Institutions
Soixante jours : la durée prise par le président de la République pour nommer le Premier ministre, Michel Barnier, puis son gouvernement, est inédite dans notre pays.
Telos - 24 octobre 2024 - Par Julien Arnoult*
Cette décision a engendré d’innombrables critiques, aussi ébahies qu’exaspérées. Cependant, la psychologie, les intentions et les manœuvres d’Emmanuel Macron ayant conduit à repousser autant que possible l’acte de nomination sont en réalité un épiphénomène, car, dans un régime parlementaire, la formation d’un gouvernement peut prendre du temps, surtout lorsqu’aucune majorité absolue ne peut être constituée de façon naturelle et évidente. Il en va de sa résilience, subséquemment de sa capacité à durer.
Contrairement aux régimes parlementaires de l’Union européenne (UE), où le Premier ministre conduit la politique de la nation en étant responsable de celle-ci devant le Parlement, la nature parlementaire de notre régime a été dévoyée au profit du président de la République, de 1962 jusqu’à 2024. Il s’agissait alors de former une « majorité présidentielle » à l’Assemblée nationale soutenant la politique du chef de l’État et dont le Premier ministre n’était que l’exécutant. Cette pratique allait à l’encontre des articles 20 et 21 de la Constitution de 1958. Certes, nous avons brièvement goûté au régime parlementaire avec les cohabitations de 1986-1988, 1993-1995 et 1997-2002, avec des gouvernements de coalition majoritaire. Depuis les élections législatives de juin et juillet 2024, nous redécouvrons l’essence véritable de nos institutions en raison d’une chambre basse fragmentée et d’un gouvernement s’appuyant sur une coalition minoritaire. Ces phénomènes combinés impliquent une pratique pleinement parlementaire de nos institutions, désormais inévitable : ainsi se crée une « majorité gouvernementale », comme dans tous les pays où la décision et l’action découlent du Premier ministre et de ses ministres, non de celles du chef de l’État.
Depuis l’été 2024, les critiques négatives fusent quant au temps de nomination du Premier ministre et de formation du gouvernement, à la structure de la future coalition minoritaire et à sa perspective de survie, qui n’excéderait pas quelques semaines. Elles s’adressent au gouvernement Barnier, tout comme à un éventuel gouvernement alternatif dirigé par le Nouveau front populaire (NFP) ou par le Rassemblement national (RN). Plus généralement, elles concernent tous les gouvernements postérieurs qui se trouveront dans la même situation. Sous ces angles, l’exécutif serait censuré ou exploserait en raison de sa composition plurielle, de sa fragile assise parlementaire, de son programme ou encore sur le vote du budget. Ces analyses et prédictions sont classiques. Néanmoins, les expériences des régimes parlementaires au sein de l’UE indiquent que l’actuelle configuration parlementaire en France n’est en rien vouée à l’échec en tant que telle et que ce sont, au contraire, les positions et le comportement des groupes parlementaires qui déterminent le jeu.
Depuis 1945, hormis la France, 12 États membres de l’UE ont eu à former un gouvernement minoritaire à la suite d’élections législatives. Au total, 73 gouvernements ont été dans ce cas, qui peuvent être portés à 87 en incluant les renouvellements à la suite de scrutins parlementaires. Cette configuration constitue la norme au Danemark (23, plus 4 renouvellements) et en Suède (5, plus 10 renouvellements). Elle tend à s’ancrer en Croatie (5). Elle est commune en Espagne (9), en Irlande (8), en Italie (6) et au Portugal (8). Elle est connue, mais demeure exceptionnelle, en Autriche (1), en Belgique (2), en Lettonie (3), en Lituanie (1) et aux Pays-Bas (2). Ces expériences européennes permettent de comprendre et de relativiser notre nouvelle donne politique.
Temps de formation
La première critique repose sur le temps nécessaire pour établir un gouvernement. En la matière, il n’est ni plus facile ni plus difficile de former un gouvernement majoritaire ou minoritaire. Parmi les 27 États membres de l’UE, 26 ont un régime parlementaire. En pratique, dans 20 d’entre eux, la nomination du Premier ministre et de ses ministres fait l’objet d’un seul acte le même jour, alors que dans les 6 autres (Espagne, France, Grèce, Lituanie, Malte et Tchéquie), le Premier ministre est d’abord nommé, puis intervient la nomination des ministres. En France, la composition du gouvernement relève du chef de l’État et du Premier ministre, selon l’article 8 de la Constitution.
La formation d’un gouvernement minoritaire chez nos voisins nécessite en moyenne 29 jours et connaît toutes les variations possibles. Au Danemark et en Suède, il n’y aucun délai lorsqu’un gouvernement sortant arrive en tête des élections législatives : il reste en poste, le plus souvent sans démissionner. Sans prendre délibérément exemple sur nos voisins nordiques, la France fit de même au lendemain des élections législatives de juin 2022, pour la première et à ce jour unique fois depuis la fondation de la Ve République, lorsque le gouvernement Borne devint minoritaire.
Lorsqu’il y a un délai, il va de deux jours pour le gouvernement Schlüter 2 au Danemark (1987-1988) à 154 jours pour le gouvernement Wilmès 1 en Belgique (2019-2020).
Au cours des dix dernières années, la durée nécessaire pour former un gouvernement minoritaire s’est allongée dans tous les pays. Les exécutifs actuellement en poste reflètent ce phénomène : 37 jours ont été nécessaires pour former le gouvernement Kristersson en Suède (depuis 2022), 45 jours pour le gouvernement Frederiksen 2 au Danemark (depuis 2022) et 121 jours pour le gouvernement Sanchez 3 en Espagne (depuis 2023). Dans cette perspective, les 60 jours qui séparent le second tour des élections législatives françaises 2024 de la nomination de Michel Barnier à Matignon (depuis septembre 2024) s’inscrivent à la fois dans la tendance européenne récente et dans la norme historique. Au surplus, et sous cet angle, le gouvernement d’affaires courantes est tout sauf une anomalie. Nous gagnerions désormais à anticiper son exercice et la façon de mener la transition, autant par prévoyance que par précaution.
Structure de la coalition
La deuxième critique pointe la fragile cohérence d’une coalition minoritaire, en l’état actuel des forces politiques françaises à l’Assemblée nationale. Celle-ci mettrait en cause son existence. Cette faiblesse s’expliquerait par le nombre de groupes politiques prenant part à la coalition et par leur diversité idéologique.
Dans l’UE, hormis la France, deux phénomènes apparaissent, qui éclairent l’avenir du ou des gouvernements français issus de la législature entamée en juillet 2024. Le premier a trait à la composition politique des gouvernements minoritaires européens : 83% d’entre eux sont constitués par un seul groupe politique (46 sur 87) ou deux (26 sur 87). Leur exercice est permis par l’abstention des autres groupes politiques, qui évitent de former des coalitions négatives et de renverser le cabinet en place. Parfois, ils bénéficient d’un soutien sans participation d’autres forces politiques, permettant de facto d’atteindre la majorité absolue. Le cabinet Rutte 1 (2010-2012), aux Pays-Bas, illustre cette configuration : sa coalition de deux partis de droite bénéficia du soutien du parti d’extrême droite. Le second phénomène est relatif à leur convergence idéologique : 93,1% des gouvernements minoritaires – quel que soit le nombre de groupes y participant – sont marqués par une appartenance au même bord politique. Seulement six cabinets unissant des partis de droite et de gauche sont dénombrés : par le passé en Croatie, en Irlande, en Italie et aux Pays-Bas et actuellement au Danemark.
En France, la coalition soutenant le gouvernement Barnier semble, à l’aune des précédents européens, la plus friable : elle rassemble à l’Assemblée nationale quatre groupes (Renaissance, le Mouvement démocrate, Horizons, Les Républicains) du centre gauche à la droite. La première coalition alternative, celle du NFP a pour faiblesse d’être composée de quatre groupes (La France insoumise, Parti socialiste, Parti communiste, Les Écologistes), mais qui appartiennent au même bord de l’échiquier politique, allant de la gauche à l’extrême gauche. Enfin, la seconde coalition alternative, celle conduite par le RN, unit deux groupes de droite et d’extrême droite. Ainsi, du point de vue européen, la critique sur la structure de la coalition peut s’entendre.
Perspective de survie
Une faible assise en sièges condamnerait par avance tout gouvernement minoritaire issu d’élections législatives. Sur les 87 cas recensés, ces gouvernements ont pu, en moyenne, compter sur 41,7% des députés. Mais ce postulat pose un problème : quel est le seuil de fragilité ? Au Danemark, le gouvernement L. L. Rasmussen 2 (2015-2016) pouvait compter sur 19% des sièges (un parti), soit la seconde plus faible assise des gouvernements minoritaires européens. Il a pourtant duré 1 an et 5 mois. A contrario, en Autriche, le gouvernement Kreisky 1 (1970-1971), profitant de 49,1% des sièges (un parti), et en Suède, le gouvernement Carlsson 3 (1994-1996), fort de 46,1% des sièges (un parti), ont connu la même durée de vie que le gouvernement L. L. Rasmussen 2. Cas extrême, au Danemark, le gouvernement Hartling (1973-1975) comptait seulement sur 12,3% des sièges (un parti) et dura 1 an, 1 mois et 25 jours. L’étendue ou l’étroitesse de l’assise en sièges ne saurait présumer d’une longévité relative ou de la capacité à aller au bout de la mandature. En effet, s’il arrive qu’un gouvernement chute ou se disloque, il arrive aussi au Premier ministre de convoquer des élections anticipées. D’ailleurs, de tels évènements relèvent de la vie courante d’un régime parlementaire.
Les comparaisons européennes avec les actuelles coalitions minoritaires françaises conduisent à davantage de prudence. Le gouvernement Barnier, avec 36,6% des sièges, est similaire à celui du gouvernement Jørgensen 2 (1975-1977), au Danemark : avec 36,1% des sièges (un parti), il vécut 1 an, 6 mois et 15 jours. La fortune de l’équipe dirigée par l’ancien commissaire européen pourrait le mener jusqu’à la fin de la législature ordinaire, comme le gouvernement Kenny (2016-2020), en Irlande : avec 37,3% des sièges (un seul parti), il resta au pouvoir 4 ans, 1 mois et 21 jours, sans démission ni dissolution. Un éventuel gouvernement du NFP, avec 33,4% des sièges, peut être comparé à deux précédents danois : le gouvernements Jørgensen 5 (1981-1982), avec 33% des sièges (un parti), dura 8 mois et 11 jours ; le gouvernement Schlüter 4 (1988-1990), également avec 33% des sièges (trois partis), vécut 2 ans, 1 mois et 8 jours. À l’aune de ces deux cas, aucune certitude ne peut être affirmée quant au destin de la coalition de gauche française. Ce qui vaut pour cette dernière s’applique à l’actuelle coalition d’extrême droite, en dépit d’un soutien inférieur, avec 24,6% des députés : si, en Belgique, le gouvernement Wilmès 1 (2019-2020), soutenu par 25,3% des sièges (trois partis), a interrompu son exercice au bout de 4 mois et 19 jours, au Danemark, le gouvernement Kristensen (1945-1947), avec 25,5% des sièges (un parti), a duré 2 ans et 6 jours. En définitive, quelle que soit la coalition minoritaire choisie, la critique de la perspective de survie ne porte pas : les précédents européens montrent qu’elle est très aléatoire.
La situation politique issue des élections législatives de 2024 est nouvelle pour nous, mais classique dans le reste de l’UE. Le gouvernement minoritaire ne saurait être condamné par avance, pour au moins deux raisons. La première est que bien des gouvernements majoritaires constitués après des élections législatives sont devenus minoritaires ou ont laissé place à des gouvernements minoritaires au cours de la mandature, en raison d’un retrait ou d’une scission de l’une de ses composantes. La diversité des partis de la coalition, majoritaire comme minoritaire, apparaît à cet égard comme le principal talon d’Achille. La seconde est que le gouvernement minoritaire né juste après des élections législatives pourrait devenir courant en France. Il induit un changement des pratiques parlementaires (abstention lors des votes, dialogue préalable aux initiatives, compromis, volonté de durer) qui sont inhérentes à la nature véritable de notre régime.
* Docteur en science politique et expert auprès de la Commission européenne
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