins. Dans son discours à Prague le 29 août, il a aussi fait référence à la souveraineté européenne et à l’Europe géopolitique, des thèmes chers à Emmanuel Macron. Pour la première fois, l’Europe a décidé de consacrer des fonds au financement d’armes pour un pays tiers, l’Ukraine.

Enfin, les rangs occidentaux se resserrent: la Suède et la Finlande vont rejoindre l’Otan. Cela ne joue pas forcément en faveur d’une défense européenne autonome, mais cela permet de renforcer l’Alliance atlantique, qu’Emmanuel Macron disait en «mort cérébrale» et de rompre doucement avec l’esprit bisounours des pays européens, qui pensaient pouvoir bénéficier des dividendes de la paix pour toujours. Quant aux Américains, qui délaissaient le continent, ils y réinvestissent des soldats. La guerre en Ukraine a d’autres effets vertueux pour l’Europe. Elle a forcé les pays de l’Union à réduire drastiquement leur dépendance en gaz vis-à-vis de la Russie, même si le prix de la facture s’annonce élevé pour l’hiver à venir. L’Europe de la souveraineté énergétique est en marche.

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Les tensions vont persister au cours des mois qui viennent. La Pologne accuse Paris et Berlin de vouloir passer en force à Bruxelles vis-à-vis des pays de l’Est en poussant pour un abandon de la règle de l’unanimité en politique étrangère. Le camp de «la paix à tout prix» et celui de «la victoire d’abord» vont continuer à s’affronter pendant l’automne, quand la récession s’abattra sur l’Allemagne et les restrictions énergétiques sur la France.

Mais la France et l’Allemagne, malgré leurs faiblesses, resteront pour longtemps encore les deux grandes puissances de l’Europe, l’une économique et l’autre militaire et diplomatique. À l’Est comme à l’Ouest, au Nord comme au Sud, subsiste en outre une même volonté de maintenir un consensus minimal entre les pays de l’Union européenne face à Vladimir Poutine et à la Russie. L’Europe avance dans les crises. La guerre ukrainienne, en la forçant à se dépoussiérer, lui sera peut-être à la fin bénéfique.

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