
Chronique
Le gouvernement se réduit à un club d’autoentrepreneurs politiques, qui se consacrent à leur carrière et à leur communication sans se préoccuper ni de conduire des politiques publiques ni de diriger leur administration.
Figarovox - 7 avril 2025 - Par Nicolas Baverez
Dans sa conférence de presse du 31 janvier 1964, le général de Gaulle soulignait qu’« une Constitution, c’est un esprit, des institutions et une pratique ». L’esprit de la Ve République consistait à restaurer la stabilité et le pouvoir d’action de l’État pour assurer, en toutes circonstances, la continuité, la souveraineté et la liberté de la nation. Les institutions reposaient sur la nature duale du régime, à la fois présidentiel et parlementaire, ainsi que sur la garantie des droits individuels confiée à l’autorité judiciaire. La pratique contrebalançait la prééminence du chef de l’État, ancrée dans son élection au suffrage universel direct à partir de 1962, par la mise en jeu de sa responsabilité en cas de désaveu par les électeurs.
La Ve République détient désormais un record de longévité. Elle a montré une remarquable plasticité en s’adaptant à l’alternance, aux cohabitations, au quinquennat, au renforcement des pouvoirs du Parlement, à l’érection du Conseil constitutionnel en cour suprême. Mais elle n’est parvenue à durer qu’au prix de sa corruption, qui constitue l’une des sources du naufrage de la France réduite au rang d’homme malade de l’Europe. Et la dissolution a joué le rôle d’accélérateur et de révélateur de sa dénaturation.
Des institutions dévoyées
L’esprit s’est perdu puisque l’État, obèse et impuissant, ne sert plus que ses propres intérêts et ses agents, ignore les enjeux de long terme, constitue un facteur de risque pour la nation et les citoyens par son inefficacité chronique et sa faillite financière.
Les institutions ont été dévoyées. Le président de la République concentre tous les pouvoirs mais n’en exerce réellement aucun, l’État ayant perdu non seulement la capacité à agir mais même le monopole de la violence légitime. Le premier ministre n’est plus une fonction mais une fiction. Le gouvernement se réduit à un club d’autoentrepreneurs politiques, qui se consacrent à leur carrière et à leur communication sans se préoccuper ni de conduire des politiques publiques ni de diriger leur administration, laissant le champ libre à une bureaucratie qui a colonisé et asservi l’État. Le Parlement multiplie des textes inutiles qui tuent les lois nécessaires ; il ne contrôle pas le gouvernement ; il ne contribue pas au débat public par des échanges éclairés et raisonnables mais encourage l’ensauvagement de la société.
La Ve République a été pervertie en une IVe République, en pire : elle cumule en effet l’instabilité, l’impuissance, le discrédit international et le mépris de ses propres citoyens
L’autorité judiciaire s’est engouffrée dans ce vide. Elle s’est autonomisée et fait prévaloir la vision morale du corps des magistrats sur la loi, gouvernant de plus en plus, poursuivant une vendetta judiciaire contre la classe politique, délaissant tant le maintien de la paix civile que la protection des libertés fondamentales, comme on l’a vu pendant l’épidémie de Covid. Le droit ne lie plus la communauté des citoyens et n’exprime plus l’intérêt général ; il devient une norme abstraite au service d’un projet militant. Trahi par ses dirigeants, abandonné par une justice qui ne le protège plus, tyrannisé par un État aussi impitoyable avec les gens honnêtes que faible face à la violence, le citoyen est passé de la sidération au désespoir puis à la colère et à la violence.
Enfin, la pratique a été viciée par l’hyperprésidentialisation, qui est allée de pair avec une irresponsabilité illimitée. La démocratie, c’est la responsabilité des dirigeants devant les citoyens qui constitue le véritable antidote à l’arbitraire. Or la dissolution insensée de juin 2024, venant après le double échec des législatives de 2022 et des élections européennes, a démontré de manière définitive que celui qui décide de tout n’est jamais responsable de rien, alors que ceux qui assument les conséquences de ses actes irréfléchis ne décident de rien.
Les conséquences sont immenses. La Ve République a été pervertie en une IVe République, en pire : elle cumule en effet l’instabilité, l’impuissance, le discrédit international et le mépris de ses propres citoyens, mais sans la croissance et le plein-emploi, la modernisation de l’appareil productif et l’amélioration du niveau de vie. Elle est entrée en apesanteur. Apesanteur du point de vue de la légitimité avec un président qui n’a été élu qu’en escamotant débat et campagne et en achetant l’élection avec l’argent des Français à travers un déluge de dépenses et de dettes publiques qui a mis la France au bord du défaut. Apesanteur du point de vue constitutionnel puisqu’il n’existe plus ni séparation des pouvoirs, ni garantie effective des droits, ni réassurance de l’ordre public. Apesanteur opérationnelle puisque l’État accapare 57 % du PIB sans être capable d’assurer les services publics de base. Apesanteur démocratique avec un système politique déconnecté des bouleversements du monde comme des réalités de la société française.
Nouvelle donne
À l’égal de la IIIe République face à la montée des totalitarismes dans les années 1930, à l’égal de la IVe République face à la guerre d’Algérie dans les années 1950, la Ve République se décompose au pire moment, alors que les États-Unis basculent dans l’illibéralisme, qu’ils s’alignent sur l’offensive lancée par les empires autoritaires contre la démocratie et l’Union, que l’Europe se trouve prise sous les feux croisés de l’impérialisme et du protectionnisme de Washington, de la menace militaire de Moscou, du dumping de Pékin.
Dès lors, que faire ?
L’abandon de la Ve République serait aussi erroné que paradoxal, au moment où ses principes fondateurs - l’indépendance et la souveraineté nationales, la dissuasion nucléaire, la construction d’une Europe politique et autonome, la mobilisation en faveur d’une économie sociale de marché moderne - sont pleinement validés par la nouvelle donne du XXIe siècle. L’adoption du scrutin proportionnel doit donc être résolument écartée, qui lui donnerait le coup de grâce en institutionnalisant la fragmentation du système politique et son instabilité tout en coupant définitivement la représentation nationale des citoyens.
La solution consiste dès lors à restaurer l’esprit de la Ve République en réintégrant la responsabilité en haut et l’engagement des citoyens en bas. Il faut rétablir la cohérence de l’exécutif : la stratégie à l’Élysée, l’opératif à Matignon et la tactique dans les ministères. Dans le même temps, la séparation des pouvoirs doit être réarmée, qui suppose que le Parlement contrôle le gouvernement et les politiques publiques plutôt que de prétendre s’ingérer dans le fonctionnement des entreprises à travers les commissions d’enquête, et que l’autorité judiciaire réintègre sa mission de « bouche de la loi », selon la formule de Montesquieu.
Le retour de la responsabilité dans le système de décision public passe par trois ruptures majeures : une déréglementation massive afin de libérer l’économie et la société du poids d’une bureaucratie incapable et ruineuse ; une décentralisation effective, notamment des secteurs clés de l’éducation et de la santé ; l’application d’une contrainte financière généralisée afin de rétablir la souveraineté de la nation en même temps que l’équilibre des finances publiques. Il reste que du fait du blocage du système politique tout dépend aujourd’hui des Français.
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