Entreprises
Alors que la smicardisation gagne la population active, le groupe Michelin a mis en place un « salaire décent » pour l’ensemble de son personnel. En France, aucun n’est payé au smic, jugé insuffisant.
Le Parisien - 17 avril 2024 - Par Matthieu Pelloli et Sébastien Lernould
Vivre dignement de leur travail. De plus en plus de Français ont le sentiment qu’ils n’y parviennent plus. Les chiffres, en bas de leur feuille de paie, comme le solde de leur compte bancaire, leur prouvent souvent qu’il ne s’agit pas que d’un sentiment mais d’une réalité. Notre journal avait donné la parole à certains d’entre eux, en janvier 2024. Gabriel Attal, le Premier ministre, en avait fait l’un des éléments phares de son discours de politique générale quelques semaines plus tard : il veut « désmicardiser la France ».
De fait, près d’une personne sur cinq (17,3 %) est aujourd’hui payée au salaire minimum interprofessionnel de croissance (smic) dans le secteur privé, contre 12 % début 2021. Soit, selon la Dares (le service statistiques du ministère du Travail), 1 million de personnes supplémentaires rémunérées au smic entre le 1er janvier 2021 et le 1er janvier 2023. Car le smic augmente, et plus vite que les salaires juste au-dessus, qui ne progressent pas à la même vitesse. Résultat ? De plus en plus d’actifs sont rattrapés par ce niveau minimum. Indexé sur l’inflation, il est passé en trois ans de 1 230,60 euros net à 1 398,69 euros au 1er janvier 2024.
« Désmicardiser » la France… et reconsidérer le smic qui, estiment les syndicats, ne permet plus à ceux qui le perçoivent de boucler le mois. La critique est forte, mais elle n’est pas nouvelle chez les partenaires sociaux. Fait plus rare, en revanche, elle trouve un écho du côté du patronat, avec Florent Menegaux. Le groupe Michelin, dont il est le président, a mis en place un « salaire décent » pour l’ensemble de ses 132 000 collaborateurs dans le monde, doublé d’une protection sociale universelle. En France, aucun employé du géant du pneu n’est payé au smic. Le groupe Michelin, qui a encouragé ses fournisseurs à le suivre sur cette ligne salariale, ouvre une brèche. D’autres grandes entreprises tricolores s’y engouffreront-elles ?
Le Premier ministre, Gabriel Attal, s’inquiète de la « smicardisation » de la société. Partagez-vous cette analyse ?
FLORENT MENEGAUX. Nous vivons dans un environnement turbulent. Nous passons d’un monde à l’autre, industriel à postindustriel, comme au moment de la Renaissance. Face aux bouleversements de la société, à la question de rémunération du travail, structurellement insuffisante, mais aussi à l’urgence climatique, et à tous les défis auxquels nous devons faire face, les entreprises ont un rôle à jouer. Je crois, en effet, que les gens qui travaillent doivent pouvoir vivre correctement de leur salaire. Il faut qu’ils puissent se projeter, sortir de la survie.
Chez Michelin, vous avez mis en place le « salaire décent ». De quoi s’agit-il ?
Nous nous sommes posé la question : sommes-nous sûrs, dans les 175 pays où nous opérons, de rémunérer correctement nos 130 000 collaborateurs ? Nous nous sommes affranchis des paramètres de minimum légal pays par pays et fait accompagner par une ONG, Fair Wage Network. Nous sommes arrivés à la conclusion qu’un salaire décent devait permettre à une famille de quatre personnes, deux adultes et deux enfants, de se nourrir, mais aussi de se loger, de se soigner, d’assurer les études des enfants, de se constituer une épargne de précaution, d’envisager des loisirs et des vacances. Quand vous êtes dans la survie, vous ne vous préoccupez ni d’autrui ni des questions environnementales, vous êtes réduit à l’instinct animal.
Le smic en France est-il, selon vous, un salaire décent ?
Non. Nous considérons, par exemple, que le salaire décent est de deux fois le smic à Paris, et de + 20 % du smic à Clermont-Ferrand, au siège de Michelin. Chez Michelin, en France, la médiane de salaires des catégories les plus basses est à 49 % au-dessus du smic.
« Les salariés, lorsqu’ils sortent du mode de survie, s’engagent plus fort, améliorent leur performance et, au bout du bout, fabriquent du résultat. »
Florent Menegaux
La mise en place de ce salaire décent a-t-elle eu un effet sur votre compétitivité ?
Lorsque nous avons commencé à regarder cette question en 2020, 95 % des salariés du groupe étaient au salaire décent, 5 % n’y étaient pas. Certains managers, au début, ont eu peur. « Ah, non, ça n’est pas possible d’augmenter les salaires, je ne peux pas si je veux atteindre mon résultat ! » ont-ils protesté, mais ils n’ont pas eu le choix. À l’arrivée ? Michelin reste le leader mondial du pneu et enregistre une croissance de sa rentabilité. Les salariés, lorsqu’ils sortent du mode survie, s’engagent plus fort, améliorent leur performance, contribuent davantage au bien commun et, au bout du bout, fabriquent du résultat.
Ces engagements tiennent-ils encore dans un contexte économique dégradé ?
Ce n’est pas négociable. Si notre activité économique se réalise au détriment du salaire décent, c’est que nous n’avons pas rempli notre mission. La performance de l’entreprise ne doit pas se construire sur la misère sociale. Cela conduit dans une impasse.
Ce discours n’est-il pas culpabilisant pour un petit patron qui n’a pas les marges pour payer au-delà du smic ?
Si un business est assis sur une forme de survie de ses collaborateurs, il n’est pas pérenne, qu’il soit petit ou gros. Chez Michelin, je préfère que des gens quittent l’entreprise, retrouvent ailleurs un autre emploi mieux payé, plutôt qu'ils soient maintenus dans une rémunération insuffisante. Cette logique paraît dure, mais elle est beaucoup mieux pour tout le monde. Maintenant, je comprends que chaque PME ou ETI opère dans un contexte spécifique qui peut parfois être très difficile.
Vous vantez le développement des individus, mais cela n’empêche pas Michelin de fermer des sites… N’est-ce pas contradictoire ?
En apparence, si, mais en vérité, pas du tout. Croire en l’être humain n’empêche pas d’être réaliste. Chaque site industriel s’adapte en permanence, jusqu’à un certain point. Pour le dire autrement, chaque site industriel a une durée de vie. Michelin, comme n’importe quel groupe, a besoin d’opérer des restructurations. Notre différence avec d’autres, c’est que nous prenons toujours deux engagements. D’abord, redonner un futur professionnel stable aux salariés concernés — dans notre usine de La Roche-sur-Yon, qui a fermé fin 2020, 99 % d’entre eux ont retrouvé un emploi. Ensuite, revitaliser économiquement la zone géographique que nous quittons.
Quels freins, en France, empêchent le développement du salaire décent ?
Certains mécanismes partent d’une très bonne intention, mais leur déploiement crée des problèmes. Les systèmes d’exonérations de charges des bas salaires, par exemple, mis en place pour lutter contre le chômage de masse, sont parfois contre-productifs. Parce qu’ils rendent si coûteuses les augmentations de salaires que les entreprises y renoncent. Elles doivent absorber l’effort effectué pour mieux rémunérer leurs salariés, mais aussi la perte des exonérations de charges. Je crois, par ailleurs, qu’il y a beaucoup trop de prélèvements sur le salaire brut, ce qui contribue à rendre le salaire net insuffisant.
Quel est l’écart décent, au sein d’une entreprise, entre les rémunérations les plus faibles et les plus élevées ?
Je n’ai pas de ratio à vous donner, mais si la question est celle de ma rémunération, j’ai souhaité qu’elle soit plafonnée. J’ai un salaire fixe (1,1 million d’euros), plus une prime variable à 150 % maximum de mon fixe (soit 1 650 000 euros). J’estime être extrêmement bien payé. Si le sommet de la pyramide salariale est plafonné, c’est pour, derrière, essayer de faire progresser les étages inférieurs.
Carlos Tavares, le directeur général de Stellantis, va toucher 36,5 millions d’euros au titre de l’année 2023. S’agit-il d’un salaire indécent ?
Chaque entreprise a son contexte. Les salaires, c’est un peu comme la bonne cuisine — et j’en sais quelque chose chez Michelin —, tout est question de proportion. Le bon dosage favorise la cohésion sociale, mais je ne suis pas pour l’égalitarisme. Tous les salaires ne peuvent pas être identiques, car les employés ont des compétences, des contributions et des motivations différentes.
Sur la question du salaire décent, est-ce que le gouvernement vous écoute ?
Je crois, oui. Bruno Le Maire (le ministre de l’Économie et des Finances) est venu nous rendre visite à Clermont-Ferrand, il connaît notre initiative. J’insiste néanmoins : nous ne souhaitons pas donner de leçons. Simplement démontrer que le salaire décent, c’est possible. Et, mieux, que ça fonctionne !
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