Gustave Caillebotte, Raboteurs de parquet, huile sur toile, 1,02 x 1,465 m, 1875, Musée d’Orsay, Paris. Photo (C) RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski.

Société

Plus cigales que fourmis, les Français entretiennent un rapport ambivalent avec le Travail : perçu à la fois comme une contrainte et comme une source de réalisation de soi et de promotion sociale. Le débat actuel sur la réforme des retraites renvoie à la question de la place du travail dans la vie. Plusieurs études récentes éclairent ce questionnement. Synthèse et analyse.

Par Jacques Gautrand* - Mars 2023 - Consulendo.com

La bataille autour de la réforme des retraites a fait dire à certains commentateurs que les Français avaient une aversion plus forte au travail que les autres peuples.

Certes, parmi les peuples Européens, nous sommes sans doute plus cigales que fourmis! Plus prompts à faire la fête à tout propos. C’est pour cela, qu’à tort ou à raison, beaucoup d’étrangers envient notre « art de vie à la française ».

Certes, notre pays est aussi celui de Paul Lafargue, auteur du célèbre essai, « Le droit à la paresse » paru en 1880, avec comme sous-titre « Réfutation du droit au travail de 1848 ».  Rappelons que Paul Lafargue fut le gendre de Karl Marx lequel croyait plutôt à la puissance révolutionnaire du Travail…

Certes, notre pays est aussi celui ou fut institué un « ministère du temps libre » à la suite de l’arrivée au pouvoir de l’Union de la gauche en 1981, en même temps que l’instauration de la cinquième semaine de congés payés et de la retraite à 60 ans.

La France a aussi inventé les « 35 heures », une innovation tellement géniale qu’aucun pays voisin ou comparable ne l’a copiée.

Nous sommes le pays où l’idée d’un « revenu universel », généreusement distribué par l’État à chacun , le dispensant ainsi de travailler, recueille un aussi large assentiment dans l’opinion publique, sans se préoccuper de son financement.

Les manifestants de 2023 qui refusent de prolonger leur vie active pour garantir le paiement des retraites, seraient aujourd’hui totalement insensibles à la promesse de Nicolas Sarkozy, « Travailler plus pour gagner plus », qui eut un certain succès à l’époque, en 2007-2008, notamment grâce à la défiscalisation des heures supplémentaires.

Doit-on en déduire que les Français sont fâchés avec le Travail?

Et que s’ils manifestent contre l’allongement de la durée d’activité c’est qu’ils sont mal dans leur emploi, qu’ils considèrent le travail comme une punition, comme une source de souffrance et de mal-être?

Si tel était le cas, plus de 3 millions de Français actuellement privés d’emploi, ne seraient pas aussi désireux de trouver ou de retrouver rapidement du travail…

Même si le temps dévolu à la vie professionnelle ne représente en moyenne que 10% du temps total d’une vie, l’importance du travail dans la socialisation, la « structuration » de la personne pèse beaucoup plus.

Le travail constitue aussi pour beaucoup un facteur de réalisation de soi, une source d’épanouissement et un levier d’ascension sociale.

Une majorité de Français apprécient leur travail et aiment leur entreprise

De nombreuses études démontrent que les Français aiment leur travail et apprécient aussi l’entreprise qui les emploient.

En 2016-2017, la CFDT a réalisé une vaste enquête, sans équivalent, auprès de 200 000 personnes représentatives de tous les secteurs d’activité, intitulée « Parlons travail ».

Il en ressort que contrairement à certains clichés « misérabilistes », les Français apprécient leur travail, même s’il est parfois dur, pénible, frustrant. Et que beaucoup sont fiers de ce qu’ils font.

« Le travail est un élément d’identité fondamental », souligne le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, en commentant cette enquête.* Il met en avant le fait qu’avec le travail « grandissent des opportunités d’épanouissement, d’accomplissement »… « Bref, dans le travail se structure une immense partie de nous-même. » *

Pour autant, comme le fait ressortir aussi cette enquête, « tout n’est pas parfait » dans le travail : « Les français aspirent massivement à l’autonomie, à la bienveillance, à la coopération, à l’initiative, à la reconnaissance », résume en contrepoint Laurent Berger. *

*in « Au boulot! Manifeste pour le Travail » – Laurent Berger dialogue avec Denis Lafay – Editions de l’Aube – avril 2018

crédit image : Gerd Altmann – Pixabay

Il y a encore du boulot!

Il reste incontestablement des marges de progrès à accomplir.

Un progrès qui dépend moins du travail en lui même, que de son organisation, de son exercice, des méthodes d’encadrement et de management.

Or, en la matière, beaucoup de structures – entreprises privées, administrations, associations -, en sont restées à des formes d’organisation pyramidales, hiérarchiques ou en silos, de type taylorien, reposant sur une vision « mécaniciste » du travail, sur un contrôle a priori des individus, faisant peu de place à l’autonomie, à la prise de risque et d’initiative, à la coopération bienveillante…

Ce qui n’exclut pas des initiatives managériales très prometteuses, certes encore minoritaires, misant sur une grande autonomie des équipes, des formes d’autogestion ou l’exemple des « entreprises libérées », dont la fonderie picarde Favi dirigée par Jean-François Zobrist a été une des pionnières en France.*

* Jean-François Zobrist – L’entreprise libérée par le petit patron naïf et paresseux » – Le Cherche Midi éditeur – 2020

Renouveler l’organisation du travail, repenser le management

L’introduction à haute dose des technologies informatiques, puis numériques, dans le quotidien des travailleurs, tous secteurs confondus, si elle a pu alléger certaines tâches répétitives, s’est révélée source de surcharge mentale, de stress et de tensions. Ainsi, les cas de « burn-out » professionnel se sont multipliés au cours des vingt-cinq dernières années.

L’intensification du télétravail à la suite de la pandémie de Covid19, a aussi bouleversé la donne. Il a modifié le rapport de chacun à son travail, « exportant » l’activité hors du lieu habituel d’exercice du métier, brouillant davantage encore la frontière entre la vie domestique et la vie au travail, réduisant les relations interpersonnelles qui se nouent au sein d’un « collectif » de travail, source de coopération et de meilleure efficacité…

L’ANDRH, association des directeurs de ressources humaines, a publié mi-mars 2023 une enquête auprès de ses membres, appelant à « repenser l’organisation du travail ».

« Sur le terrain, les DRH constatent des évolutions de fait, et demandent logiquement des évolutions de droit », a déclaré Benoit Serre, vice-président de l’ANDRH, lors de la présentation de l’enquête.

84% des DRH interrogés estiment qu’il est nécessaire de faire évoluer le Code du travail au regard des évolutions récentes constatées dans les entreprises.

Et ce afin de:
1 – Simplifier le suivi du temps de travail;

2 – Clarifier la responsabilité de l’employeur en matière de santé et de sécurité, lors du télétravail;

3- Inclure la notion de responsabilité partagée dans le Code du Travail, en matière de travail hybride.

Par rapport à la perspective de l’allongement dans l’activité des seniors, induit par la réforme des retraites, 63% des RH préconisent la mise en place d’un plan « 1 senior, 1 solution », sur le modèle du dispositif « 1 jeune, 1 solution ».

Concernant le sujet de la semaine de 4 jours, idée qui revient à nouveau dans l’actualité médiatique : 78 % des DRH indiquent que ce n’est pas un projet actuellement. Toutefois 29 % d’entre eux reçoivent des demandes dans ce sens de la part de salariés. Mais seuls 3% des répondants indiquent qu’elle a été mise en place dans leur entreprise.

Améliorer la rémunération et la reconnaissance du salarié

D’autres études récentes, qui corroborent le diagnostic positif de la vaste enquête de la CFDT « Parlons Travail », font ressortir les points qui restent à améliorer pour que le travail deviennent davantage source de réalisation de soi et de progression sociale.

Ainsi, l’institut Viavoice a mené en janvier 2023, pour le Club We Are Com, une enquête sous la direction du sociologue Arnaud Zegierman,  sur le rapport au travail auprès d’un millier de personnes. Il en ressort que 74% des Français sondés se disent satisfaits et heureux (68%) dans leur travail. Cependant, la satisfaction diminue avec l’âge et l’expérience : 81% de satisfaits chez les moins de 30 ans, contre 70% chez les plus de 55 ans.

Parmi les sources de satisfactions mises en avant par cette enquête, la bonne relation avec les collègues est citée en premier (81%), suivi de près par le critère de l’intérêt (75%), du temps de trajet domicile-travail (73%) et enfin de l’équilibre vie personnelle-vie professionnelle (70%).

Le compte n’ y est pas!

Côté insatisfaction, comme on pouvait s’y attendre, c’est la rémunération qui fait problème pour 50% des sondés;  le manque de perspectives d’évolution de carrière dans leur entreprise actuelle est aussi problématique (49%).

Même si la « quête du sens » donnée à son travail est régulièrement invoquée dans les débats et les médias, notamment à propos des « Millenials », un sondage Opinion Way réalisé pour le colloque Sens &Travail qui s’est tenu en octobre 2022,  montre que la rémunération constitue pour les jeunes de 18 à 30 ans le premier critère de choix d’une entreprise.

Ce sondage Opinion Way confirme lui aussi, que parmi les autres critères prisés par les salariés figurent l’environnement du travail, la flexibilité de son organisation, l’équilibre vie privée-vie pro.

Preuve de l’importance du travail dans la vie sociale, 60% des actifs déclarent à Viavoice qu’ils continueraient à travailler même s’ils n’avaient pas besoin d’argent (contre 36% qui s’arrêteraient de travailler). Et 41% garderaient le même métier.  Mais seulement 15% poursuivraient dans les mêmes conditions, sans réduction du temps de travail.

60 % des actifs estiment que leur charge de travail a augmenté ces dernières années…

L’Institut Montaigne a réalisé une grande enquête publiée en février 2023, et intitulée : “Les Français au travail,  dépasser les idées reçues”.

Pilotée par les économistes Bertrand Martinot, Senior Fellow de l’Institut Montaigne, et Lisa Thomas-Darbois, responsable du pôle Économie et action de l’État, cette enquête a été menée avec l’aide du cabinet de conseil Kearney et s’appuie sur un sondage réalisé par Kantar Public* à l’automne 2022 auprès de 5001 actifs, soit un large échantillon.

Cette enquête cherche notamment à répondre aux interrogations suscitées par les tensions actuelles dans le climat social :

Observe-t-on réellement une rupture dans la relation individuelle des Français à leur travail ? On parle de  “grande démission” parmi les salariés, est-ce une réalité en France ? Le rejet massif du report de l’âge légal de départ à la retraite s’explique-t-il par une insatisfaction générale des Français à l’égard de leur travail ?  

Les résultats des travaux de l’Institut Montaigne ne semblent pas aller dans ce sens.

« Notre enquête ne montre pas de rupture radicale entre un monde d’avant et d’après-Covid », indique Bernard Martinot, mais plutôt « un décalage qui s’est créé entre les représentations collectives et le rapport individuel au travail. »

« La ‘grande démission’ est un mythe »     

Par ailleurs, écrivent les auteurs de l’étude, « on ne constate pas de diminution de l’ancienneté moyenne dans l’emploi occupé au cours des années récentes, ce qui signifie que la mobilité professionnelle ne s’accroît pas en France. La « grande démission » (…) est un mythe : les évolutions législatives (introduction de la rupture conventionnelle en 2008) combinées à une situation du marché du travail exceptionnellement favorable aux salariés suffisent à expliquer ce phénomène. »

* Sondage réalisé en ligne par Kantar Public du 15 septembre 2022 au 3 octobre 2022, auprès d’un échantillon représentatif de 5001 actifs français en emploi (représentativité selon la méthode des quotas). L’analyse statistique des données recueillies a été réalisée par Kearney.

77 % de Français satisfaits dans leur travail

Les auteurs de l’étude observent une grande stabilité dans le degré de satisfaction des Français au travail, comme dans les causes d’insatisfaction mentionnées, par rapport à la période d’avant-COVID.

Parmi les actifs, les indépendants sont en moyenne plus satisfaits que les salariés du public ou du privé.

« Les travailleurs indépendants sont en moyenne plus satisfaits que les salariés du public ou du privé : ils apprécient l’absence de hiérarchie et des horaires de travail flexibles… »

Les facteurs de satisfaction ou d’insatisfaction au travail :

• Chez les salariés, de bonnes perspectives de carrière et la reconnaissance de leur travail par les managers.
• La rémunération est quant à elle le premier facteur d’insatisfaction pour 46 % des sondés (indépendants ou salariés), devant l’absence de perspectives de carrière ou d’évolution professionnelle (42 %) et le manque de reconnaissance et de soutien de l’entreprise (38 %) et de la société (40 %).

 Oubliées les 35 heures?

« Le cadre habituel des 35 heures a largement éclaté », notent les auteurs de l’étude.

Les actifs à temps plein déclarent travailler en moyenne 39,8 heures par semaine.

82% des actifs sont globalement satisfaits de la durée de leur travail et 31 % des sondés seraient prêts “à travailler plus pour gagner plus”!

Les horaires de travail traditionnels disparaissent au profit des horaires atypiques : le week-end, le soir après 20 heures et/ou les jours fériés.

On peut voir dans cela les conséquences de l’essor massif du télétravail durant la pandémie.

Surmenage ou mal-management?

60 % des travailleurs déclarent que leur charge de travail a augmenté ces cinq dernières années. « Si les actifs ne travaillent pas plus longtemps, ils ont incontestablement le sentiment d’avoir plus de travail à faire sur le même volume horaire de travail. »

Toutefois, les auteurs de l’enquête n’établissent pas de lien entre la durée du travail et le sentiment que la charge de travail est excessive : « Ce sentiment s’explique plutôt par le manque de soutien de la part du management, la charge psychique ou la faible autonomie dans son travail », notent-ils dans leur commentaire.

Télétravail : 33 % des actifs le pratiquent au moins un jour par semaine.

« L’essor spectaculaire du télétravail constitue la seule véritable rupture par rapport à la période d’avant-Covid. »

Mais les actifs ne sont pas tous égaux face au télétravail : « Environ la moitié des emplois sont “télétravaillables », avertissent les auteurs.

L’enquête fait ressortir  « un ‘optimum’ de satisfaction au télétravail, qui se situerait entre 2 et 3 jours par semaine ». Elle révèle qu’il « n’existe aucun lien entre l’intensité du télétravail et la charge physique ou psychique. »

Le télétravail n’aurait, par ailleurs, « aucun effet significatif sur le temps de travail effectif », estiment les auteurs de l’étude.

« Le télétravail a des impacts positifs sur l’équilibre vie personnelle-vie professionnelle, l’autonomie et l’efficacité au travail. Mais il a des impacts négatifs sur l’efficacité et la qualité des relations sociales. »

Repousser l’âge de la retraite? Non!

48 % des actifs sondés trouvent l’âge de départ en retraite actuel (62 ans) « trop élevé ».

Ce sont notamment les moins de 35 ans (59 %), les ouvriers (56 %) et les CSP- (54 %) qui le considèrent comme étant déjà excessif.

Une proportion significative des sondés (44 %) souhaite partir de manière anticipée à la retraite, quitte à voir sa pension réduite!

41 % des répondants préconisent un aménagement de leurs conditions de travail avant le départ à la retraite.

Emploi des seniors : osons!

Une piste que les dirigeants d’entreprise et les partenaires sociaux auraient intérêt à creuser afin d’éviter les « dégraissages » massifs d’effectifs de seniors, surtout dans la perspective du report de l’âge de départ en retraite. Toute une palette de possibilités pourraient être mises en œuvre, dans un esprit gagnant-gagnant : aménagement d’horaires, coaching des nouveaux arrivants, tutorat, création de centres de formation inter ou intra-entreprises, prêt de main d’œuvre sur un bassin d’emploi, cumul emploi-retraite, etc.

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Envies de reconversion

• 55 % des salariés sondés souhaitent évoluer vers un poste différent au sein de la même entreprise.
• 37 % des salariés voudraient quitter leur entreprise avant deux ans (26 % dans les 6 prochains mois).
• 10 % des sondés déclarent réfléchir sérieusement à une reconversion professionnelle.
29% Ont envie de devenir indépendant pour exercer le même métier dans un cadre différent.

Ce pourcentage qui correspond aux nombreuses enquêtes antérieures sur l’entrepreneuriat, lesquelles font régulièrement ressortir qu’environ un tiers des Français aimeraient se mettre à leur compte. Même si tous ne sautent pas le pas!

L’enquête de l’Institut Montaigne tord le cou au phénomène de « grande démission », relayé par les médias, à partir notamment de ce qui a pu être observé aux Etats-Unis : « Le nombre de démissions augmente fortement lorsque le taux de chômage est bas. La très bonne santé actuelle du marché du travail explique donc cette volonté marquée de mobilité professionnelle. »

Pourtant, contrairement aux velléités de reconversion exprimées, les auteurs de l’étude ne « constatent pas de diminution de l’ancienneté moyenne dans l’emploi occupé au cours des années récentes, ce qui signifie que la mobilité professionnelle ne s’accroît pas en France. » *

* Sondage réalisé en ligne par Kantar Public du 15 septembre au 3 octobre 2022, auprès d’un échantillon représentatif de 5001 actifs français en emploi (représentativité selon la méthode des quotas). L’analyse statistique des données recueillies a été réalisée par Kearney.

#Post-Scriptum: Après la loi du 21 décembre 2022 « portant mesures d’urgence relatives au fonctionnement du marché du travail en vue du plein emploi », le gouvernement prépare une nouvelle « loi Travail et Plein Emploi ». Son contenu a été esquissé devant la Convention du parti présidentiel Renaissance (ex-La République en marche) du 21 février 2023 : décourager les plans de départ anticipé des seniors, favoriser les accords d’entreprise, généraliser un Compte-Épargne-Temps universel, installer la semaine de 36 heures en quatre jours, développer les dispositifs de partage de la valeur… Après le bras de fer sur les retraites, le gouvernement veut amadouer les syndicats en gravant dans le marbre de la loi plusieurs « avancées sociales » existantes ou balbutiantes.

 

Jacques Gautrand portrait Consulendo 2022*Jacques Gautrand 

Journaliste économique indépendant, est le fondateur du site Consulendo.com, webzine sur des sujets d'actualité de l'économie et des entreprises.

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 Credits imageset photos : Gerd Altmann, Yvette W, Mohamed Hassan - Pixabay / crédit infographie : Institut Montaigne 2023 – Enquête « Les Français au travail »