Chronique

La dérive illibérale des États-Unis et les failles des empires autoritaires ouvrent une formidable occasion à l’Europe de renouer avec son histoire et son destin en redevenant le cœur du monde libre.

Le Figaro - 14 avril 2025 - Par Nicolas Baverez

Nicolas Baverez, (docteur en histoire et agrégé de sciences sociales), économiste, éditiorialiste et essayiste, venant de publier son nouvel livre "Violences et Passions, Défendre la liberté à l'âge de l'histoire universelle", aux éditions de l'Observatoire, est à cette occasion, l'invité de l'émission "Conversation", sur le figaro.fr.

 

Donald Trump a pulvérisé l’exceptionnalisme des États-Unis, dont l’histoire se confondait avec la liberté politique et économique. Sous l’influence d’une alliance improbable entre populistes, conservateurs et libertariens, l’Amérique bascule dans la démocratie illibérale. Elle cumule le pouvoir sans limite laissé à un autocrate, la suspension de l’État de droit, un capitalisme de prédation allant de pair avec le démantèlement de l’État fédéral, la prise de contrôle des universités, de la recherche et de la culture, le ralliement à la doctrine des empires autoritaires d’un monde partagé en zones d’influence où la force prime le droit.

La rupture est irréversible. L’Amérique, à l’image de la Pologne, parviendra peut-être à se libérer du populisme autoritaire. Mais elle ne pourra redevenir ni la superpuissance qui réassurait l’économie de marché et la démocratie dans le monde, ni le refuge ultime de la liberté. Donald Trump, en institutionnalisant le mensonge, inscrit l’Amérique dans la logique orwellienne de Big Brother, selon laquelle « la guerre c’est la paix ; la liberté c’est l’esclavage ; l’ignorance c’est la force ».

Dès lors, la confiance et l’admiration qu’inspiraient les États-Unis à tous les hommes épris de liberté est brisée. Avec pour illustration les doutes sur la dette américaine - tenue jusqu’alors pour la plus sûre du monde -, qui ont poussé les marchés obligataires au bord de la rupture au lendemain de l’adoption d’un protectionnisme généralisé. Quelques semaines ont donc suffi pour faire la vérité sur la révolution voulue par le président américain.

Donald Trump confirme que le plus grand danger pour la démocratie est intérieur avec sa corruption par les prétendus hommes forts, comme Athènes en fit la cruelle expérience dès le Ve siècle avant Jésus-Christ avec la prise de pouvoir des démagogues qui fraya la voie à la débâcle militaire face à Sparte. Le basculement de l’Amérique dans l’illibéralisme et son alignement sur les empires autoritaires créent ainsi la situation la plus dangereuse pour la survie de la démocratie depuis son émergence au XVIIIe siècle, pire encore que dans les années 1930.

Champ de ruines

Le champ de ruines engendré par Donald Trump souligne que la naïveté n’est nullement le fait des libéraux mais des démagogues. Elle est du côté des défenseurs du protectionnisme, qui assurent à tort qu’il n’appelle pas de représailles et qui occultent ses coûts exorbitants en termes de croissance, d’emploi et de prix, majoritairement supportés par les plus pauvres. Elle est du côté des critiques de l’État de droit, qui oublient que sa suppression ou sa suspension ne débouchent pas sur la souveraineté du peuple mais sur le triomphe de l’arbitraire et de la peur. Elle est du côté des thuriféraires de la politique de puissance et de l’exaltation de la force, qui ne préservent pas la paix mais débouchent toujours sur la guerre et l’ascension aux extrêmes de la violence.

Ère des empires

L’ère des empires dans laquelle nous entrons fait apparaître le cycle de la mondialisation, ouvert en 1989 avec la chute du mur de Berlin et refermé en 2022 avec l’invasion de l’Ukraine, comme un âge d’or perdu. Si la France fait exception, qui a connu un interminable déclin du fait de son refus de s’y adapter, il restera comme une période exceptionnelle de paix - hormis les guerres enlisées et perdues de l’Occident - et de prospérité, conjuguant une croissance mondiale moyenne supérieure à 5 %, la désinflation, le plein-emploi, la sortie de pauvreté de près de 2 milliards d’hommes, la diffusion universelle et à une vitesse record de la révolution numérique.

Pourtant, la mondialisation s’est bel et bien retournée contre la liberté. Les démocraties ne gouvernent plus que 6,6 % de la population mondiale quand les régimes autoritaires dominent l’immense majorité de l’humanité. Les classes moyennes des nations libres, paupérisées, marginalisées et humiliées, ont cédé à la tentation autoritaire. Le système des échanges et des paiements mondiaux a éclaté en blocs rivaux et se reconfigure selon une logique d’arsenalisation.

Cet échec avéré de la mondialisation est assimilé à tort à la faillite du libéralisme. La mondialisation n’a pas été libérale ; elle a été dominée par la démesure, le renoncement au primat de la politique pour réassurer l’ordre international et le capitalisme, l’installation d’une économie de monopoles et de rentes, l’idolâtrie d’un individualisme nihiliste et la perte de toute notion du bien commun.

La survie de la démocratie au XXIe siècle est très loin d’être acquise, mais elle n’est pas impossible. L’espérance de la liberté n’est pas éteinte. Sur tous les continents, des femmes et des hommes continuent à risquer leur vie pour la défendre ou pour y accéder. Et il est établi que seule la démocratie libérale permet d’assurer effectivement la liberté des individus et des peuples.

Encore faut-il clarifier la nature du libéralisme, qui a été falsifiée par les attaques croisées des populistes de droite et de gauche qui l’ont assimilé à l’impuissance politique, à la paupérisation et aux inégalités, à la soumission à la violence, à la disparition de toute ambition collective. Le libéralisme n’est nullement une doctrine du laisser-faire et du laisser-aller plaidant pour la destruction de l’État et la négation de l’intérêt général. Il combine une philosophie politique fondée sur la limitation et la responsabilité du pouvoir, une doctrine économique qui promeut un marché régulé par la puissance publique, une éthique qui affirme la liberté et l’égale dignité des hommes. En cela, il n’est nullement conservateur mais bien révolutionnaire. Il n’est pas le refuge des faibles mais l’apanage des âmes fortes.

La dérive illibérale des États-Unis et les failles des empires autoritaires ouvrent une formidable occasion à l’Europe de renouer avec son histoire et son destin en redevenant le cœur du monde libre. Elle ne doit pas la laisser perdre. L’Union et ses nations, auxquelles il faut rapidement réarrimer le Royaume-Uni, disposent d’atouts majeurs : des talents, des cerveaux et des entrepreneurs ; une gigantesque épargne (35 500 milliards d’euros) ; des entreprises de classe mondiale ; un grand marché régi par un État de droit, gage de confiance et de prévisibilité. Il ne manque que l’essentiel à savoir la reconnaissance du primat de la liberté, qui doit redevenir la boussole de l’Europe. Liberté d’entreprendre et de créer face à l’excès de régulation. Liberté des citoyens face à un État tentaculaire qui ligote les individus mais n’assure plus la paix civile et la répression de la violence. Liberté des nations qui exige un puissant effort de réarmement militaire mais aussi économique et politique pour la défendre face aux menaces intérieures et extérieures.

La corruption autoritaire et populiste des États-Unis nous rappelle que la liberté n’est jamais donnée mais toujours conquise, qu’elle n’est pas une rente mais un combat sans cesse renouvelé. Alexis de Tocqueville soulignait que « la liberté n’existe pas sans morale ni la morale sans foi ». En France comme en Europe, retrouvons foi dans la liberté !