Mikhail Gorbatchev au Parlement Euopéen- Capture écran vidéo MediCenter Parlement UE

Entretien

Le journaliste de LCI Darius Rochebin publie 25 ans de conversations avec l’ancien dirigeant de l’URSS. Un passionnant témoignage historique.

Le Point - 11 novembre 2022 - Propos recueillis par Florent Barraco

L'histoire aime les clins d'œil. Alors que Vladimir Poutine s'empêtrait dans le conflit en Ukraine, on annonçait la mort de Mikhaïl Gorbatchev, véritable antithèse du maître du Kremlin.

Patron de l'URSS de 1985 à 1991, Gorbatchev est adulé alors que l'empire dont il avait la responsabilité s'est effondré. Son pacifisme lui a permis de décrocher le prix Nobel de la paix. Mais, en Russie, le souvenir de son règne est beaucoup plus contrasté. Le journaliste suisse de LCI Darius Rochebin l'a rencontré à de nombreuses reprises. Il raconte dans un livre passionnant vingt-cinq ans d'échanges avec « Gorbi », un dirigeant « pas facile à interviewer, très bavard, très soviétique », avec qui Rochebin, spécialiste de la Russie, a créé un lien de confiance. Entretien.

Le Point : Comment votre première rencontre avec Mikhaïl Gorbatchev s'est-elle déroulée ?

Darius Rochebin - Photo TF1Darius Rochebin : Notre première rencontre remonte à 1993. C'était au Royal Monceau à Paris. Il avait quatre ou cinq heures de retard. C'est son énergie qui m'a d'abord frappé. Il avait un tic typique des dirigeants soviétiques depuis Lénine. Il martelait son discours de la main et, comme nous étions côte à côte, il frappait la mienne en cadence : elle était rouge à la fin de l'interview ! Il m'a paru inarrêtable et brouillon. Mais, dans les années suivantes, la confiance s'est installée. L'expérience a gagné en intensité. Et, pendant ces vingt-cinq ans, simultanément, j'ai pu interviewer les dirigeants de l'autre Russie, celle de l'ex-KGB, qui mène la guerre aujourd'hui. Je rends aussi compte de ses entretiens avec Poutine, avec son chef du renseignement et bien d'autres. Le nationalisme extrême et le conservatisme ultra étaient en eux depuis toujours. Et une sorte de religion de la violence, héritée de la Tchéka, l'ancêtre du KGB, qui a transmuté du communisme à une pensée proche de l'extrême droite.

Avait-il conscience d'avoir rendu son pays plus faible qu'il ne l'avait trouvé ?

Dès qu'on touchait ce point sensible, il biaisait. C'était le tabou. Et le paradoxe de son aventure. Il n'a pas compris que l'empereur soviétique n'était respecté que dans la mesure où il était craint. Toutes les libertés qu'il a concédées ont été employées contre lui – et pour de bonnes raisons ! Les puissances occidentales n'ont plus voulu l'aider à fonds perdu, les Soviétiques l'ont détesté pour le désordre qu'ils subissaient, les nations de l'Est se sont tournées vers l'Otan et des peuples de l'ex-URSS ont pris leur indépendance – à commencer par l'Ukraine. Il n'en reste pas moins un homme providentiel. Il allait toujours vers la moindre violence. Il a démocratisé et désarmé. C'était un anti-Poutine à plusieurs titres. Il aimait l'Occident. Parfois même avec naïveté. Il avait raffolé de la Fête de l'Huma à Paris en 1977. C'était resté pour lui un idéal de communisme populaire. Il avait même des rêves d'un idéalisme un peu enfantins. Il m'a souvent raconté qu'un jour un astéroïde allait menacer la Terre et que toutes les nations allaient s'unir pour le détruire : ce serait enfin la paix universelle. La réalité l'a désabusé, il était très amer à la fin. Lui comme Poutine se sont fourvoyés sur l'Occident, mais pour des raisons opposées. Lui a cru à « l'amitié des puissances occidentales, sans comprendre que les États suivent leur intérêt, et Poutine a cru que les démocraties étaient « molles » et qu'elles allaient se coucher devant l'agression russe en Ukraine.

Dans votre livre, il y a un passage très intéressant sur le rapport des Russes à la démocratie : il expliquait qu'ils n'étaient pas prêts.

Il avait conscience d'être une parenthèse. Eltsine et lui sont à ce jour des exceptions. Dans la galerie des dirigeants russes, la norme est l'autoritarisme. Catherine II a ce mot effrayant dans une conversation avec Diderot : « Vous écrivez sur le papier, moi sur la peau humaine. » Gorbatchev était aux antipodes de cela. Beaucoup de Russes le méprisent. Ils le voient comme un faible qui a bradé leur puissance sans contrepartie.

Quel souvenir retenez-vous de lui ?

Des moments de grâce incroyable où il citait de mémoire des poèmes entiers. D'ailleurs, depuis huit mois que je couvre le conflit en Ukraine, je suis frappé par le niveau culturel des Russes comme des Ukrainiens. Il y avait chez Gorbatchev un côté humaniste paysan, formé par la moissonneuse-batteuse de sa jeunesse et par les plus grands auteurs. Il m'a cité un soir un texte superbe de Rimbaud sur les mères de soldats de la guerre de 1870. Il avait les larmes aux yeux en racontant sa rencontre avec les mères de soldats soviétiques tués en Afghanistan. Cela fait écho à l'aventure guerrière de la Russie actuelle.

 « Dernières conversations avec Gorbatchev », de Darius Rochebin, éd. Robert Laffont, 306 pages, 21 eurosgorbatchev