"Elle est un ovni du business" : Christel Heydemann, la nouvelle pilote d'Orange
Cette ingénieure au parcours modèle a fait ce qu'il fallait pour être dans les petits papiers de Bercy. Elle prend la tête de l'opérateur, succédant à Stéphane Richard.
L'Express - 28 janvier 2022 - Par Stéphane Barge
Catherine MacGregor, la directrice générale d'Engie va se sentir un tout petit peu moins seule. Ce vendredi 28 janvier, Christel Heydemann est devenue la deuxième femme propulsée à la tête d'une entreprise du CAC 40. Le conseil d'administration d'Orange vient d'officialiser sa nomination au poste de directrice générale, pour succéder à Stéphane Richard, contraint d'abandonner son fauteuil après sa condamnation dans l'affaire Tapie. Cette ingénieure de 47 ans, qui dirigeait jusqu'alors la branche européenne de Schneider Electric se retrouve donc aux manettes du géant français des télécoms (plus de 40 milliards d'euros de chiffre d'affaires, 142 000 salariés, dont 80 000 en France).
Sacrée ascension pour cette ex-amatrice d'escalade, restée férue de trekking. Le parcours de cette X-Ponts passée par le Boston Consulting Group fait figure de modèle d'excellence à la française. C'est chez Alcatel qu'elle commence vraiment à mettre "les mains dans le cambouis", pour reprendre une de ses expressions favorites. Christel Heydemann débarque à 25 ans chez cet équipementier télécoms dirigé par Serge Tchuruk, boss à poigne et inventeur du concept de fabricant sans usines. Elle y restera 15 ans et héritera du surnom de "virtual factory", l'usine virtuelle. Longtemps, des syndiqués de l'équipementier l'ont affublé ironiquement de ce sobriquet, en mémoire du plan de suppression de 5 500 postes qu'elle avait mené dès 2011, en tant que "directrice générale des ressources humaines et de la transformation".
Christel Heydemann persiste malgré tout dans l'industrie en rejoignant dès 2014 Schneider Electric, le champion français de l'énergie. Elle occupe d'abord le poste de directrice des alliances stratégiques avant de prendre, trois ans plus tard, les rênes de la filiale française. L'été dernier, elle avait même été promue directrice générale Europe.
Un terrain miné
A Orange, l'ex-bidasse - en bonne polytechnicienne, Christel Heydemann a fait son service militaire, en l'occurrence dans l'armée de terre, au 526e régiment du train - arrive en terrain miné. Le comité de gouvernance d'Orange, dans sa majorité, penchait pour un autre candidat, Frank Boulben, patron commercial de l'opérateur américain Verizon. Son seul défaut, persiflent ses supporters déçus, était d'être un homme. Chantre de l'inclusion, la working-girl modèle, au contraire, était dans les petits papiers de l'Etat, actionnaire à hauteur de 23 % du champion français des télécoms. "A compétences égales, Bruno Le Maire souhaite que ce soit une femme qui reprenne la direction d'Orange", glissait un fonctionnaire de Bercy à l'AFP, mi-janvier. Ne restait plus à Christel Heydemann qu'à convaincre l'Elysée. Presque une formalité : Emmanuel Macron ne lui a-t-il pas lui-même décerné la Légion d'honneur, voilà quatre ans, pour récompenser ses engagements dans l'industrie ?
Cette nomination n'est pas forcément un cadeau pour l'élue. Piloter un vaisseau du CAC 40 réclame une infinie dextérité pour une femme - Isabelle Kocher pourrait en témoigner -, surtout quand il faut slalomer entre les peaux de bananes destinées à vous faire déraper. La nouvelle DG pourrait pâtir de cette ingérence de l'Etat si elle ne marque pas rapidement son territoire. Avant même sa nomination officielle, certains la critiquaient déjà en coulisse, déplorant son manque de vision et de projets de développement. Heureusement, elle connaît la maison depuis qu'elle a rejoint son conseil d'administration, en 2017. Et elle n'y compte pas que des rivaux. "Christel va réussir à s'imposer parce qu'elle est la reine du pragmatisme, souffle un cadre qui figure parmi ses soutiens. Ce qui compte pour elle, c'est le résultat et sa personnalité va faire bouger certains dossiers sclérosés par le conservatisme et les baronnies. Elle y mettra bon ordre, avec suffisamment de finesse et de doigté pour ne pas faire de vagues."
Tout de même, la pente paraît bien raide, même pour cette amoureuse de montagne qui s'est aventurée sur les cimes du Tadjikistan et qui reste une grande habituée des tortueux sentiers du GR 20, en Corse. Sur sa feuille de route figure la mise en place de nouveaux axes de croissance pour l'opérateur. Ainsi qu'un plan de réduction de la masse salariale, évalué à 1 milliard d'euros sur trois ans. 5 000 à 10 000 salariés pourraient se retrouver sur le carreau. Pas de quoi contribuer à faire flamber sa popularité...
"Un ovni du business"
Comment l'intéressée vit-elle ce chambardement annoncé ? "Comme à son habitude : avec sérénité, assure Karine Heydemann, l'une de ses deux soeurs. Christel est capable de gérer n'importe quelle pression et n'a peur de rien. Elle a une énergie incroyable et a toujours été d'un optimisme à toute épreuve, deux qualités pour ainsi dire héréditaires dans la famille." La famille, ce sont ces parents, un père centralien, ingénieur en informatique, une mère normalienne, professeur d'informatique. Il y a aussi ses deux cadettes, les jumelles Karine et Pascale, ses deux enfants et son mari, André Loesekrug-Pietri, un Franco-Allemand qui dirige une agence de promotion des hautes technologies à travers l'Europe. La figure du défunt grand-père paternel, un juif allemand qui a fui son pays juste avant la Seconde Guerre mondiale, pour redémarrer de zéro en torréfiant du café en France, reste aussi un de ses modèles.
Comme sa soeur Karine, ceux qui la côtoient depuis longtemps restent épatés par sa zénitude et son self-control. "J'ai toujours été fasciné par sa capacité de détachement et sa facilité à relativiser face aux situations difficiles, glisse Cédric Dubourdieu, un camarade de promotion à Polytechnique resté proche d'elle. Elle ne s'énerve jamais, a toujours le sourire aux lèvres, je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi zen." Un accident de voiture dont elle a miraculeusement réchappé, quand elle avait une vingtaine d'années, l'aurait encouragée à ne voir que les bons côtés de la vie. "Christel est une perle rare, c'est presque un ovni du business, estime un autre copain, Alexandre Pham, cofondateur et président de MisterTemp. Elle a eu l'audace de se lancer dans les RH en rejoignant Alcatel en début de carrière, alors que l'entreprise traversait la tempête, ce n'est pas très courant quand on sort de Polytechnique d'emprunter une voie comme celle-là. Les X ne sont pas toujours réputés pour leur qualité de diplomatie ou d'écoute, mais Christel a ça aussi... En fait, elle a tout."
Ce concert de louanges ne résonne pas tout à fait dans les mêmes tonalités du côté de Schneider. "Ce qu'elle a construit durant son passage a contribué aux excellents résultats enregistrés en France, qui n'avaient pas été aussi bons depuis quinze ans. Mais du point de vue des discussions avec le personnel, cela n'a pas toujours été une franche réussite, estime Emmanuel Da Cruz, coordonnateur syndical FO au sein du groupe industriel. Les négociations qu'elle a tenté de mener sur les accords de groupe sur l'emploi et la compétitivité par exemple, ont fait pschitt, c'est un échec qui plombe son bilan." "Les discussions avec les syndicats ne sont pas du tout son exercice favori", confirme un salarié. "Elle est assez froide et distante avec le personnel, y compris avec les cadres, glisse une autre. Les échanges que nous pouvons avoir avec son successeur Laurent Bataille, un autre polytechnicien, sont plus chaleureux et détendus."
Certains lui reprochent de s'être éloignée des réalités du terrain depuis sa promotion à la tête de la filiale européenne de Schneider, en mai dernier. Ses multiples engagements dans des think tanks (le groupe Energie-Climat de France Industrie, par exemple), des syndicats professionnels (elle préside le Gimelec, qui fédère 200 entreprises high-tech du secteur de l'énergie) ou divers conseils d'administration (celui d'Orange, mais aussi celui du Centre de recherche pour l'expansion de l'économie et le développement des entreprises) peuvent tout aussi bien donner l'impression d'une dirigeante insatiable et passionnée. Ou d'une ambitieuse qui passe une bonne partie de ses semaines à entretenir son carnet d'adresses.
Fausse discrète
La vérité se situe peut-être entre les deux. "Christel est une fausse discrète, une femme de pouvoir et de réseau qu'elle cultive sans faire de bruit, ni chercher les paillettes", résume Patricia Chapelotte, son amie conseillère en communication et présidente du Cercle des femmes d'influence.
Ce n'est certes pas pour jouer les m'as-tu-vu qu'elle a accepté l'an dernier de plancher pendant plus de six mois sur "la conciliation des temps professionnels et familiaux", la mission que lui avait confiée Elisabeth Borne. "Elle s'intéressait à ce sujet à double titre, en tant que mère de jeunes enfants et professionnelle des RH, résume Julien Damon, l'expert des questions sociales qui a rédigé avec elle le rapport remis au ministère du Travail. Cette matière est d'une complexité redoutable si vous ne vous contentez pas de la survoler, comme bien d'autres s'en seraient contentés. Christel a digéré les aspects techniques à une vitesse impressionnante pour participer d'égal à égal aux échanges que nous avons pu avoir avec les spécialistes les plus pointus du domaine."
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