Tribune

Le directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure analyse les conséquences de la visite d'Emmanuel Macron en Chine du 5 au 8 avril. Le président français a entériné la capacité de pression militaire de Xi Jinping sur la Russie, affirme-t-il.

Le Figaro - 20 avril 2023 - ParGilles Kepel

Le président chinois Xi Jinping a déroulé le tapis rouge pour Emmanuel Macron lors de sa visite d'État en Chine du 5 au 8 avril. Celle-ci s'est tenue peu après le déplacement à Moscou de Xi Jinping les 20-22 mars, qui faisait lui-même suite à l'annonce spectaculaire de la médiation chinoise entre Iran et Arabie saoudite. Et la France comme l'Europe ont désormais à faire le point et se positionner dans la grande redistribution des cartes en cours à l'échelle planétaire. Les remarques du locataire de l'Élysée, à l'intonation gaullienne, sur la distanciation nécessaire de l'Europe par rapport à la politique étrangère américaine à travers le monde – considérant les États-Unis comme un allié, mais non un suzerain – ont fait dresser les sourcils des plus pro-américains des Européens, à l'instar du premier ministre polonais Mateusz Morawiecki aux avant-postes face à Poutine en Ukraine. Elles lui ont valu aussi les avanies de Donald Trump le 11 avril, en termes crus.

De fait, Pékin comme Moscou s'emploient régulièrement à tenter de briser l'unité de l'Alliance atlantique des États démocratiques, et de promouvoir le regroupement sous leur houlette des régimes autoritaires d'Asie, d'Afrique comme d'Amérique latine. Mais le propos présidentiel était aussi une manière de souligner les ambiguïtés et les limites du soutien de Pékin à Moscou, de l'Ukraine au Moyen-Orient. L'un des principaux signes donnés à l'issue de la visite de Xi Jinping en Russie fut la forte réitération que Pékin ne laisserait pas le maître du Kremlin utiliser l'arme nucléaire - ne serait - ce que parce que l'expansion du commerce international chinois, incarné par les «nouvelles routes de la soie» en pâtirait immédiatement. Or, si Poutine est empêché par ce veto de Xi Jinping de recourir au chantage à la bombe, il lui sera impossible de gagner la guerre d'Ukraine.

La détermination de Xi Jinping à tirer les bénéfices politiques de son empire commercial nécessite une réponse elle-même politique, qui ne peut se limiter à la guerre économique ni à la gesticulation militaire.

Gilles Kepel

Dans le même ordre, l'Iran a été contraint par la médiation chinoise d'arrêter immédiatement toute attaque de missiles ou de drones sur l'Arabie saoudite, et interdit d'agiter la menace atomique contre ce pays – dans l'hypothèse probable où Téhéran atteindrait le seuil militaire dans l'enrichissement de son uranium. À l'instar du prince héritier saoudien Mohamed ben Salman, Emmanuel Macron a entériné la capacité de pression militaire de Xi Jinping sur un ennemi belliqueux – Poutine dans un cas, Khamenei dans l'autre – pour prévenir un affrontement généralisé ou régional qui serait au détriment des intérêts immédiats de la Chine. Et cela dans un contexte où les États-Unis ont soit marqué leur incapacité à fournir seuls les garanties de sécurité – ainsi pour l'Arabie saoudite face aux agressions iraniennes – soit exercent avec la mobilisation de l'OTAN une pression armée nécessaire mais insuffisante pour faire plier l'armée russe en Ukraine.

Ce faisant, la démarche du président français vise à construire une relation d'opportunité contractuelle euro-chinoise afin de défléchir des menaces immédiates, tout en entérinant le fait que depuis un demi-siècle la Chine est devenue – grâce aux chaînes de valeur, bénies par le capitalisme globalisé – la manufacture délocalisée mondiale. La détermination de Xi Jinping à tirer les bénéfices politiques de son empire commercial nécessite une réponse elle-même politique, qui ne peut se limiter à la guerre économique ni à la gesticulation militaire.

Au Moyen-Orient, les avancées spectaculaires chinoises en ont fait le principal partenaire commercial de la superpuissance régionale saoudienne.

Gilles Kepel

Car la force chinoise est aussi sa faiblesse. Les marchés d'exportation sont cruciaux pour la pérennité de son modèle sociétal – 20 % environ des importations totales de l'Europe comme des États-Unis proviennent de Chine – dans un contexte où les conséquences de la pandémie du covid-19 se font encore sentir, où l'immobilier s'est effondré et où l'évolution démographique fera prévaloir à court terme les vieux sur les jeunes. Il est un seuil que Pékin ne peut franchir dans son affrontement avec l'Occident, car ses intérêts immédiats sont concernés – par-delà la montée des tensions militaires dans le détroit de Taïwan.

Au Moyen-Orient, les avancées spectaculaires chinoises en ont fait le principal partenaire commercial de la superpuissance régionale saoudienne, et les deux trillions de dollars de fonds souverains des pétromonarchies arabes du Golfe jouent un rôle croissant dans le marché des capitaux chinois - les banques du Golfe émettent désormais des titres en RMB. Quant à l'Égypte, dont le canal de Suez (dont la Chine a contribué à l'élargissement) est le passage obligé des nouvelles routes de la soie vers la Méditerranée et l'Europe, elle a connu une croissance soutenue des investissements chinois depuis la prise du pouvoir par le maréchal Sissi en 2013. À l'heure où Le Caire est frappé de plein fouet par une crise de la dette, de la monnaie et par l'hyperinflation, le soutien chinois n'est pas de trop pour éviter que le géant démographique arabe, qui compte plus de 100 millions d'habitants, ne déverse pas sans contrôle son trop-plein d'habitants sur les voies de l'immigration illégale vers l'Europe à travers la Méditerranée, en allégeant ainsi la pression.

Si une guerre d'usure s'installait en Ukraine, l'un de nos principaux défis - outre la pérennité et la solidité de l'alliance atlantique - consisterait justement à sécuriser nos relations contractuelles avec la Chine comme avec le Moyen-Orient.

Gilles Kepel

Bien que le message d'Emmanuel Macron à Pékin fût que l'Europe devait explorer les voies pour élaborer une architecture de sécurité réaliste globale incluant les flux commerciaux chinois et leurs effets, l'Union Européenne ne parle pas d'une seule voix à ce propos. Certains l'ont accusé de rechercher des accommodements périlleux avec Xi Jinping en échange d'un traitement de faveur pour l'Hexagone, de rupture de la solidarité atlantique et de mollesse face à l'offensive planétaire des régimes autoritaires dont l'armée russe est aujourd'hui le fer de lance en Ukraine. En réponse, le président français faisait valoir que les contradictions entre Pékin et Moscou seraient bénéfiques pour l'Occident.

Et d'autres États européens cherchent également des modes créatifs pour sortir de la crise engendrée par la guerre en Ukraine. L'Allemagne au premier chef, dont la prospérité a été bâtie sur des importations peu coûteuses de gaz russe fournissant l'énergie pour produire une technologie de haut niveau destinée notamment aux manufactures chinoises. En ce printemps 2023, le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord ont fourni à l'Europe les hydrocarbures nécessaires pour passer l'hiver, et la récession tant redoutée n'est pas advenue. Mais si une guerre d'usure s'installait en Ukraine, juste sur le flanc oriental du vieux continent, l'un de nos principaux défis - outre la pérennité et la solidité de l'alliance atlantique - consisterait justement à sécuriser nos relations contractuelles avec la Chine comme avec le Moyen-Orient.