Fonction publique
La France souffre d'une incapacité à utiliser le numérique et l'IA pour se débureaucratiser. Elle a besoin d'un superdirecteur des technologies informationnelles chargé d'assurer une réelle plateformisation de la fonction publique.
Le Echos - 16 février 2024 - Par Gilles Babinet*
C'est désormais une forme de ritournelle : à chaque fois que se met à gronder la contestation sociale, la question de la complexité administrative refait surface. La récente crise agricole n'a pas manqué de rappeler combien la profession est désormais soumise à une bureaucratie étouffante où les déclarations réglementaires se succèdent sans que les agriculteurs y trouvent de réelles contreparties.
Par-dessus le marché, dans les mesures annoncées pour calmer la colère, nombreuses sont celles qui aboutissent de fait à un accroissement de l'activité administrative : taxes qui seront par la suite remboursées, accroissement des contrôles chez les distributeurs, multiples rapports annuels de filières produits par les services de l'Etat…
Débureaucratiser
La tentation d'évoquer Bourdieu et de rappeler combien celui-ci percevait la bureaucratie comme un outil essentiellement conçu pour défendre l'administration elle-même revient inévitablement. Quiconque évolue à la périphérie des institutions publiques peut observer combien les tentatives d'innovation suscitent une forme de tétanie par rapport au risque d'échec, ce qui se traduit par une surabondance de précautions, toutes ou presque au préjudice de l'usager.
Mais ce qui reste néanmoins inexplicable, c'est l'incapacité structurelle de l'Etat à utiliser le numérique et l'IA pour débureaucratiser. Car les délais s'allongent partout : à l'hôpital, dans la justice, dans la police… Il y a urgence. Au moins deux chantiers devraient avoir été entrepris depuis des années. Le premier est celui de l'identité numérique : chaque français, chaque citoyen, chaque visiteur disposant d'un visa long, ou agent de la fonction publique devrait en être muni. Ce sont des millions d'heures (trois jours par personne selon une étude estonienne) de bureaucratie qui disparaîtraient soudainement. Ce sont des dossiers personnels, de santé, de droits sociaux, des diplômes, etc, qui ne se perdraient plus, et cela, à vie.
Identité numérique
Le second, c'est celui des infrastructures de données destinées aux services publics. Pour l'instant, il y règne un grand désordre : dans tel ministère, on utilise un hébergeur français, dans l'autre un autre hébergeur semi-français, dans le troisième, on a ses propres data centers privés, et ainsi de suite. Sans même parler des administrations territoriales, friandes de solutions à base de plateformes américaines, que l'on utilise tout en jurant la main sur le coeur que la souveraineté est une préoccupation première.
Cette hétérogénéité serait la preuve qu'existe une saine concurrence entre acteurs du cloud ? C'est plus que contestable. Car les développeurs ne peuvent pas passer d'un écosystème à l'autre, ils doivent le plus souvent tout réapprendre, et les données personnelles sont structurées en autant d'architectures différentes, difficilement compatibles. Car il faut des règles communes, de transport de données, de sécurité, de performance, d'accès, et cela nécessite une architecture d'ensemble, impossible à assurer dans une telle discontinuité.
Créer de la cohérence
Pourquoi en sommes-nous là ? Parce qu'il n'existe pas de chef ayant une autorité suffisante sur toutes les administrations, une forme de « Premier ministre numérique ». Quelqu'un qui, à l'instar des enjeux environnementaux, se serait occupé au quotidien de créer de la cohérence entre l'action des différents ministères, d'éviter les dérives de ceux qui pensent que la cohérence d'ensemble est une exigence subalterne.
Ce superdirecteur des technologies informationnelles (CTO), qui existe dans presque tous les pays qui ont accompli une réelle plateformisation de la fonction publique, n'est pas encore parvenu à émerger chez nous. Il y a certes une petite et efficace direction du numérique, mais elle n'a pas autorité sur les choix les plus structurants. On peut avoir pour objectif politique de favoriser les transferts de compétences et les principes de subsidiarité, mais sur certains enjeux, la mise en place d'une architecture d'ensemble, de standards communs ainsi que d'un projet transformateur de temps long n'en restera pas moins impératif.
*Gilles Babinet est entrepreneur, spécialiste des enjeux numériques et auteur de « Comment les hippies, Dieu et la science ont inventé Internet » (Odile Jacob).
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