Politique

Cette campagne inédite par sa brièveté va marquer la vie politique. Elle a mis l’accent comme jamais sur les alliances électorales, brisé la règle des scrutins à deux tours contraignant les Français à voter « contre » dès le premier tour, isolé Paris du reste de la France... 

L'Opinion - 4 juillet 2024 - Par

Matthieu Deprieck, Antoine Oberdorff, Corinne Lhaïk et Christine Ollivier

Dans son livre-programme de la présidentielle de 2017, Emmanuel Macron annonçait vouloir engager une « révolution » en France. De fait, en l’espace de trois petites semaines et quel que soit le résultat du second tour des élections législatives dimanche, la dissolution de l’Assemblée nationale a fait basculer la vie politique française dans un nouveau monde. Mais sans doute pas celui que le chef de l’Etat escomptait. Dans celui-là, toutes les digues et autres plafonds qui limitaient encore le vote en faveur du Rassemblement national ont sauté, le débat est dominé par les passions plutôt que par la raison, et la capitale semble avoir fait sécession du reste du pays.

1–Le RN a crevé les plafonds de verre

Cela paraît une éternité, ce n’était qu’il y a deux ans. Aux élections législatives 2022, alors que le RN avait obtenu un nombre record de députés (89), le parti de Marine Le Pen butait encore sur quelques digues : les plus de 50 ans, les cadres, les retraités, les foyers aisés. En 2024, avant même le second tour, la vague RN a submergé ces digues. C’est ce qu’illustre une enquête Ipsos Talan pour France Télévisions, Radio France et Public Sénat, menée sur un échantillon de 10 200 personnes.

L’électorat frontiste possède un électorat homogène sans faille manifeste. Il est équilibré entre les différentes classes d’âge, avec une faiblesse très relative chez les 70 ans et plus : 29 % de cette tranche ont voté RN, contre 32 % pour Ensemble et 18 % pour le Nouveau Front populaire. La situation est la même en ce qui concerne la répartition par couches sociales. La faiblesse du RN se trouve chez les cadres : 21 % ont opté pour l’extrême droite, 34 % pour la gauche, 26 % pour la majorité sortante. L’opposition des retraités s’amoindrit par une poussée de Jordan Bardella chez les retraités modestes – son parti est premier chez les retraités CSP-. Chez les retraités plus aisés, le RN n’est plus très loin de l’électorat macroniste (25 % contre 32 %).

La domination politique du RN se retrouve sur la carte de France. Il devance les autres formations dans toutes les tailles d’agglomération à l’exception des métropoles de plus de 200 000 habitants. Là, le NFP garde une courte avance sur le RN.

Ce paysage s’inscrit dans l’Hexagone, à l’exception de deux grandes zones : la Bretagne et le Massif central. En Bretagne, le RN a bouclé le premier tour en tête dans cinq circonscriptions sur 27. Dans le Massif central, une circonscription dans trois départements (Creuse, Puy-de-Dôme et Corrèze) a placé le RN devant les autres. C’est déjà beaucoup pour des terres jusqu’ici imperméables à l’extrême droite. Le résultat des élections européennes du 9 juin dernier laissait imaginer une poussée plus forte. La liste menée par Jordan Bardella était arrivée en tête dans toutes les régions. En Bretagne, elle avait réalisé le meilleur score (25,58 %) devant Raphaël Glucksmann (18,44 %).

2–Le RN ne souffre plus de la démobilisation de son électorat

Il est fini le temps où Marine Le Pen engueulait ses électeurs potentiels parce qu’ils étaient restés chez eux. Le 20 juin 2021, à l’issue du premier tour des élections régionales, elle s’en prend aux abstentionnistes : « Si vous voulez que les choses changent, vous devez voter. » Trois ans plus tard, le message est largement entendu… Le dimanche 30 juin, premier tour des législatives, la participation des Français est massive. Elle atteint 64,99 % des inscrits, près de 20 points de plus qu’en 2022.

Cette hausse profite davantage au parti de Jordan Bardella. Il arrive en première position avec 33,2 % des suffrages exprimés, suivi par le Nouveau Front populaire (28,1 %), puis par le camp présidentiel (21 %). En 2022, il totalisait 18,68 % des voix. Soit une multiplication par 1,8 en deux ans. Le Figaro a calculé ces pourcentages par rapport aux inscrits : la progression du RN est spectaculaire, il multiplie son gain par 2,5. Avec ses alliés, il gagne 6,4 millions d’électeurs. Désormais, l’électeur RN bouge pour que ça bouge.

3–La démocratie du rejet s’est imposée dès le premier tour

« Au premier tour, on choisit. Au second tour, on élimine » : jusqu’ici, le scrutin majoritaire à deux tours fonctionnait selon un rythme binaire. D’abord, l’adhésion à un projet. Puis, le vote par dépit, faute de mieux dans l’offre disponible. Las, la mécanique infernale des trois blocs a brisé cette logique pour en introduire une nouvelle, celle du barrage dès le premier tour.

S’installe une « hiérarchie des périls » entre trois rejets. Contre le Nouveau Front populaire phagocyté par l’omniprésence en son sein de Jean-Luc Mélenchon, contre l’union des droites LR-RN dominée par la famille Le Pen et, enfin, contre un espace central ratatiné par le ressentiment à l’égard d’Emmanuel Macron.

Qui sanctionner ? Qui sortir de la course ? Dans l’isoloir, l’électeur recherche désormais le plus court chemin – c’est-à-dire le vote le plus efficace – pour écarter ce qu’il perçoit comme étant « la menace principale ». En s’alliant avec LFI au sein d’un cartel électoral, le social-démocrate Raphaël Glucksmann a pris acte, non sans difficulté, de cette nouvelle donne. « Aux européennes, j’ai voulu ressusciter un vote d’adhésion à un projet pour qu’enfin les électeurs puissent se sentir en phase avec leurs valeurs. Là, c’est la posture du moindre mal qui domine ces législatives », reconnaît-il aujourd’hui.

Interdiction du téléphone portable avant l’âge de onze ans, grand débat sur la laïcité, suppression d’un échelon territorial... qui se souvient de ces promesses ?

4–Les programmes ne sont plus que des occasions d’enfoncer les adversaires

Pour présenter le programme de ses candidats, Emmanuel Macron avait vu les choses en grand : une conférence de presse 48 heures après avoir dissous l’Assemblée nationale. Interdiction du téléphone portable avant l’âge de onze ans, grand débat sur la laïcité, suppression d’un échelon territorial... qui se souvient de ces promesses ? L’union de la gauche a, elle, choisi le même format pour dévoiler le financement de son projet. Voilà à quoi ont été ramenés les programmes des différentes candidatures : des supports pour critiques en irresponsabilité.

Qu’importe le contenu du flacon pourvu qu’il y ait de quoi critiquer l’ivresse des dépenses. Cette campagne s’est jouée sur les postures et les alliances. Le principal défaut du Nouveau Front populaire et du Rassemblement national était de faire porter à la France le risque du chaos. La haine contre Emmanuel Macron a été le principal moteur du vote pour les oppositions. Les mesures qui ont émergé dans le débat public l’ont été en négatif : l’interdiction d’exercer certaines fonctions pour les binationaux côté RN, l’abrogation de la réforme des retraites et de la loi « immigration » côté NFP

5–Les débats ne sont plus décisifs

C’est à désespérer les journalistes politiques qui s’acharnent à vouloir trouver la faille dans les programmes, la question piège qui fera basculer la campagne. « Vous n’avez pas le monopole du cœur », « l’homme du passé, c’est vous » : de Valéry Giscard d’Estaing à Jacques Chirac, en passant par François Mitterrand, ces formules ciselées ont longtemps fait le charme des grands duels télévisés. Une époque révolue.

L’inflation des débats aux élections européennes n’aura pas eu l’effet escompté : les coups de gueule de François-Xavier Bellamy ont touché les téléspectateurs LR sans faire bouger sa courbe électorale. Signe de la déconnexion entre les observateurs politiques et la réception par le grand public, la domination de Gabriel Attal sur Jordan Bardella a conforté la première place du RN dans les sondages. Désormais, les confrontations télévisées ne se terminent plus sur un KO. Et même lorsqu’un vainqueur se dégage clairement, l’opinion publique ne croit que ce qu’elle lit... sur les réseaux sociaux.

6–La droite traditionnelle a rompu le cordon sanitaire avec le RN

En 1986, 35 députés FN débarquent à l’Assemblée nationale. Patron du RPR et Premier ministre de cohabitation, Jacques Chirac invente le « cordon sanitaire ». Une trentaine de parlementaires de confiance sont même désignés pour faire physiquement tampon entre ses troupes et les élus d’extrême droite. Cahin-caha, la digue entre le parti gaulliste et le Front national, devenu Rassemblement national, avait tenu jusque-là, malgré les ambiguïtés et des transgressions locales.

Avec la dissolution, elle a volé en éclats. Le président des Républicains, Eric Ciotti, a brisé le dernier tabou des gaullistes en pactisant le 11 juin dernier avec le Rassemblement national. Si la quasi-totalité des responsables LR ont refusé de le suivre, ce qui restait de la digue s’est effondré dans les têtes. Les responsables LR qui ont rejeté l’alliance se sont refusés à donner une consigne de vote pour le second tour, quand certains annonçaient leur intention de voter RN pour faire barrage à La France insoumise ou envisageaient déjà une coalition avec une majorité relative RN.

Il y a seulement deux ans, pourtant, le parti présidé par Christian Jacob appelait encore à ce « qu’aucune voix » ne se porte sur Marine Le Pen au second tour de la présidentielle. Un temps révolu.

7–Paris a fait sécession

La carte de France parle d’elle-même : de larges zones conquises par le Rassemblement national, quelques coins juste mouchetés de circonscriptions RN et, au milieu, une exception, Paris et sa première couronne. Dimanche 30 juin, aucun candidat du parti de Jordan Bardella n’est arrivé en tête dans la capitale, en Seine-Saint-Denis, dans les Hauts-de-Seine et dans le Val-de-Marne. Au-delà, seul l’ouest des Yvelines, mitoyen à la première couronne, a résisté à la vague.

Le cœur politique et administratif du pays s’est toujours dérobé à l’extrême droite. La différence, cette fois-ci, vient des autres métropoles. Certes, leur centre-ville reste acquis à la gauche, au centre ou à la droite, mais le Rassemblement national pointe désormais en tête dans certaines circonscriptions de leur banlieue directe. C’est le cas à Bordeaux (dans la 5e), à Lyon (8e), à Marseille (2e, 5e, 3e, 11e, 12e), à Montpellier (4e, 8e, 1e), à Toulouse (5e), à Rennes (4e), à Lille (5e) ou à Strasbourg (4e).

Comme si les citadelles que ces villes représentaient voyaient leurs fortifications ébréchées. Finalement, ce n’est pas la situation parisienne qui a changé mais le fait qu’elle se retrouve aujourd’hui bien seule en France.

Incroyable mais vrai, l’ancien président François Hollande et l’anticapitaliste Philippe Poutou se retrouvent à faire campagne sous la même bannière

8–L’extrême est devenu la force d’attraction des autres partis

La clarification ne se décrète pas. Lors de son exposé post-dissolution, Emmanuel Macron a cru pouvoir compter sur les orphelins de gauche, comme de droite : ceux qui, comme le socialiste Jérôme Guedj, ne s’accommodent pas de la « dérive communautariste » de La France insoumise ; et ceux qui, parmi Les Républicains, n’ont pas « tourné le dos à l’héritage du général de Gaulle ».

 

Mais rapidement, la tectonique des plaques a joué en faveur des pôles de radicalité. Incroyable mais vrai, l’ancien président François Hollande et l’anticapitaliste Philippe Poutou se retrouvent à faire campagne sous la même bannière, unis par la pression de l’extrême droite. De quoi battre en brèche le parti hasardeux des apprentis sorciers de l’Elysée qui ne voyaient pas comment des gauches présumées « irréconciliables » pourraient sceller un accord en quelques jours.

L’issue des négociations du Nouveau Front populaire leur a donné tort. Ne restait plus à Emmanuel Macron qu’à mettre un signe égal entre RN et LFI pour tenter de disqualifier une « alliance contre-nature ». Le « ni, ni » des macronistes n’aura duré que 48 heures, le temps de se heurter une nouvelle fois au mur du réel et d’enclencher la vague des désistements, seul moyen pour le bloc central de ne pas finir écrasé entre le NFP et le RN. L’extrême centre dissout par lui-même.

9–La Ve République n’est plus garante de stabilité

Un exécutif fort dominé par la figure du président de la République, une majorité stable appuyée sur un scrutin majoritaire : sous l’impulsion de Charles de Gaulle, les institutions de la Ve République ont été pensées pour rompre avec « le régime des partis », synonyme de « pagaille » pour le Général. Il s’agissait de mettre fin à l’instabilité gouvernementale chronique de la IVe République, qui a vu 24 gouvernements se succéder entre 1947 et 1958, tous renversés par une Assemblée nationale dépourvue de majorité stable.

Depuis 65 ans, les institutions gaullistes ont rempli leur office. Leur souplesse leur a permis d’absorber le choc de l’alternance socialiste de 1981 et trois cohabitations (1986, 1993 et 1997). L’absence de majorité absolue à l’Assemblée nationale depuis 2022 n’est pas non plus inédite. Le Premier ministre PS, Michel Rocard, l’avait déjà expérimentée en 1988 et la Constitution fournit des outils permettant à l’exécutif de surmonter d’éventuels blocages, tels que l’article 49.3, permettant de faire adopter un texte sans vote.

Mais en dynamitant un paysage politique assis sur le clivage gauche–droite, Emmanuel Macron a fait basculer la Ve République dans une nouvelle ère, celle du tripartisme. L’affrontement de trois camps politiques – un bloc central, une coalition de gauche et le Rassemblement national – pourrait faire entrer dimanche soir nos institutions dans une terra incognita : un président affaibli, et une cohabitation doublée de l’absence de majorité absolue. Au risque de voir resurgir le « régime des partis ».