Entretien
Le Premier président de la Cour des Comptes remettra le 19 février au Premier ministre son rapport sur l’état financier des régimes de retraite. Il croit en la bonne foi des partenaires sociaux qui ont la responsabilité de trouver un compromis pour « réformer la réforme » de 2023.
le Journal.info - 24 janvier 2025 - Par Valérie Lecasble
Le 19 février, vous remettrez au Premier Ministre un état des lieux des retraites…
Le Premier Ministre a confié une « mission flash » à la Cour des comptes, afin d’établir un état des lieux indiscutable de la situation des régimes de retraite dans leur intégralité : régimes de base et complémentaires pour les salariés et les non-salariés, du secteur public et privé, afin de donner une image financière fidèle des régimes de retraite en France. C’est une mission de confiance, donnée à une institution respectée des Français, dans une période marquée par les controverses, le complotisme et les fausses informations diffusées sur les réseaux sociaux. Il est rassurant dans ce contexte de s’appuyer sur une information vérifiée sous l’égide d’un organisme public indépendant. Le Premier ministre a choisi de mettre les institutions et les partenaires sociaux au cœur du jeu. Nous remettrons donc ce rapport, qui a été commandé mais n’est pas télécommandé, et qui sera élaboré à partir des chiffres déjà connus. Nous travaillons pour cela avec le Conseil d’Orientation des Retraites (COR) comme avec tous les acteurs publics concernés.
Le débat politique a déjà démarré ?
Je ne suis pas là pour commenter le débat. Nous ne validerons ou n’invaliderons aucune piste, mais donnerons nos propres chiffres. La Cour des Comptes est indépendante, et son rôle n’est pas de charger la barque ou d’alléger le fardeau. Je préside personnellement la mission et rencontre un par un les protagonistes de la négociation pour leur présenter notre méthode et connaître les paramètres qui leur importent : nous partirons des travaux déjà existants.
Quel est votre objectif et dans quel délai ?
J’ai trois objectifs. Le premier est de faire un état des lieux indépendant. Le deuxième est d’établir une projection des chiffres sur les vingt prochaines années. Et le troisième est de réfléchir à des leviers d’action possibles à mener, sans qu’il s’agisse de recommandations. Pour cela, nous allons travailler d’arrache-pied pendant un mois. J’ai reçu la lettre de mission du Premier ministre le 20 janvier. Le rapport de la Cour des Comptes sera contradictoire, c’est-à-dire que l’administration aura la faculté d’y répondre. Je remettrai le rapport au Premier ministre le 19 février. Jamais, la Cour des Comptes n’a produit aussi rapidement un tel rapport. A partir de là, les partenaires sociaux auront trois mois pour conclure un éventuel accord.
Comment allez-vous procéder ?
Nous allons faire des prévisions sur les vingt prochaines années du financement de tous les régimes de retraites, en travaillant sur les paramètres de l’âge et de la durée de cotisation, du niveau des prestations ou des cotisations, de la productivité, du taux d’emploi. Nous allons dire comment tous ces paramètres influent sur l’équilibre financier des retraites.
De là, nous évaluerons le besoin de financement et comment y répondre, le postulat de base étant que si « on réforme la réforme » en changeant ce qui a été décidé en 2023, on ne saurait dégrader in fine la situation financière de la France, déjà préoccupante.
Nous allons en quelque sorte « mettre la table » pour les partenaires sociaux, à eux de faire le menu. Ils auront en mains les options pour bâtir des compromis.
Et ensuite ?
La Cour des Comptes ne fera pas de préconisations. Elle lance une fusée à trois étages où elle produit l’état des lieux. Ce sera ensuite aux partenaires sociaux de trouver un compromis dans les trois mois qui suivent. Puis, le Parlement validera la solution éventuellement trouvée.
Quand tout sera sur la table, il y aura sans doute des bougés possibles par rapport à la réforme de l’été 2023. La réforme peut être modifiée, mais les besoins de financement doivent être satisfaits.
C’est une grosse contrainte ?
Oui, car la situation des finances publiques est inquiétante. Nous sommes sur le fil avec une dette publique de 115% en 2025. Nous sommes deux fois au-delà de l’objectif de 3% de déficit public et notre déficit est presque deux fois supérieur à celui de nos partenaires européens. On ne peut pas continuer comme ça, nos engagements européens doivent être respectés et notre dette maitrisée. Il est temps de réfléchir à des économies ou dépenses intelligentes et acceptables.
Le tabou de l’âge légal peut-il sauter ?
Le Premier ministre a dit qu’il n’avait pas de totem. De notre côté, nous allons chiffrer les conséquences de l’âge légal. Je rencontre tous les partenaires sociaux, à ce jour FO, la CGT, la CFDT, l’UNSA, le Medef, la CFTC. Je tiens à les assurer de l’indépendance de la Cour des Comptes : notre travail n’est pas téléguidé, mais indépendant, réalisé sur une base objective. Avec Gilbert Cette, le président du COR, nous travaillons main dans la main. Nous partons de ses hypothèses en y ajoutant les nôtres et nous comprenons aussi les attentes des partenaires sociaux. Les négociations vont sans doute être extrêmement difficiles, les positions ne sont pas communes, elles sont parfois même contradictoires, voire peu compatibles. Mais tous ont la volonté d’avancer.
Vous croyez à une issue possible ?
Je me réjouis du retour en grâce du rôle des corps intermédiaires, à qui l’on donne enfin leur chance. C’est pour eux une opportunité de montrer leur vraie volonté de négocier. Même si c’est extrêmement difficile, la bonne foi est partagée. Le cheminement doit allier l’expertise de la Cour des Comptes, le dialogue des partenaires sociaux et la volonté politique du Gouvernement et des parlementaires. Si les partenaires sociaux se mettent d’accord, le Parlement aura à transposer cet accord, sans selon moi rouvrir l’ensemble du débat. A chacun de prendre ses responsabilités.
Jusqu’où pourra-t-on aller ?
Dans le temps imparti, il s’agit probablement de « réformer la réforme », pas de faire une réforme systémique. On part de la réforme telle qu’elle est aujourd’hui et on la fait évoluer.
La Cour des Comptes cherche à récupérer le contrôle des prévisions pour le budget ?
Concernant le dérapage de 2024, j’ai tiré la sonnette d’alarme sans être suffisamment écouté. J’ai montré à la Commission d’enquête parlementaire que le Haut Conseil des Finances Publiques (HCFP) avait pointé dans ses avis, et la Cour dans ses rapports, les difficultés attendues. Il n’est pas possible de prétendre que l’on ignorait la fragilité des prévisions présentées. Ces prévisions sont aujourd’hui trop volontaristes, trop contraintes, trop sous pression. Elles ne font l’objet d’aucune validation extérieure, cela ne fonctionne pas bien.
Le HCFP pourrait ramener du calme et de l’objectivité et tempérer la tentation de l’hubris du politique. L’administration vit sous des contraintes politiques trop fortes qui ont mené les deux dernières années à un cas d’école de la perte de contrôle des finances publiques.
Ils ont triché ?
Il n’y pas eu de volonté de tromper, donc pas d’insincérité, mais les prévisionnistes ont pêché par optimisme et par espoir que la bonne fortune se produirait. On a trop négligé l’esprit de prudence. Cet excès de volontarisme a rendu les prévisions trop optimistes.
Il faut donc ramener de l’ordre dans la maison. Soit en confiant les prévisions à un organisme extérieur tel le HCFP, comme c’est le cas aux Pays Bas, au Luxembourg, au Royaume Uni, bref dans neuf pays européens. Ce n’est pas notre tradition mais c’est possible.
Soit en faisant en sorte que les prévisions de Bercy soient à minima validées par le HCFP et que les écarts, s’il y en avait, soient expliqués. C’est indispensable. Le HCFP doit avoir le même mandat et les mêmes compétences que d’autres institutions budgétaires indépendantes en Europe.
Le député Mathieu Lefèvre vous reproche d’attaquer Bruno Lemaire…
J’estime et apprécie le député Lefèvre. Mais il se trompe. Et surtout, il est important, en ces temps troublés, de respecter les institutions, et d’éviter de mettre en cause leur indépendance et leur impartialité. Pour le citoyen, c’est essentiel ! Et pour ce qui est de la Cour des comptes et du HCFP, j’en suis le garant.
Propos recueillis par Valérie Lecasble
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