L'amiral Nicolas Vaujour, chef d'État-Major de la Marine, répond aux questions du Figaro dans son bureau à Balard. Paris le 30/08/2024 Photo François Bouchon Le Figaro

Entretien

Mer de Chine méridionale, mer rouge, Ukraine... Le chef d’état-major de la Marine détaille au Figaro la nouvelle donne des conflits maritimes.

Le Figaro - 5 septembre 2024 - Par Nicolas Barotte

LE FIGARO. - À la fin de l’été, le chef d’état-major des armées a mis en garde contre «des temps très durs» à venir pour l’Occident. Quelles en sont les conséquences pour la marine ?

AMIRAL VAUJOUR. - Ce qu’a dit le général Burkhard est juste : nous sommes confrontés à une dégradation de l’ordre international. Partout dans le monde, des seuils de recours à la violence, que nous n’aurions pas imaginés il y a dix ans, ont été franchis. Qui aurait cru que les houthistes seraient capables de tirer des missiles balistiques contre des navires de commerce en mer Rouge ? Le conflit ukrainien a aussi eu des conséquences extrêmement importantes dans le domaine maritime. La Russie a conservé toutes ses forces sous-marines nucléaires. Lorsque des sous-marins russes opèrent en Atlantique ou passent par la Manche, nous les suivons. En mer de Chine méridionale, les Philippins sont confrontés aux Chinois, qui revendiquent des îlots stratégiques. Pour la première fois, les Américains, qui ont conclu un accord de défense avec Manille, ont proposé d’escorter les navires philippins. Les Chinois regardent jusqu’où les Américains sont prêts à aller face à ces montées de tension… En ce qui concerne les fonds marins, les moyens de nuire aux infrastructures sous-marines existent chez nos compétiteurs. Toutes ces crises testent nos capacités et nos savoir-faire.

Vous faites souvent référence à la question stratégique des «points d’accès» : les ports, les détroits… «L’espace de manœuvre» se restreint-il ?

Nous ne pouvons plus compter sur le respect des règles internationales pour garantir une liberté d’action. L’espace de manœuvre est mis en question. Nous avons besoin d’avoir une stratégie d’accès. C’est pourquoi il faut développer des partenariats et des modes d’action qui permettent de contourner les restrictions. J’ai, par exemple, personnellement rencontré le chef d’état-major de la marine philippine. En mer Rouge, certains de nos partenaires ont été obligés de sortir de la zone pour se ravitailler en missiles ! On diversifie aussi nos options à ravitailler en missiles complexes via notre nouveau bâtiment ravitailleur de force. Grâce à nos sous-marins nucléaires d’attaque de la classe Barracuda équipés d’un mini-sous-marin pour les commandos, nous sommes en mesure d’accéder à terre de manière extrêmement discrète. En ultime recours, si l’accès à un territoire est empêché, le porte-avions offre énormément d’options.

Depuis la fin de l’année dernière, une frégate est déployée en mer Rouge pour sécuriser le trafic maritime. Depuis février, elle agit dans le cadre de la mission Aspides. Quel est le niveau de menace ?

Les houthistes ont fait évoluer leurs modes d’action depuis le début de la crise pour tester ce qui était efficace ou non. Ils ont commencé avec des drones aériens. Nous en avons intercepté avec des missiles puis au canon. Ensuite ils ont utilisé des missiles antinavires, puis des missiles de croisière pour atteindre Israël. Ils ont aussi tenté de frapper avec des missiles balistiques. Ils en ont tiré seulement quelques-uns, contre des navires que nous protégions… Intercepter ce type de menace du haut du spectre n’avait jamais été fait en opération.

Mais les attaques des houthistes se poursuivent toujours…

Il y a un peu moins d’attaques, mais il y en a toujours. Il y a quelques jours la frégate de défense aérienne a intercepté un drone de surface qui se dirigeait vers un pétrolier grec, le Sounion. Les houthistes avaient déclaré faire une distinction entre les navires. Mais un bateau peut être ciblé parce qu’il porte des intérêts israéliens ou alors parce qu’il a fait escale en Israël. Nous avons développé des moyens spécifiques d’analyse du trafic maritime pour identifier les cibles critiques et cerner les risques. Globalement, une part importante du trafic en mer Rouge a été déroutée : 60 % passent maintenant par le cap de Bonne-Espérance. Dans le cadre d’Aspides, les Européens ont pu avoir de trois à cinq bateaux dans la zone. Nous nous coordonnons aussi avec l’opération américaine.

Au regard de la rapidité des évolutions, il faut une grande agilité d'acquisition pour bénéficier rapidement des innovations

Amiral Vaujour

Pour intercepter des drones houthistes, les frégates ont utilisé des missiles Aster. Quelle alternative la marine développe-t-elle ?

Nous avons demandé à plusieurs industriels de nous présenter de nouvelles capacités en fonction des menaces rencontrées en mer Rouge et en mer Noire. Quelques semaines plus tard, un nouveau système était testé en opération. Nous avons aussi développé des systèmes de brouilleurs. Les boules optroniques de nouvelle génération permettent de voir mieux et plus loin. Ces innovations seront généralisées. Nous devons trouver le bon équilibre à bord de nos bateaux entre armes d’usure, à faible coût, et armes de décision, de supériorité technologique. Nous devons améliorer nos armes d’usure.

Les drones de surface ukrainiens ont permis de faire reculer la Russie en mer Noire. Quelles sont les conséquences de cette dronisation navale ?

L’Ukraine a développé des drones de surface après avoir constaté que l’autodéfense des bâtiments russes était défaillante. Cette stratégie de contournement de la puissance a touché le point faible de l’adversaire. Dans une mer fermée comme la mer Noire, employer des drones de surface est envisageable. Les distances sont compatibles avec l’autonomie des systèmes. En plein milieu de l’Atlantique, ce ne serait pas aussi facile. 

Mais la marine n’aurait-elle pas besoin de ce type de drones ?

Un drone peut être utilisé comme moyen d’observation ou comme arme d’agression. Nous travaillons sur toutes les options avec les industriels. Il y a encore beaucoup de champs à explorer et nous n’avons pas lancé de grands programmes. Au regard de la rapidité des évolutions, il faut une grande agilité d’acquisition pour bénéficier rapidement des innovations.

Avec Slam-F, la marine a engagé un programme de dronisation en ce qui concerne la guerre des mines. Les premiers modules étaient attendus pour le printemps. Quand cette capacité sera-t-elle opérationnelle ?

Avec Slam-F (un système de lutte antimines marines du futur), toute une fonction opérationnelle, celle de la guerre des mines, sera dronisée : de la détection à la neutralisation. C’est une rupture. Elle n’est pas forcément simple à mettre en place. Nous attendons la livraison des modules pour cet automne. Le système devrait être opérationnel en 2025. Il nous permettra d’assurer la sécurisation dans la rade de Brest, essentielle à notre dissuasion. Dans un deuxième temps, il sera déployé pour protéger la base de Toulon.

En termes d’expérimentation, on peut aussi évoquer les armes à énergie dirigée testées par la marine. À quel horizon une capacité pourrait-elle être opérationnelle ?

Nous avons testé des systèmes. Il y a différentes armes à énergie dirigée : le brouilleur électromagnétique, le laser et les micro-ondes. Chacune a ses caractéristiques. Le brouilleur électromagnétique et le laser sont intéressants. Nous allons pouvoir aller vers de l’industrialisation. Mais en mer, les distances d’interception sont plus lointaines qu’à terre. Il faut un peu plus de puissance. Dans l’année qui vient, nous devrions avoir des résultats probants.

La marine est particulièrement sollicitée alors qu’elle est dans une période de limites capacitaires…

La marine est en perpétuel renouvellement capacitaire. Nous avons achevé le déploiement des frégates multimissions (Fremm) et nous allons bientôt voir arriver les frégates de défense et d’intervention (FDI). Le renouvellement des sous-marins d’attaque est en cours avec les SNA de la classe Barracuda. Nous avons aussi reçu le deuxième patrouilleur outremer, le Teriieroo a Teriierooiterai. Les POM ne sont pas des frégates de combat, mais ils seront capables d’aller loin, de tenir longtemps la mer et de répondre à la plupart des missions. Évidemment, si la menace augmentait, nous procéderions à une bascule d’efforts. Nous renouvelons aussi les patrouilleurs de haute mer qui sont en fin de vie. La tension est plus forte sur ce segment. Je suis contraint à faire preuve d’agilité pendant la phase de biseau capacitaire. C’est pourquoi une frégate La Fayette a récemment été envoyée de Toulon à Brest.

La marine semble écartelée entre les théâtres d’opération…

Cette tension vient de la simultanéité des crises et des engagements en Atlantique Nord, en Baltique, en Méditerranée, dans l’océan Indien, en mer Rouge, dans le golfe de Guinée. Mais nous nous appuyons sur nos alliances. Par exemple, nous participons à la mission Irini en Méditerranée sans y avoir de bâtiment en permanence. La marine ne peut pas répondre à toutes les crises du monde. La question est celle des choix, pas des limites. Ce 5 septembre, nous commémorons la bataille de Chesapeake en 1781. La marine française y avait soutenu les insurgés américains face aux Britanniques pour faire tomber la garnison de Yorktown. Les marins avaient appareillé sans que leurs bateaux eussent été totalement prêts pour prendre de vitesse les Britanniques. Ils avaient fait preuve d’audace pour l’emporter. C’est cet esprit que nous voulons encore cultiver aujourd’hui. Je vais ainsi récompenser quatre unités, notamment celle qui a abattu un drone en mer Rouge à partir d’un hélicoptère. L’esprit d’innovation n’est pas forcément technique, il vient aussi de notre capacité d’adaptation.