Discours du général de Gaulle à Alger, le 4 juin 1958, trois jours après avoir été investi chef du gouvernement par l'Assemblée à Paris. Bridgeman Images

Histoire

Déficit budgétaire chronique, appel au FMI pour «boucler les fins de mois», inflation à 15%: l'état de l’économie française et des comptes publics semblait désespéré à la veille du retour au pouvoir du Général. Il obtiendra, selon ses propres termes, un «miracle».

Le Figaro - 14 septembre 2024 - Par Guillaume Perrault

La guerre d'Algérie n'est pas l'unique motif qui a conduit les Français à accepter que de Gaulle revienne au pouvoir en 1958. Le pays affronte, à l'époque, une situation économique, financière et monétaire très grave, que la IVe République a été incapable de résoudre. Cet aspect de la crise de mai 1958 est oublié aujourd'hui, mais il a pesé. Lorsque de Gaulle accède à Matignon le 29 mai 1958, la nation n'attend pas seulement de lui qu'il évite la guerre civile et trouve une issue à «la question algérienne», mais aussi qu'il assainisse l'économie et les comptes publics. Le fondateur de la Ve République va y réussir au moyen d'une thérapie de choc. Et l'on cessera bientôt de dire, comme on l'affirmait à l'époque, que la France est l'homme malade de l'Europe.

«Sur tous les postes à la fois nous sommes au bord du désastre», écrit de Gaulle au sujet de la situation de l'économie française lorsqu'il revient aux affaires en 1958. À bien des égards, l'homme du 18 Juin n'exagère pas. L'inflation atteint 15% cette année-là. Une hausse des prix aussi exceptionnelle est interprétée comme la preuve d'un déclassement de l'économie française. De surcroît, les dépenses provoquées par la guerre d'Algérie, concomitantes avec la fin du soutien américain à l'économie française qui avait persisté malgré l'arrêt du plan Marshall en 1951, contribuent à une forte hausse du déficit public (6,2 milliards de francs en 1955, 9, 3 milliards en 1956, 10 milliards en 1957) et à un important déficit des paiements courants sur le front extérieur (plus de 1200 millions de dollars pour 1957). Sur le marché des changes, le franc chute par rapport au billet vert: il faut 350 francs pour obtenir un dollar. Au 1er juin 1958, les réserves de la Banque de France équivalent à 630 millions de dollars en or et en devises seulement, soit la valeur de cinq semaines d'importations.  

 

Début 1958, la France doit solliciter le secours du FMI, situation ressentie comme une humiliation nationale

 

Confrontée à une impasse financière, la France doit solliciter le secours du Fonds monétaire international, situation ressentie comme une humiliation nationale alors que le pays essuie déjà une pluie de critiques sur la scène internationale pour la guerre d'Algérie. En novembre 1957, à peine investi par l'Assemblée, le président du Conseil, Félix Gaillard (radical-socialiste), dépêche Jean Monnet à Washington pour négocier avec l'institution internationale un soutien à l'économie française de 600 millions de dollars. Pour couronner le tout, le traité de Rome, signé et ratifié en 1957, est formel : les pays membres doivent, à partir du 1er janvier 1959, diminuer les droits de douane frappant les produits d'un pays membre de l'Europe des Six.  

Dans ses Mémoires d'espoir, écrits après avoir quitté le pouvoir en 1969, le fondateur de la Ve République dépeint la situation dans un français d'une clarté reposante, quoi qu'il soit question d'économie: «Le budget de 1958 va présenter un découvert d'au-moins 1200 milliards de francs. Notre dette extérieure dépasse trois milliards de dollars, dont, pour la moitié, le remboursement est exigible avant un an. Dans notre balance commerciale, les rentrées atteignent à peine 75% des sorties, malgré la dévaluation de fait, dite «opération 20%», que le gouvernement Félix Gaillard a réalisée en 1957.» 

Toutes les ressources extérieures de crédit, auxquelles le régime précédent avait puisé sans relâche, sont maintenant complètement taries

De Gaulle, Mémoires d’espoir (1970), au sujet de la situation en juin 1958

En outre, «toutes les ressources extérieures de crédit, auxquelles le régime précédent avait puisé sans relâche, sont maintenant complètement taries. Il ne reste rien des dernières possibilités d'emprunt -soit environ 500 millions de dollars- qui ont été à grand-peine accordées au début de l'année [1958], tant par le Fonds monétaire international que par les banques américaines, à l'implorante mission de Jean Monnet», une personnalité que de Gaulle n'aime guère.

Dans un style que n'obscurcit aucun jargon, le premier président de la Ve République poursuit: «Quant à l'activité économique, qui était longtemps demeurée vive, quoique toujours désordonnée, elle marque un ralentissement de plus en plus accentué à cause des restrictions que, sous peine d'effondrement, il a fallu imposer à nos achats extérieurs [l'auteur fait référence au contrôle des changes alors institué, qui subordonnait les achats des entreprises à l'étranger à des autorisations de l'administration]. Enfin, les engagements qui ont été pris sur les plans européen et mondial de procéder avant la fin de 1958 à une certaine libéralisation de nos échanges, pour que la France soit placée, comme les autres pays développés, dans un début de compétition, ne peuvent pas être tenus. On ne voit pas non plus comment le seraient ceux qui résultent du traité de Rome et qui comportent, pour le jour de l'an 1959, un premier abaissement des douanes entre les six États membres du marché commun». Et De Gaulle conclut la peinture de la situation lors de son arrivée à Matignon par une de ces dramatisations qu'il affectionne : «En somme, l'alternative, c'est le miracle ou la faillite».

 

Ces graves problèmes ont provoqué, en 1957-1958, un découragement général du personnel parlementaire et des hauts fonctionnaires 

 

Il est vrai que l'homme d'État glisse bien vite sur les aspects solides de l'économie française que la IVe République lui laisse en héritage. La croissance frôle les 5% par an en moyenne depuis 1950, même si elle s'affaiblit nettement début 1958. Surtout, non seulement le plein-emploi est atteint, mais il a un caractère d'évidence. De Gaulle, l'année de son retour, voit un motif de préoccupation dans l'augmentation des « chômeurs secourus », qui sont alors… 36.000 dans tout le pays. Les fondations des Trente Glorieuses sont bien là, lorsque l'ancien chef de la France libre s'installe à Matignon, et les gouvernements si vilipendés de la IVe République n'ont pas fait que collectionner les échecs. Reste que les maux économiques, financiers et monétaires qu'on a décrits sont eux aussi très réels à l'époque. Le plus frappant est que ces graves problèmes ont provoqué, en 1957-1958, un découragement général du personnel parlementaire et des hauts fonctionnaires. Un dangereux sentiment d'impuissance collective, presque de peur, s'était répandu.

 

La France était dos au mur. Il fallait essayer quelque chose de nouveau, et vite

 

Ainsi avait réapparu un vieux réflexe français des jours difficiles : la recherche de l'homme providentiel. Le consentement au retour de l'ermite de Colombey s'explique, en profondeur, par la conviction générale d'avoir épuisé toutes les combinaisons possibles dans le cadre des gouvernements de la IVe République. La France était dos au mur. Il fallait essayer quelque chose de nouveau, et vite. De Gaulle lui-même, du reste, pendant sa traversée du désert, avait toujours dit à ses confidents que seule «la trouille» pourrait conduire les partis à accepter son retour aux affaires.

Le 30 mai 1958, de Gaulle s'installe à Matignon, choisit Georges Pompidou comme directeur de cabinet et constitue un gouvernement de coalition. Le Général appelle des représentants des partis de la IVe République qui ont accepté de le soutenir. Sans les placer à la tête d'administrations, il leur accorde le titre de ministre d'État : Guy Mollet pour les socialistes, Pierre Pflimlin pour les démocrates-chrétiens, Louis Jacquinot pour la droite non gaulliste (Indépendants et Paysans) ainsi que l'ivoirien Félix Houphouët-Boigny (Parti démocratique de Côté d'Ivoire), en cette année où la décolonisation de l'Afrique sub-saharienne n'a pas encore eu lieu. 

 

Antoine Pinay, président du Conseil très populaire en 1952, se voit confier le ministère des finances et apporte au Général son crédit dans l'opinion

 

Un autre ténor de la IVe, Antoine Pinay (Indépendants et Paysans), président du Conseil très populaire en 1952 (les Français qui l'appréciaient l'appelaient «monsieur Pinay»), se voit confier le ministère de l'économie et des finances et apporte au Général son crédit dans l'opinion. De Gaulle, qui a de la considération pour les hauts fonctionnaires, appelle un diplomate, Maurice Couve de Murville, au Quai d'Orsay et un X-Mines, Pierre Guillaumat, aux Armées. Michel Debré, à la fois gaulliste de choc et membre du Conseil d'État, est nommé garde des Sceaux.

Le dimanche 1er juin, le dernier président du Conseil de la IVe République est investi par l'Assemblée nationale (328 voix pour, 244 contre). Toutes les nuances de la droite, les démocrates-chrétiens, la majorité des radicaux et des socialistes approuvent le retour du Général. Les communistes ainsi qu'une partie significative des socialistes, des radicaux et des divers gauche s'y opposent. Le 3 juin, répondant à une condition posée par de Gaulle pour assumer la direction de l'exécutif, le Parlement adopte une loi constitutionnelle qui donne mandat au gouvernement afin d’élaborer lui-même une nouvelle Constitution. Cette dernière, qui devra respecter certains principes fondamentaux, pourra être soumise directement au peuple par référendum. 

 

À la demande de De Gaulle, le Parlement habilite son gouvernement à légiférer par ordonnances pendant six mois puis se met en congé

 

Le même jour, la représentation nationale habilite le gouvernement à légiférer par ordonnances pendant six mois dans des domaines qui relèvent de la loi (sauf en matière de libertés publiques, de droit pénal ou de législation électorale), sous réserve de ratification par la prochaine Assemblée. Puis l'Assemblée sortante se met en congé pour six mois conformément à une exigence de De Gaulle. Le voilà, pendant un semestre, entièrement libre de son temps et de ses choix, sous réserve de l'accord de ses ministres et, surtout, de l'approbation populaire lors des scrutins à venir.

Le lendemain, de Gaulle s'envole pour Alger. Le général apparaît en uniforme sur le balcon du Gouvernement général et lance à la foule en délire qui l'acclame: «je vous ai compris!». De retour à Paris, il met en chantier la Constitution de la Ve République. Et se consacre au redressement des comptes publics.

 

Le plus urgent est de trouver de l'argent pour assurer les fins de mois de l'État sans faire marcher la planche à billets

 

Le plus urgent est de trouver de l'argent pour assurer les fins de mois de l'État sans faire marcher la planche à billets. De Gaulle lui-même annonce le lancement d'un emprunt dès le 13 juin. Pinay, dont le nom était associé au succès d'un emprunt précédent qu'il avait lancé lorsqu'il était président du Conseil, en précise ensuite les modalités : 3,5% d'intérêt, garantie or, exonération de l'impôt sur les successions du capital souscrit, incitation au rapatriement de capitaux placés à l'étranger. La confiance qu'inspire «l'homme au chapeau rond» (c'était son surnom), ainsi que les conditions attractives proposées aux épargnants, fonctionnent: plus de 850.000 souscripteurs apportent 324 milliards de francs aux caisses de l'État, qui peut ainsi faire face aux échéances de l'été.

Reste à arrêter les choix stratégiques pour l'économie française. Au grand soulagement de Pompidou, de Gaulle lui annonce sa décision, nullement acquise d'avance, d'appliquer le traité de Rome instituant la Communauté économique européenne, signé par le gouvernement Guy Mollet en mars 1957 et ratifié par le Parlement quelques mois plus tard. Toutes les décisions qui seront élaborées au second semestre 1958 visent à préparer ce changement historique. Le Général entend même respecter le calendrier prévu pour la baisse des droits de douane entre les Six, alors qu'une part notable du patronat et des cadres des partis de gouvernement demeurent soit hostiles au traité de Rome (c'est le cas d'un Pierre Mendès France) soit opposés au calendrier prévu. Les uns et les autres jugent que la mise en concurrence de l'économie nationale avec ses voisins risque d'avoir des effets désastreux.

 

Pour de Gaulle, qui avait 20 ans en 1910, rompre avec la tradition protectionniste de la France et assumer le libre-échange au sein de l'Europe des Six est une décision hardie

 

Pour de Gaulle, qui avait 20 ans en 1910, rompre avec la tradition protectionniste de la France et assumer le libre-échange au sein de l'Europe des Six est une décision hardie. Il a longuement pesé le pour et le contre et s'en explique dans ses Mémoires d'espoir. « Quelle direction dois-je donner à l'effort économique pour qu'il réponde à la politique où je vais engager la France? Au départ, puis au long de la route, l'idée que je m'en fais est simplement celle du bon sens. Notre pays ne peut s'accommoder de lui-même à l'intérieur et compter à l'extérieur que si son activité est accordée à son époque. À l'ère industrielle, il doit être industriel. À l'ère de la compétition, il doit être compétitif. À l'ère de la science et de la technique, il doit cultiver la recherche»

Tout en voulant le porter [le pays] à de vastes changements dans sa structure et dans ses habitudes, j'ai beaucoup de respect pour ce que nos pères ont longuement fait de lui

De Gaulle, Mémoires d’espoir, 1970

Après avoir écrit ces lignes, un scrupule tourmente de Gaulle. Ne risque-t-il pas de paraître déprécier le travail de générations de Français, ce qu'ils ont construit et légué? Ce soupçon semble lui faire horreur et, pour dissiper tout malentendu, il ajoute aussitôt, à propos de son pays: «Non point, certes, que, tel qu'il est, on puisse méconnaître sa grande valeur fondamentale. Tout en voulant le porter à de vastes changements dans sa structure et dans ses habitudes, j'ai beaucoup de respect pour ce que nos pères ont longuement fait de lui.» Après avoir marqué sa considération pour le fruit du labeur des Français d'alors, l'auteur conclut: «Bref, le fait est que leur économie possède, grâce à leurs efforts millénaires, les éléments de la capacité et de la solidité».

 Ces précisions une fois apportées, l’homme d’État justifie son choix fondamental: «sortir la France de l'ancien protectionnisme qu'elle pratique depuis un siècle. Certes, à l'abri de ce rempart, elle avait pu, avant les grandes guerres, amasser une énorme fortune et, ensuite, quoique ruinée, retrouver sa vie économique propre sans devenir la colonie d'autrui», reconnaît de Gaulle. «Mais, à présent, le système l'isole et l'endort, alors que de vastes courants d'échanges innervent l'activité mondiale. C'est une certaine sécurité mais une médiocrité certaine que les barrières des douanes, les bornes des interdictions et les clôtures des contingents ont apportée à notre industrie, à notre agriculture, à notre commerce. Au contraire, la compétition leur fera tout à la fois courir des risques et sentir l'aiguillon. On peut penser que, dans le combat, l'économie française adaptera son équipement, son esprit d'entreprise, ses méthodes, aux exigences de la productivité et fera de l'expansion au-dehors le critérium de sa réussite».

 

De Gaulle savait, pour l'avoir vécu, que le retard industriel français avait contribué à son effondrement militaire en 40 jours face à l'Allemagne 

 

Sans doute la volonté farouche de l'homme d'État d'empêcher qu'un nouveau mai-juin 40 puisse advenir un jour explique-t-elle son choix économique fondamental. De Gaulle savait, pour l'avoir vécu, que le retard industriel français et les faiblesses de l'économie nationale avaient contribué à son effondrement militaire en 45 jours face à l'Allemagne hitlérienne. Son état d'esprit, à cet égard, n'est pas différent de celui d'un Marc Bloch, même s'il ne le cite jamais. «Or, ayons le courage de nous l'avouer, ce qui vient d'être vaincu en nous, c'est précisément notre chère petite ville. Ses journées au rythme trop lent, la lenteur de ses autobus, ses administrations somnolentes, les pertes de temps que multiplie à chaque pas un mol laisser-aller, l'oisiveté de ses cafés de garnison, ses politicailleries à courte vue, son artisanat de gagne-petit, ses bibliothèques aux rayons veufs de livres, son goût du déjà-vu et sa méfiance envers toute surprise capable de troubler ses douillettes habitudes: voilà ce qui a succombé devant le train d'enfer que menait, contre nous, le fameux «dynamisme» d'une Allemagne aux ruches bourdonnantes», écrit l'historien dans L'étrange défaite, rédigé dans l'été qui a suivi le désastre de mai-juin 40. C'est à tout cela que pense certainement de Gaulle lorsque, le 14 septembre 1958, il reçoit à Colombey Konrad Adenauer, son aîné (le chancelier allemand a 82 ans), et qui sera l'unique chef de gouvernement étranger à jamais franchir le seuil de la Boisserie.

 

Jacques Rueff va achever de convaincre de Gaulle que l'économie française a besoin d'une thérapie de choc

 

Au cours de ces mois décisifs, un homme joue un rôle-clé, dans l'entourage du Général: Jacques Rueff. C'est lui qui va achever de convaincre De Gaulle que l'économie française a besoin d'une thérapie de choc. Polytechnicien, mathématicien et inspecteur des finances, Rueff a été un acteur de la stabilisation du franc en 1926 au cabinet de Raymond Poincaré. Sa carrière est riche et variée (attaché financier à l'ambassade de France à Londres pendant la crise de 29, membre du cabinet de Paul Reynaud en 1938, chargé de relancer l'activité des industries de l'armement, directeur général des Fonds du ministère des finances à la fin des années Trente, président de l'agence des réparations de guerre dues par l'Allemagne entre 1946 et 1952, magistrat à la Cour de justice de la Communauté européenne du charbon et de l'acier). Parallèlement, ce théoricien de l'économie construit une œuvre et défend ce qu'on appellerait aujourd'hui l'ordo-libéralisme. Grand adversaire intellectuel de Keynes, qu'il a connu personnellement, Rueff a jouté avec lui en public ou par articles et livres interposés jusqu'à la mort du penseur anglais en 1946.

Dès juin 1958, Rueff rédige une note sur les moyens de lutter contre l'inflation dans une perspective libérale. Comme le raconte son excellent biographe, Gérard Minart (Jacques Rueff, un libéral français, Odile Jacob), ses préconisations emportent la conviction du conseiller économique du Général à Matignon, Roger Goetze, ancien directeur du Budget au ministère des finances et très proche de Pompidou. Goetze persuade Pinay de laisser Rueff mettre en place un comité d'experts chargé de réfléchir à un plan d'action ambitieux. Ce comité est installé le 30 septembre 1958, deux jours après que les Français eurent massivement approuvé la Constitution de la Ve République par référendum.

 

Rueff préconise de limiter les subventions de l'État aux entreprises nationales afin de favoriser la vérité des prix

 

Après deux mois de travaux et d'auditions des directeurs des grandes administrations centrales, Rueff impose ses conclusions au comité. Il préconise de limiter les subventions de l'État aux entreprises nationales afin de favoriser la vérité des prix. Ce dernier conseille en outre de diminuer vigoureusement les dépenses publiques. Il recommande une dévaluation massive du franc de 17,5% afin de favoriser les exportations et pour pouvoir ensuite défendre mordicus la stabilité de la monnaie nationale, gage de confiance et d'ordre. Rueff soutient que l'appauvrissement des Français provoqué par la dévaluation sera compensé par le regain de la croissance. Il exhorte enfin à supprimer les indexations des salaires sur les prix et à s'attaquer aux rentes de situation afin de préparer l'ouverture du marché français à la concurrence dans le cadre de l'Europe des Six. L'ensemble du plan doit, dans l'esprit de son concepteur, permettre de terrasser l'inflation, regardée par beaucoup, en cette époque de keynésianisme triomphant, comme un mal nécessaire.

La majorité des membres du comité et le gouverneur de la banque de France, Wilfrid Baumgartner, manifestent leur opposition à ce programme. Ils regardent l'économie française comme trop fragile pour le supporter. Seuls Pompidou et Goetze le soutiennent d'emblée. Pinay le juge trop radical et présente sa démission. Après une très longue explication en tête à tête avec Goetze et un numéro de charme de De Gaulle, «l'homme au chapeau rond accepte en définitive de s'y rallier et reste au gouvernement.

 

Le 26 décembre 1958, la réunion du conseil de cabinet consacré au plan Rueff, présidée par de Gaulle, dure près de dix heures. Elle est historique

 

Le 26 décembre 1958, cinq jours après que le fondateur de la Ve République eut été élu chef de l'État à une majorité écrasante par un collège de grands électeurs, ce dernier préside un conseil de cabinet consacré au plan Rueff. Les directeurs des grandes administrations du ministère des finances ont été conviés. La réunion dure près de dix heures. Elle est historique. Hormis Michel Debré et Pinay, tous les ministres présents sont hostiles aux propositions de Rueff. Mollet critique avec force le projet de dévaluation et envisage de démissionner. Moyennant certaines concessions (augmentation de 3% du salaire des fonctionnaires et des salariés du secteur public, relèvement de 4% du SMIG, hausse des retraites, augmentation des allocations familiales), le plan est en définitive adopté. On le baptise officiellement «le plan Pinay-Rueff» pour marquer que «Monsieur Pinay» lui apporte sa caution.

Le soir du dimanche 28 décembre 1958, de Gaulle, dans une allocution diffusée à la radio-télévision française, déclare avec solennité: «Avant tout, Françaises, Français, je veux vous dire que j'accepte le mandat que vous m'avez confié. Votre décision fut marquée lors de la crise nationale du mois de mai, affirmée par le référendum, répétée par les élections, précisée par le vote des élus dimanche dernier. La tâche nationale qui m'incombe depuis dix-huit ans se trouve, de ce fait, confirmée. Guide de la France et chef de l'État républicain, j'exercerai le pouvoir suprême dans toute l'étendue qu'il comporte désormais et suivant l'esprit nouveau qui me l'a fait attribuer»

Le mouvement du mois de mai [1958] s'il apparut d'abord en Algérie, procédait en réalité de la conviction générale que le pouvoir était impuissant devant la marée des menaces, y compris, naturellement, celles qui pesaient sur notre économie

De Gaulle, allocution à la nation, 28 décembre 1958

Après avoir retracé la situation au début de 1958, de Gaulle poursuit: «Le mouvement du mois de mai s'il apparut d'abord en Algérie, procédait en réalité de la conviction générale que le pouvoir était impuissant devant la marée des menaces, y compris, naturellement, celles qui pesaient sur notre économie.» Il annonce sa résolution de «mettre nos affaires en ordre réellement et profondément»: «nous avons adopté et, demain, nous appliquerons tout un ensemble de mesures financières, économiques, sociales, qui établit la nation sur une base de vérité et de sévérité, la seule qui puisse lui permettre de bâtir sa prospérité. Je ne cache pas que notre pays va se trouver quelque temps à l'épreuve. Mais le rétablissement visé est tel qu'il peut nous payer de tout.»

Toutes les préconisations de Rueff qu'on a évoquées sont appliquées. De nombreuses taxes (sur les alcools, les tabacs, etc.) sont en outre augmentées et les retraites des anciens combattants, très nombreux à l'époque, suspendues à titre temporaire, hormis pour les invalides. Afin de faire bonne mesure, la fiscalité des hauts revenus est alourdie, l'assurance-chômage instituée et le socle de la politique gaullienne d'intéressement et de participation promulgué. Le nouveau franc, équivalent de cent anciens francs, entre en vigueur le 1er janvier 1960. À la surprise quasi-générale, l'exécutif, fort de l'autorité exceptionnelle de son titulaire, tient bon face aux résistances catégorielles et le plan Rueff porte ses fruits, comme le souligne l'historien Frédéric Fogacci, directeur des études et de la recherche à la fondation Charles de Gaulle, dans son passionnant ouvrage sur l'homme du 18 Juin paru en mars dernier aux éditions du Cerf.

 

La rapidité du redressement s'explique également par l'adhésion de la haute fonction publique aux choix de De Gaulle

 

La rapidité du redressement s'explique également par l'adhésion de la haute fonction publique aux choix de De Gaulle. Beaucoup d'administrateurs civils, dont certains mendésistes, excédés par l'instabilité gouvernementale et la puissance de l'Assemblée sous la IVe, ont vu dans le nouveau régime le soutien politique et le projet global qu'ils recherchaient pour réaliser des réformes qu'eux-mêmes projetaient de longue date. Un grand commis de l'État de l'époque, François Bloch-Lainé, en a porté témoignage. Ces mêmes énarques ont interprété l’entrée de hauts fonctionnaires au gouvernement comme un signe de confiance globale à leur égard. Le message a été entendu: entre le 3 juin 1958 et le 4 février 1959, près de 400 ordonnances entrent en vigueur. Toutes ne portent d'ailleurs pas sur l'économie. Place Vendôme et avenue de Ségur, par exemple, les bureaux, soutenus par leurs ministres respectifs, profitent de l'aubaine pour remodeler respectivement l'organisation de la justice et celle des hôpitaux. Ces réformes étaient prêtes depuis des années mais bloquées par l'hostilité des parlementaires de la IVe République. Un haut fonctionnaire qui réussit à mettre en œuvre les changements qu’il préconise en vain depuis des lustres en sait gré au gouvernement qui l’a soutenu. 

 

Roger Goetze, grand commis de l'État, a expliqué avoir réalisé en six mois, à Matignon, ce qu'il n'avait pu obtenir en sept ans à la tête de la direction du Budget aux finances

 

Le pouvoir est si concentré à Matignon, pendant ces mois exceptionnels, que Pompidou, directeur de cabinet du Général, a joué en réalité le rôle d'un véritable premier ministre, ce qui annonçait la suite de son destin. Le fils d'instituteur a su aussi s'entourer d'un Goetze qui, quoiqu'ancien directeur du Budget, entendait, selon ses propres termes, contrebalancer à Matignon la toute-puissance du ministère des finances au lieu d'être son avocat. Goetze a réussi à mobiliser son ancienne direction pour préparer l'exécution concrète du plan Pinay-Rueff. Le grand commis de l’État a expliqué avoir réalisé en six mois, à Matignon, ce qu'il n'avait pu obtenir en sept ans à la tête d'une des plus puissantes directions du ministère des finances.
(Entretiens biographiques avec Roger Goetze, haut fonctionnaire des Finances. tome 1, 1937-1958, texte établi, présenté et annoté par Nathalie Carré de Malberg, Comité pour l’histoire économique et financière, 1997).

Le redressement de l'économie et des comptes publics se révèle aussi rapide que spectaculaire. L'équilibre budgétaire est atteint dès 1959. La forte inflation pronostiquée par les experts du ministère des finances n'a pas lieu. D'année en année, le commerce extérieur redevient fortement bénéficiaire. Les investissements vont atteindre un niveau exceptionnel, et feront sentir leurs effets positifs pendant deux décennies. Le plan "Pinay-Rueff" ouvre la voie à l'expansion continue et à la prospérité qui marqueront les années 60. Les Trente Glorieuses, après l'essoufflement de 1957-1958, reprennent de plus belle.

On comprend donc que le séjour de De Gaulle à Matignon en 1958 ait été étudié à la loupe par les historiens ainsi que certains hommes publics soucieux de réfléchir aux conditions d'un sursaut national, comme Jean-Louis Thiériot, avocat, historien et député, dans un excellent livre, De Gaulle, le dernier réformateur (Tallandier, 2018). Et l'on conçoit l'agacement du fondateur de la Ve République face à la légende qui lui attribue une formule, «l'intendance suivra», à l'opposé de son état d'esprit. Laissons-lui le mot de la fin. «C'est pourquoi, à la tête de la France, dans le calme ou dans l'ouragan, les problèmes économiques et sociaux ne cesseront jamais d'être au premier plan de mon activité comme de mes soucis. J'y consacrerai une bonne moitié de mon travail, de mes audiences, de mes visites, de mes discours, aussi longtemps que je porterai la charge de la nation. C'est dire, entre parenthèses, à quel point le reproche obstinément adressé à de Gaulle de s'en désintéresser m'a toujours paru dérisoire».