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Immigration

L’ancien ministre de l’Intérieur sort de sa réserve pour alerter de ce qu’il juge comme un tournant dans la politique migratoire de la France.

Le Point - 13 novembre 2022 - Propos recueillis par Jérôme Cordelier

« Un tournant dans la politique d'immigration en France. » Dans un tweet fracassant, l'ancien ministre de l'Intérieur Gérard Collomb, qui s'est mis en retrait du débat public pour se battre contre le cancer, a vertement critiqué l'accueil de l'Ocean Viking, le navire qui a accosté à Toulon après avoir recueilli des migrants. En 2018, il s'était opposé à l'idée d'un tel « centre contrôlé » (hot spot) à Toulon, et c'est pour cette raison qu'il avait démissionné, comme il s'en explique pour la première fois dans cet entretien au Point. Interview décapante.

Le Point : Pourquoi sortez-vous de votre silence maintenant ?

Gérard Collomb : Parce que je veux alerter sur les enjeux fondamentaux qui sont à l'œuvre dans l'affaire de l'Ocean Viking. C'est déjà ce qui m'avait poussé à la démission du ministère de l'Intérieur, en 2018, même si je n'en ai pas parlé jusqu'à présent. Il y a quatre ans, les problèmes migratoires étaient déjà extrêmement importants. La Commission européenne avait lancé l'idée de « centres contrôlés » pour accueillir les migrants. Peu après, les chefs d'État, réunis spécialement pour traiter les problèmes migratoires, reprennent ce projet, Emmanuel Macron s'y montrant l'un des plus favorables. L'idée originelle est de créer ces centres hors de l'Union européenne, en Tunisie, au Maroc et en Albanie. Ces trois pays refusent, en disant, en substance, qu'ils ne sont pas là pour résoudre nos problèmes. Emmanuel Macron propose alors d'ouvrir un tel centre soit à Toulon, soit à Marseille, et il demande au préfet de l'époque, Pierre Dartout, d'y travailler. Je suis alors ministre de l'Intérieur, et je suis à fond contre ce projet.

Pour quelles raisons ?

Toutes mes équipes me démontrent, en effet, que compte tenu des législations françaises et européennes, si l'on accueille des migrants dans ce type de centre, on ne pourra pas les faire repartir, et que l'on se retrouvera dans la même situation que l'Italie, Malte, la Grèce, qui sont des pays de premières entrées. Et donc que leur départ sera subordonné à l'accord d'autres États. Or, comme on le voit aujourd'hui, les pays sont peu empressés à respecter les accords de Dublin qui imposent, pourtant, aux États dans lesquels les migrants ont déposé leur première demande d'asile de reprendre ces personnes si elles sont passées dans un autre pays. Aujourd'hui, le rapport de l'ONG Forum Réfugiés montre que sur les 18 139 demandes de reprise par les États de premier accueil adressées par la France, seulement 1 589 dossiers ont été acceptés. Il est donc clair pour moi à l'époque que si l'on ouvrait ces « centres contrôlés », tous les migrants resteraient sur notre sol. Je refuse que l'on rentre dans cette spirale ; Emmanuel Macron insiste. Or, le 1er octobre 2018, je me rends à Marseille pour commémorer la mort des deux jeunes filles, Laura et Maurane, assassinées un an auparavant à la gare Saint-Charles. Le préfet s'inquiète sur ce que peut être la réaction des parents. En fait, ils vont prononcer des mots admirables de dignité, me demandant simplement de tout faire pour qu'une telle tragédie ne se reproduise plus.

Je suis d'autant plus marqué que l'une des jeunes filles est originaire de Lyon et que l'auteur, un Tunisien en situation irrégulière, aurait dû être placé la veille en centre de rétention administrative à Lyon pour être expulsé. Il ne l'a pas été, et il a pris le lendemain le train pour Marseille où il commettra ce crime. Je pense alors : « Je ne veux plus que cela se reproduise. » Et si je laisse se réaliser l'installation de ce centre de contrôle, je me sentirai plus tard responsable des actes qui pourraient entraîner la mort de personnes. C'est pourquoi, deux jours plus tard, je décide de démissionner. Et immédiatement après, j'envoie un texto au père de l'une des jeunes victimes pour lui dire que c'est en pensant à sa fille que j'ai pris cette décision.

On peut être ému par tous ces cas individuellement, mais à ne s’en tenir qu’à une réaction de sensibilité, on renforce plus le problème qu’on ne le résout, en créant un appel d’air.

Pourquoi n'avez-vous jamais parlé avant aujourd'hui des circonstances réelles de votre démission ?

Je ne comptais jamais le faire. Si j'avais dit cela à l'époque, j'aurais gravement nui à Emmanuel Macron. Si je m'étais exprimé avant la présidentielle, mon intervention aurait pu inverser le résultat de cette élection, et Marine Le Pen être élue. C'est pourquoi je me suis tu.

Pourquoi alors parler maintenant ?

Je pensais que la question était réglée. On avait refusé d'accueillir L'Aquarius en 2018, Emmanuel Macron avait fait alors montre de fermeté et le sujet des « centres contrôlés » me semblait appartenir au passé. En accueillant maintenant l'Ocean Viking, on ouvre une nouvelle brèche, créant un précédent. Pour moi, cela ne peut qu'encourager les réseaux de passeurs pour qui les migrants sont une source de gains considérables – les chiffres varient de 7 à 30 milliards d'euros au niveau mondial. Dans le cas de l'Ocean Viking, on s'aperçoit que ce sont ces réseaux qui ont amené les migrants jusqu'en Libye, et qu'en aval ceux qui veulent atteindre l'Angleterre par exemple seront repris en main par ces mêmes réseaux avec la conséquence que l'on a connue cet été, où un nombre impressionnant de migrants se sont noyés dans la Manche. On peut être ému par tous ces cas individuellement, mais à ne s'en tenir qu'à une réaction de sensibilité, on renforce plus le problème qu'on ne le résout, en créant un appel d'air.

Une réaction particulière à une urgence humanitaire n'empêche-t-elle pas une politique de fermeté ? Il y a aussi des enfants sur ce bateau, comment ne pas les accueillir ?

Il y a quelques enfants. Mais on parle surtout de mineurs non accompagnés, ce qui est différent. Ils se déclarent mineurs, mais beaucoup en fait se révéleront sans doute majeurs. Quel va être le sort des migrants qui, dans les années à venir, continueront à s'installer sur le territoire français ? On voit aujourd'hui que dans nos grandes agglomérations, ils finissent sous des tentes, sous des ponts, dans des camps de fortune. À Lyon, le problème devient si aigu qu'après avoir dit « Welcome le monde » les élus écologistes se retrouvent débordés, comme vient de le reconnaître lors du dernier conseil municipal l'adjointe en charge de ce dossier, confiant que la municipalité ne parvenait plus à gérer seule la situation. Dans les semaines qui viennent, on n'aura plus de bateaux qui pourraient venir en France du fait du mauvais temps, mais dès le printemps prochain, quand la mer sera redevenue calme, vous aurez 10, 20 ou 30 allées et venues de bateaux qui souhaiteront accoster en France. À l'époque où l'on a refusé l'accès à L'Aquarius, il y avait cinq à six navires qui faisaient ainsi des allers-retours sur la Méditerranée.

L'accueil de l'Ocean Viking marque-t-il un revirement de la politique migratoire d'Emmanuel Macron ?

Gérald Darmanin veut une politique ferme sur l'immigration, mais dans la majorité beaucoup de gens sont sur des positions ouvertes, et plaident pour accueillir tout le monde. C'est pour cela que j'interviens : il ne faut pas qu'Emmanuel Macron s'enferme dans cette politique d'acceptation de nouveaux navires. S'il continue, la prochaine fois ce ne seront plus des femmes et des hommes politiques modérés qui auront à gérer les problèmes d'immigration. Regardez ce qui s'est passé en Suède.

Par votre intervention, n'avez-vous pas peur d'aller dans le sens de l'extrême droite ?

Non. C'est à force de ne pas prendre de décision en matière migratoire que l'on fait le jeu de l'extrême droite. Les sociaux-démocrates suédois ont tardé à prendre en compte ce problème, regardez le résultat ! Au Danemark, au contraire, la Première ministre social-démocrate a pris des mesures fortes, et elle a été réélue. Je préfère que ces problèmes soient gérés par des sociaux-démocrates plutôt que par l'extrême droite. J'ai vu que Julien Dray avait soutenu ma position. Et l'ancien maire socialiste de Sarcelles, François Pupponi, a écrit un livre pour dire qu'une immigration incontrôlée avait déséquilibré son territoire. Quand on évacue des camps de fortune à Paris, où envoie-t-on les migrants ? En Seine-Saint-Denis, qui connaît déjà tant de problèmes ! Quand j'étais ministre, le préfet de ce département m'avait confié qu'il ne savait pas combien il y avait d'habitants dans son département vu le nombre de clandestins…

Que préconisez-vous ?

D'abord, de sortir de l'hypocrisie, qui entrave les politiques européennes. On n'arrête pas de critiquer l'Italie et la Grèce, mais il n'y a, avec Malte, que ces pays qui soient confrontés à ces problèmes massifs. En Italie, 90 000 personnes sont arrivées depuis le début de 2022. Il ne faut pas laisser ces États seuls. Frontex devrait davantage intervenir pour gérer ce dossier, et ne pas le laisser à des organisations privées. En Grèce, il y a eu tout un débat pour dire que les forces de sécurité étaient trop dures. En Turquie, vous avez 4 millions de réfugiés : si ce pays ouvrait ses portes, ce serait ingérable.

Que devrait faire selon vous Emmanuel Macron ?

Mener une politique ferme. Considérer les enjeux à l'échelle européenne avec une vraie prise en charge des frontières. Donner un rôle majeur à Frontex. Convaincre les pays européens d'investir massivement en Afrique, comme Jean-Louis Borloo l'avait proposé à l'époque où j'étais ministre, en préconisant un plan Marshall pour ce continent. En tant que maire et président de la métropole de Lyon et ministre de l'Intérieur, j'ai toujours souhaité intégrer les derniers arrivants, faire de la mixité sociale. Ce n'est pas massivement qu'il faut accueillir, mais qualitativement, pour donner une chance de vie à celles et ceux qui arrivent dans notre pays. Cette position est en cohérence avec l'humanisme à la lyonnaise, dont nous avons souvent parlé. Sur cette question, comme sur d'autres, je défends un humanisme qui soit de générosité mais aussi de responsabilité.