Entretien
Selon l’ex-gouverneur de la Banque de France, il est possible de réduire la dette sans toucher aux dépenses sociales. Il appelle à un sursaut pour en finir avec les politiques du déni et de la facilité monétaire et budgétaire.
Le Figaro - 6 septembre 2024 - Par Marie-Laetitia Bonavita
Alors que le nouveau gouvernement va devoir boucler le budget 2025 de l’État dans les deux semaines qui viennent, le sage de la finance Jacques de Larosière, 94 ans, lance une nouvelle fois un cri d’alarme sur les finances calamiteuses de la France. Après En finir avec le règne de l’illusion financière, l’ex-directeur général du Fonds monétaire international, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, publie Le déclin français est-il réversible? Renverser la table et sortir de la servitude, aux Éditions Odile Jacob. De façon très pédagogique, l’auteur décrypte le mythe de l’argent facile et propose surtout des pistes concrètes pour réduire l’endettement public élevé afin de retrouver des marges de manœuvre pour diriger le pays.
LE FIGARO. - Quels sont les signes du déclin français?
Jacques de LAROSIÈRE. - J’en citerai quatre. Le premier est notre perte de compétitivité économique. En près de trente ans, notre capacité industrielle a fondu d’à peu près 30 % tandis que celle de nos voisins allemands se maintenait. La raison? Le choix de la France pour une politique de la stimulation continue de la demande intérieure et non pas de l’investissement productif. Il en est résulté que nous fabriquons surtout des produits bas de gamme qui n’ont pu résister, lors de l’ouverture des frontières, à la concurrence des pays à faibles coûts de main-d’œuvre. Notre industrie française s’est délocalisée massivement à l’étranger. Et ceci, de façon beaucoup plus prononcée qu’en Allemagne, où les syndicats ont souvent accepté de réduire leurs salaires pour renforcer les entreprises en difficulté.
Le second symptôme est la permanence et l’importance depuis vingt ans du déficit de la balance commerciale, liées à la hausse de produits importés en raison du phénomène précédent.
Troisième indice, auquel j’accorde beaucoup d’importance, c’est l’éducation. Les statistiques de l’OCDE montrent le déclin, de manière extrêmement dangereuse, de notre système éducatif depuis une vingtaine d’années. Par rapport à la France, l’Allemagne a des professeurs mieux rémunérés et plus nombreux.
Enfin, quatrième manifestation: l’état déplorable de nos finances publiques. La dette publique française a plus que doublé depuis vingt ans, passant de 50 % de la production nationale (PIB) à 112 % aujourd’hui. Si elle est voisine de celle de l’Italie ou de la Belgique, elle est près du double de celle de l’Allemagne (près de 60 %). N’oublions pas que le budget, c’est d’une certaine manière la synthèse stratégique d’une nation.
Comment en est-on arrivé là?
La doxa pensait, dans une période encore récente de très bas taux d’intérêt liée à la politique de la Banque centrale européenne, qu’emprunter favoriserait la croissance. État, comme entreprises privées, s’en sont ainsi donné à cœur joie. Le problème est que l’on ne peut emprunter indéfiniment parce que le montant de la dette, par définition, s’accroît. Aujourd’hui, les taux d’intérêt sont plus hauts qu’au temps de l’argent facile. Entre le niveau élevé de l’endettement public, qui pourrait dépasser à l’avenir 120 %, et la hausse ces dernières années des taux d’intérêt, le coût de la charge de la dette est déjà supérieur au budget de la Défense nationale!
Cette politique a comme conséquence que l’on s’est détourné de l’investissement productif au profit de placements spéculatifs dans l’immobilier et en Bourse. La hausse des bilans de la nation est due davantage à l’augmentation des valorisations du capital qu’à la valeur réelle de l’économie. C’est ce que Keynes décrivait sous le vocable de la «trappe à liquidité»: étant donné que la rémunération de l’épargne est nulle, les ménages privilégient les placements à court terme aux investissements productifs et ceux plus risqués à long terme, comme les projets industriels.
Résultat: aujourd’hui, la France souffre d’une économie qui s’affaisse et de comptes publics à vau-l’eau.
Faut-il, comme certains, imputer cette situation à l’Europe, l’entrée de la France dans la zone euro en 2002 empêchant toute dévaluation?
Certainement pas. Ce sont justement les dévaluations répétées du passé du franc qui ont appauvri le pays et ont été le résultat de politique inflationniste. Il est temps que les dépenses de consommation, de fait subventionnées, laissent la place à l’augmentation de crédits pour la recherche, l’Éducation nationale…
L’Europe est toutefois fautive. Elle n’a pas été capable de faire respecter le plafond de la dette fixé à 60 % du PIB de la part des pays indisciplinés, comme la France et même l’Allemagne en 2003. Depuis plus de vingt ans, pas une seule fois la règle n’a été honorée par l’ensemble des États membres. Avec un commissaire par pays, la Commission européenne est devenue une collection de représentants nationaux, soucieux de promouvoir la politique de son pays, plus qu’un exécutif véritable.
Ce n’est pas parce que les gens sont prêts à descendre dans la rue que les recommandations des experts ne sont pas valables
Jacques de Larosière
Réduire les dépenses publiques est pour vous une mission possible…
Bien sûr. Je crois réaliste de trouver 200 milliards d’économies sur une période de dix ans. Et cela, j’insiste particulièrement face aux inepties entendues, sans toucher aux dépenses sociales et sans provoquer une déflagration politique. Ces économies passent par le maintien de l’allongement - modéré - de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans décidé en 2023, une révision de notre «millefeuille territorial», une réduction du coût exorbitant de l’apprentissage (12 milliards d’euros) via une participation des entreprises. Elles nécessitent, surtout, de s’attaquer au sureffectif de la fonction publique. Rappelons que la France compte 85 fonctionnaires pour 1000 habitants, contre 56 en Allemagne. Une réduction graduelle des effectifs, via le non-remplacement de tous les départs à la retraite, permettrait de réduire le surcoût estimé à 75 milliards d’euros.
Comment préconiser le maintien de la réforme de la retraite voulue par Emmanuel Macron quand les Français ne cessent de la contester?
Ce n’est pas parce que les gens sont prêts à descendre dans la rue que les recommandations des experts ne sont pas valables. N’oublions pas que l’espérance de vie croît et que la moyenne européenne de l’âge légal de départ à la retraite est de 67 ans. L’idée de mon livre est d’avoir une vue à long terme et d’insister sur la nécessité pour la France de restaurer sa capacité à produire et ce que j’appelle sa «compétitivité budgétaire européenne».
Oui, les Français ne sont pas friands de réformes, mais on leur a seriné pendant des années que l’argent était facile. Et, encore récemment, avec le fameux «quoi qu’il en coûte». Je demande juste aux hommes politiques de raisonner juste. Sans en appeler à un de Gaulle, qui avait compris qu’une nation ne tient pas debout sans un budget raisonnable, cela ne doit pas être difficile à trouver.
Je conseille à Michel Barnier d’arrêter de faire croire aux Français que tout peut se régler par de l’endettement supplémentaire
Jacques de Larosière
Quelles sont, selon vous, les mesures politiques de ces dernières années qui ont été les plus néfastes aux finances publiques?
J’évoquerai l’abaissement de l’âge de la retraite de 65 à 60 ans ainsi que la nationalisation - détricotée à grands frais par la suite - d’une grande partie de l’économie par François Mitterrand. Si je reconnais à Emmanuel Macron l’augmentation de l’âge de la retraite, comme l’avait déjà fait Nicolas Sarkozy avant lui, et la baisse de la pression fiscale sur le capital, je regrette la suppression de la taxe d’habitation, du coup financée par l’État, et, surtout, l’absence totale de mesures pour réduire les dépenses publiques.
À Michel Barnier, qui vient d’être nommé premier ministre, quelle première recommandation feriez-vous?
Puisque Michel Barnier juge important de réduire la dette publique, je recommanderais deux choses. Premièrement, d’arrêter de faire croire aux Français que tout peut se régler par de l’endettement supplémentaire. Deuxièmement, je me tournerais vers la Cour des comptes pour lui demander une analyse systématique de tous les budgets publics. Et de s’interroger, comme le font les pays scandinaves, si les budgets doivent être automatiquement reportés d’une année sur l’autre.
Il est très regrettable que les rapports, perspicaces, de la Cour des comptes ne soient pas suivis par les politiques. Si ses recommandations avaient été entendues, sans doute la France se porterait-elle mieux.
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