
Entreprises
L’hypothèse d’une taxation des fortunes professionnelles fait trembler les créateurs d’entreprise qui y voient un signal désastreux pour l’innovation et la croissance en France.
Le Figaro - 15 septembre 2025 - Par Lucas Mediavilla et Louise Darbon
Gabriel Zucman va-t-il ressusciter le mouvement des « pigeons » en France ? Le projet de taxation, que cet économiste défend mordicus sur tous les plateaux en cette rentrée, fait bondir dans le milieu de l’entrepreneuriat et de la tech. La révolte monte, avec une ferveur qui n’est pas sans rappeler celle qui, en 2012, avait vu quelques figures de l’écosystème technologique s’organiser pour protester contre la hausse de la fiscalité sur le régime des plus-values envisagée par le gouvernement socialiste. « Les boucles WhatsApp sont en train de chauffer. Le mouvement n’est pas encore aussi coordonné qu’à l’époque, mais la colère est aussi intense », constate Marc Menasé, entrepreneur et fondateur du fonds Founders Future. Comme d’autres, ce dirigeant, qui était déjà à l’estrade il y a 13 ans, enrage contre ce projet visant à instaurer un taux d’impôt plancher de 2 % au-dessus de 100 millions d’euros de patrimoine.
Il n’est pas le seul dans la French Tech. Dans une tribune publiée dans L’Opinion, une trentaine de dirigeants de start-up, d’investisseurs et de figures de l’écosystème jugent qu’il y a un risque de « casser l’élan entrepreneurial français ». À la différence de l’impôt sur la fortune immobilière, la taxe Zucman envisage d’intégrer les actifs professionnels dans son assiette. De quoi impacter les fondateurs de start-up, qui seraient taxés sur la détention du capital qu’ils détiennent de leur entreprise, sans forcément avoir réussi à dégager assez de revenus pour s’acquitter de cet impôt.
Les trois fondateurs de Mistral AI, la pépite tricolore de l’IA, sont devenus la semaine dernière des milliardaires virtuels après la levée de fonds propulsant la valorisation de l’entreprise à 12 milliards d’euros – et dont ils détiennent 10 % chacun. Si la taxe Zucman était adoptée, ces entrepreneurs seraient censés s’acquitter d’un impôt annuel de 24 millions d’euros. Les dirigeants de la toute jeune start-up, âgée de 2 ans, ne touchent sans doute pas le dixième de ce salaire, toutes les recettes de la start-up étant réaffectées à l’investissement et à la croissance de Mistral AI. « Cette taxe plonge les entrepreneurs dans un cercle vicieux. Ils doivent brader leur participation pour payer un impôt basé sur une valeur théorique », dénonce Philippe Corrot, directeur général et cofondateur de la licorne Mirakl. « Taxer cette richesse “sur le papier” obligerait à revendre du capital ou à fermer des portes, alors que nous avons besoin de renforcer notre tissu productif », abonde Cédric Meston, fondateur de Groupe Revive.
Découragement des entrepreneurs
« Dans une période où la planète est engagée dans une course pour gagner la bataille à l’innovation, c’est un message qui risque de décourager les entrepreneurs à prendre des risques », note Roxanne Varza, directrice générale de Station F. La dirigeante franco-américaine, née à Palo Alto, ne le sait que trop bien. Les patrons de start-up sont nomades. « Le monde est global et les gens mobiles. Certains n’attendent qu’un prétexte pour s’en aller », explique Pierre-Éric Leibovici, du fonds Daphni.
« En plus d’un environnement très attractif, les États-Unis développent en ce moment une stratégie agressive pour attirer les entrepreneurs et défendre leurs entreprises », estime Romain Desmonts, associé fiscaliste au sein du cabinet McDermott Will & Schulte. « Si une taxe Zucman venait à voir le jour, les départs vers cette destination pourraient s’intensifier. » Ce qui aurait évidemment un effet sur le rendement de cet impôt.
Face aux protestations, Gabriel Zucman a évoqué dans Le Monde l’idée d’une adaptation de sa mesure pour les patrons de start-up qui ne pourraient s’acquitter de cet impôt : une cession d’actions de leur entreprise vers l’État. Mais ce casse-tête légal, de gouvernance ou encore de valorisation des parts cédées donne déjà des migraines à certains. « L’idée que l’État puisse prendre des parts au capital d’une entreprise dans un but de collecte fiscale, c’est aberrant et cela va faire fuir les investisseurs », confie Alexandre Berriche, dirigeant et fondateur de Fleet. « Bercy a d’autres chats à fouetter que de s’inviter au capital des start-up », abonde Marc Menasé. « C’est une attaque contre l’entrepreneuriat puisque cela dit à ceux qui se lancent : “Réussissez, on saura venir vous chercher au bon moment. Et si vous ne pouvez pas payer, on vous prend le fruit de votre travail” », indique Frédéric Coirier, PDG du groupe Poujoulat, leader de la fumisterie en Europe.
Les PME et ETI en première ligne
À l’image de ce dirigeant, la fronde ne se cantonne pas aux seuls dirigeants des entreprises de la French Tech. « Une telle mesure va toucher toutes les entreprises qui ont beaucoup d’actifs en France, qui ont patiemment investi et continuent d’investir », dénonce Frédéric Coirier. PME, ETI… Nombre de groupes à l’actionnariat familial, voire multigénérationnel, pourraient être impactés par cet impôt sur un patrimoine pourtant productif. « Il y a un tas de gérants de PME et d’ETI qui réinvestissent celui-ci ainsi que leurs dividendes dans l’économie réelle. En y touchant, vous risquez d’enrayer la dynamique d’investissement » , note Marc Menasé.
« Tout le monde a droit à l’erreur, mais la chose la plus absurde, c’est de refaire les mêmes : on détricote toute la politique en faveur des entreprises du premier quinquennat Macron », s’agace Virginie Calmels, la présidente de CroissancePlus. Au sein de cette association, qui réunit des centaines d’entreprises en croissance, « ça réagit très violemment à l’idée de prélever des taxes sur le patrimoine de ceux qui créent de la richesse pour le pays. Cela donne l’impression que la France n’est pas un pays “business-friendly”. Et cela risque d’avoir des conséquences immédiates », prévient l’entrepreneuse, prenant en exemple l’exode de milliers de dirigeants d’entreprises du Royaume-Uni après la suppression d’un système fiscal avantageux pour les plus riches. Selon Bloomberg, 110 milliards de capitaux auraient quitté le pays après la mise en place de cette mesure.
Une machine à casser les rêves
Au-delà des 1800 très hauts patrimoines visés par le dispositif, c’est un certain état d’esprit que fustige le monde de l’entrepreneuriat. « La protestation contre ce projet ne se cantonne pas à la défense de 1800 personnes. Elle est plutôt une réaction au très mauvais signal envoyé à ceux qui veulent entreprendre et qui savent d’emblée qu’ils seront taxés s’ils font croître leur entreprise. C’est une machine à casser les rêves », gronde Virginie Calmels. « Nous avions réussi à faire revenir des forces vives pour la croissance pendant le premier quinquennat. S’ils partent à cause de ces règles confiscatoires, nous mettrons des années à nous en remettre », explique encore Pierre-Éric Leibovici, du fonds Daphni.
Le passage, en fin de semaine dernière, sur BFM Business, du président de la commission des finances de l’Assemblée nationale, le député LFI Éric Coquerel, qui s’est emmêlé les pinceaux entre les notions de revenus et de patrimoine, n’est pas pour rassurer sur la suite du débat. « Il y a un manque de compréhension et de culture économique sur ces enjeux », indique Marc Menasé. Du côté du PS, qui jouera un rôle pivot dans la recherche d’une majorité pour le budget à l’Assemblée et qui a fait de la taxe Zucman un totem de son contre-projet, on semble réfléchir ces derniers jours à des aménagements pour ne pas pénaliser le patrimoine productif. Même si rien n’est ancré dans le marbre à ce stade.
« Derrière les discours sur la justice fiscale, c’est un piège mortel pour l’économie française », alerte encore Philippe Corrot. « Cette mesure idéologique, si elle est votée, fera des dégâts considérables avant d’être amendée, rendue illisible, sans même régler le problème structurel de la dette. » Comme lui, la plupart des entrepreneurs interrogés ne nient pas la réalité des finances publiques. Ils estiment prendre une part importante de l’effort de désendettement, via les charges sociales ou l’impôt sur le revenu. Dans une France où il est devenu difficile, voire impossible, de changer de niveau de vie par l’emploi salarié, les entrepreneurs demandent à ne pas casser l’un des rares vecteurs d’ascension sociale qui fonctionne, aussi imparfait soit-il. « La taxe Zucman, mal calibrée, détourne un débat légitime sur la justice fiscale et sociale en s’attaquant à des fondateurs d’entreprise qui créent de l’emploi et de la croissance de leur vivant », explique Antoine Moyroud, du fonds Lightspeed Ventures. « Si on cherche vraiment à racler les fonds de tiroirs, on devrait poser un vrai débat sur les fortunes héritées. »
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