Des réformes audacieuses au Canada
Par Xavier Fontanet - 22 juin 2024
Antoine |
Grand-père, as-tu réfléchi à ma demande sur les pays ayant fait des réformes dans le domaine régalien ? |
Auguste |
Antoine, comme je te tiens et avant que je rentre dans le sujet, sache que j’ai passé deux heures avec les soft, les opérateurs en ligne de la Sécurité Sociale. Ce que je ne supporte pas c’est le noreply, l'absence de réponse aux questions ; tu devrais absolument lire le rapport Rueff-Armand de 1960. Jacques Rueff, on l’accuse d’être un grand libéral avec tous les sous-entendus associés à ce mot qu’il faudrait bien définir. En fait, il était très soucieux des gens et termine son rapport en disant que l’État devait se mettre au service de la société. Le gros risque encouru si l’État n’est pas géré avec une main forte, c’est que, détenant un monopole, l’organisation se transforme en corporation au service des gens qui y travaillent. Il faut fermement rappeler l’idée que l’État est au service des citoyens. Le noreply, c’est la négation de cette exigence. Tu veux qu’on parle de réformes portant sur les dépenses publiques ? C’est, de ce que j’ai vu, le Canada qui a fait le plus. Prévois donc un tour au Canada et vois Jean Chrétien. Il est à la retraite, lui aussi, il t’expliquera comment il s’y est pris pour réformer. Ce qu’il a fait a été un modèle de réingéniérie. |
Antoine |
La chose qui t’a le plus frappé ? |
Auguste |
La première chose que j’ai retenue, c’est que lui et son ministre des Finances, Paul Martin, ont fait le tour du pays pour sensibiliser les gens aux réformes avant de rentrer dans le dur. Ça a pris une année. |
Antoine |
Les arguments-clé, tu peux me les donner ? |
Auguste |
Laisse-moi reprendre mes notes, c’est plus sûr. Pour tout te dire, j’ai gardé un florilège des meilleures formules. Tu pourrais t’en inspirer dans tes prises de parole, il formule remarquablement bien les principes sous-tendant l’action en utilisant des mots que tout le monde comprend. La première idée qu’ils ont fait passer c’est qu’« on ne peut pas dépenser plus que ce qu’on gagne !». Ensuite, ils ont expliqué que l’Etat ne peut pas tout faire ni tout porter. « On est en concurrence, on ne peut pas négliger ce qui se passe autour de nous, ni les efforts de productivité faits ailleurs. Ce n’est pas l’État qui crée les emplois, il peut même en détruire s’il n’est pas lui-même efficace et crée des contraintes bureaucratiques inutiles ». |
Antoine |
C’est un discours de patron du Medef, dommage que je ne puisse lui donner le poste de Premier ministre. |
Auguste |
Comme je vois que ça te plait, je continue : |
Antoine |
Pour lui, le pouvoir d’achat, c’est une affaire de compétitivité. |
Auguste |
Eh oui ! explique-le toi aussi. Je continue : « Le gouvernement se doit impérativement d’être plus léger en effectifs et en dépenses. La compétitivité globale est la route vers l'indépendance économique, la croissance et l’emploi ». Il enfonce le clou. |
Antoine |
Il parle exactement comme un chef d'entreprise ! |
Auguste |
Je ne te le fais pas dire. J’ai encore mieux écoute ceci : « Pour nous la sveltesse du gouvernement n'est pas un but mais un moyen ; nous croyons que le gouvernement se doit de faire que ce qu'il fait le mieux et laisser aux autres ce qu’ils font mieux que lui, que ce soit les entrepreneurs les secteurs associatifs, bénévoles ou caritatifs ». |
Antoine |
Une autre idée géniale, le recours au bénévolat et la sveltesse quelle belle expression, c’est mieux que la rigueur ! |
Auguste |
Tu vois l’intérêt d’aller chercher les idées ailleurs ! Tiens, pas mal encore ! : « La recherche à très long terme est du ressort du gouvernement, tout comme les règles de protection de l’environnement ou celle des naufragés de la vie. En termes métaphoriques nous devons être à la barre d’un voilier moderne, plutôt que les roues à aubes d’un vapeur du XIXe siècle ». Ou encore : « Bien sûr, tout cela n’est pas facile, parce que les habitudes et la motivation des bureaucrates et des politiques ont été orientées vers la croissance fiscale du gouvernement. Nous n’avons pas appris à être créatifs comme nous devrions l’être dans un environnement qui bouge avec des ressources financières qui doivent décroître. Voilà pourquoi nous devons nous concentrer sur nos priorités. Nous devons découvrir ce que nous pouvons faire sans dépenser l’argent des contribuables ; c’est un changement de nature, c'est l'idée de créer un secteur public dont on peut dire sincèrement qu’on fait plus avec moins ! » |
Antoine |
On est vraiment sur un terrain philosophique. |
Auguste |
C’est ce qu’il faut, il faut prendre les gens pour des grandes personnes. |
Antoine |
Jean Chrétien fait confiance aux citoyens au point de recommander que l’État se retire pour leur donner plus d’espace. C’est un peu les parents qui ont compris que les enfants étaient prêts à prendre leur envol et que le meilleur service à le rendre est tout simplement de s’effacer. Jean Chrétien parle à la fois comme un chef d’entreprise et un chef de famille ! J’ai bien vu les principes qui sous-tendaient l’action. Plus concrètement, les mesures ? |
Auguste |
Je continue à suivre mes notes ; les premières recommandations sont pour le ministre des Finances. |
Antoine |
Ça m’intéresse, on est en pleine période budgétaire. |
Auguste |
C’est le principe des budgets prudents ; on a le devoir de choisir des chiffres conservateurs sur le PIB quand on établit le budget. La technique qu’utilisent nos ministres des Finances pour éviter de baisser les coûts, c’est de gonfler le PIB. On prend des prévisions irréalistes. Pour les faire passer, on explique que c’est un budget « volontariste » et quand l’échéance arrive, on accuse la conjoncture. Ça fait cinquante ans qu’on joue à ce petit jeu. |
Antoine |
Je reconnais des expressions que j’ai souvent entendues ! Il dit d’autres choses sur la technique budgétaire ? |
Auguste |
Ils ont décidé que les techniques coups de rabot où tout le monde apporte quelques pourcents, ce qui veut dire en pratique qu’on ne change rien au système, ça devait cesser. Dans le cas de la Canada, ils ont décidé de s’attaquer aux problèmes de structure. Ils ont carrément arrêté des ministères entiers ou les ont réduits des deux tiers. C’est le cas des ministères de l’Industrie et de l’Agriculture. |
Antoine |
Pourquoi ? il y avait d’énormes savoir-faire dans ces ministères ! |
Auguste |
J’ai discuté avec Jean Chrétien qui m’a dit carrément qu’ils utilisaient les études des grandes entreprises canadiennes mondialisées qui avaient une meilleure connaissance des marchés que les services des ministères. Il m’a expliqué que, comme on passait à des politiques d'attractivité, ce n’était pas la peine de garder tous les gens qui faisaient de la "politique industrielle". |
Antoine |
Et les gens qu’est-ce qu’ils sont devenus ? |
Auguste |
Dans la pratique, ils se sont très vite recasés dans l’industrie et l’agroalimentaire. |
Antoine |
Ça peut être le cas en France, je prends note. |
Auguste |
Autre domaine d’intervention, Chrétien et Martin n’ont pas hésité à privatiser d’un coup d’un seul tous les transports, la poste et le téléphone ! |
Antoine |
Fichtre ! Ça s’est bien passé? |
Auguste |
Je pense que oui, sinon Jean Chrétien me l’aurait dit durant la longue conversation que j’ai eue avec lui. Ils ont affirmé clairement qu’ils ne toucheraient pas au système de santé qui était efficace ; ils ont par contre réduit les effectifs de fonctionnaires de 15 % sur cinq ans et ont baissé les subventions aux régions, mais un peu moins qu’au central en disant que c'était au central de donner l'exemple. |
Antoine |
Tu as évoqué les concessions au secteur bénévole. |
Auguste |
Si tu as fait un peu d’Histoire, tu sais que les activités sociales ont démarré au départ à l’initiative de la sphère bénévole. L’Etat s’en est progressivement emparé. Les Canadiens ont considéré que c’était sage de leur en rendre une partie, quitte à donner des avantages fiscaux à ceux qui financeraient désormais ces organisations. |
Antoine |
Quels secteurs étaient concernés ? |
Auguste |
La santé, l’éducation, l’art et le sport. |
Antoine |
Je retiens, le secteur bénévole est très important en France. Belle idée Grand-père ! Je prends, c’est dans l’air du temps : beaucoup de jeunes sont séduits par ce domaine. Il peut utiliser les retraités qui vont être nombreux et en bonne santé. Mais grand-père, l’économie a dû s’effondrer après un tel choc si j’en crois les keynésiens. |
Auguste |
Pas du tout, je me souviens que les économistes ont dit qu’ils avaient bénéficié d’une conjoncture favorable. En fait c’était une pure invention. |
Antoine |
Je retiens tout cela. Je vais regarder de près comment les fonctionnaires se sont recasés. Si ça a si bien marché c’est la preuve qu’ils sont compétents et peuvent réussir dans le privé ! Un autre point ? |
Auguste |
Oh oui, le dernier point qu’a tenu à faire Jean Chrétien avant que nous nous quittions. « La clé des clés, c’est que les Canadiens ont compris que nous étions déterminés à aller au bout ». |
Antoine |
Grand-père passionnant, mais, ça tombe bien qu’on ait fini, l’huissier me fait signe, je dois prendre un appel urgent d’Ursula. |
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