Ukraine
Malgré l’enchaînement des offensives russes et des contre-offensives ukrainiennes, la guerre en Ukraine n’est-elle pas entrée dans une phase de stabilisation ?
politiqueinternationle.com - Mai 2022 - Par Jean-Christian Kipp, ancien grand reporter, président de la Fondation Odysseus pour la défense des libertés
L’enlisement du conflit qui semblait à l'été une option parmi d’autres, apparaît à l’approche de l’hiver comme l’une des plus probables.
Pourtant, l’invasion avait pris à son début tous les traits d’une guerre éclair, tout ayant été mis en œuvre par les stratèges du Kremlin pour mériter le nom d’« opération spéciale », qualificatif qui prête à rire aujourd’hui. N’avait-on pas assisté dans les jours qui ont suivi le 24 février à l’encerclement de la capitale Kiev, la conquête sans réel combats de la frange sud du pays contiguë à la Crimée et l’occupation des deux républiques séparatistes de Louhansk et de Donetsk ! Mouvements dignes d’une Blitzkrieg, s’ils n’avaient été suivis dès la fin mars d’une retraite en forme de débâcle du front de Kiev au profit d’une concentration imposée des forces dans l’est du pays.
Les Russes furent aux portes de la capitale, visant directement le centre du pouvoir politique du pays, de Kharkiv, la grande métropole russophone de l’Est, ainsi que de Mikolaïev, Kherson et Marioupol au Sud. Une invasion d’Odessa par la mer fut même amorcée. Or, seule Marioupol fut finalement conquise, avec la difficulté que l’on connaît, célébrant ainsi une sorte d’« imprenabilité » des villes face à un hypothétique rouleau compresseur russe. Kherson quant à elle se rendit sans combattre.
Il ne faut cependant pas minimiser l’importance de la conquête réalisée. C’est bien, de l’aveu même du président Zelensky, un cinquième du territoire ukrainien qui a été amputé, s’ajoutant à la Crimée, déjà annexée depuis 2014.
Mais, alors que l’initiative était l’apanage de l’assaillant, nous assistons depuis le mois de juin à un rééquilibrage du rapport de force. Alors qu’on l’en disait incapable, l’armée ukrainienne parvient depuis peu à organiser des actions offensives et à repousser l’envahisseur, sans qu’au préalable l’armée russe n’ait décidé d’elle-même de se retirer. Les gains territoriaux furent au début modestes, mais la contre-offensive de grande ampleur engagée par les forces ukrainiennes en septembre a démontré que le dispositif militaire russe actuel n’est pas en mesure de défendre la totalité de sa ligne de front longue de 1 000 km. Une surface d’environ 15 000 km2 sur les 120 000 occupés a été reconquise, par endroits en quelques jours, alors que le contingent russe avait mis plusieurs semaines de combats acharnés à en prendre le contrôle.
Mais depuis le front s’est stabilisé et il semble que les Russes sont à nouveau repartis à l’offensive dans le Donbass, prenant quelques villages.
La négociation, voie sacrifiée à un acharnement militaire pourtant sans lendemain
Des amorces de négociation avaient été initiées au tout début du conflit avec une proposition de discussion de Vladimir Poutine dès le 27 février 2022, soit trois jours après l’invasion, pour vraisemblablement discuter des termes de la reddition. Elles furent cependant relayées le 22 mars par une proposition du président Zelensky qui semblait ouvert à une discussion sur le statut de la Crimée et du Donbass. Et un processus de négociation fut lancé le 29 mars à Istanbul qui a pu sembler à un moment prometteur.
Pour la partie russe, il ne s’agissait vraisemblablement que d’un jeu de dupes, tant la pression militaire sur le terrain n’a jamais cessé. Pour les Ukrainiens, la preuve ayant été faite de leur capacité à ralentir voire à contrer l’offensive, aidés en cela par un afflux d’armes occidentales de plus en plus conséquent, il devenait de moins en moins urgent de s’asseoir à la table des négociations.
Quoi qu’il en soit, il n’est plus aujourd’hui question de cela.
Dans son discours le jour de la fête de l’indépendance, le 24 août, six mois exactement après le début de la guerre, un président Zelensky galvanisé proclamait que l’Ukraine se battrait « jusqu’au bout » et sans « aucune concession ni compromis ». Quelques semaines plus tôt, il avait érigé le retrait des troupes russes de l’ensemble du territoire ukrainien, Crimée comprise, en condition préalable à l’ouverture de toute négociation.
De la même manière, les alliés occidentaux de l’Ukraine, en dehors de positions de façade, n’ont pas témoigné de réelle volonté de pousser les belligérants à la table des négociations, se focalisant d’un côté sur les mesures d’affaiblissement de la Russie, par des plans de sanctions économiques à la sévérité croissante, et de l’autre côté sur des mesures de renforcement de l’arsenal militaire ukrainien. Caractérisé en particulier par la portée croissante des systèmes d’artillerie mis à disposition, ce renforcement célébrait le caractère offensif souhaité par les forces ukrainiennes.
On notera cependant l’attitude de la France qui a conduit un moment une politique qui n’excluait pas la voie de la négociation, caractérisée par des échanges fréquents entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine, et par une position moins manichéenne et plus « realpoliticienne » que ses partenaires. Paris veillait, afin de ne pas hypothéquer l’avenir, à « ne pas humilier la Russie » et permettre de « bâtir un chemin de sortie par les voies diplomatiques » pour reprendre les paroles du président français en juin 2022 (1). Cette attitude fut bien mal accueillie, rencontrant une opposition catégorique de l’Ukraine et un dédain injustement humiliant de la part de la Russie. Volodymyr Zelensky exprima toute son indignation lors d’une interview en mai 2022 au sujet d’une proposition que lui aurait faite Emmanuel Macron d’envisager des concessions territoriales pour sortir du conflit, proposition rapidement démentie par la France et n’ayant en tout cas suscité l’assentiment d’aucun des grands pays européens.
Concernant les Etats-Unis, peu affectés économiquement par le conflit, la tentation pourrait être grande de ne pas agir dans le sens de la paix mais au contraire de s’accommoder d’un conflit qui perdure, l’intérêt étant d’affaiblir économiquement et politiquement la Russie, et de déstabiliser en passant le régime de Poutine. D’où l’expression entendue outre-Atlantique de « faire la guerre jusqu’au dernier Ukrainien » !
Il semblerait donc que les scénarii pour le futur excluent pour l’instant toute voie diplomatique et se limitent par conséquent, dans attente d’un hypothétique élément nouveau ou de la lassitude des belligérants et de leurs alliés, à la confrontation armée.
Trois scénarii militaires peuvent être imaginés.
Le premier correspond au maintien peu ou prou de la ligne de front actuelle, avec le cas échéant quelques évolutions mineures qui ne changeraient pas la donne stratégique, telles que la conquête par les Russes de la partie encore sous contrôle ukrainien de l’Oblast de Louhansk ou a contrario la reprise par l’Ukraine d’une partie limitée des territoires occupés.
À bien le considérer, ce scénario offrirait d’une certaine manière à Vladimir Poutine une demi-victoire pour avoir récupéré les territoires les plus russophones de l’Ukraine après la Crimée, et à Volodymyr Zelensky une demi-victoire également pour avoir « limité la casse » face à un adversaire significativement plus puissant que lui. Mais la guerre continuant sur une durée indéfinie, avec son lot de destructions et de représailles économiques, il serait un désastre pour tout le monde.
Le deuxième scénario correspond à une avancée significative des forces russes jusqu’à atteindre les frontières de la fameuse « NovoRossia » qui correspond historiquement à la zone conquise par Catherine II sur les Turcs et les Cosaques au XVIIIe siècle et utilisée ensuite comme colonie de peuplement par l’empire Russe. Cette zone, qui recouvre plus du tiers de l’Ukraine actuelle, regroupe de fait les territoires où le russe est très majoritairement parlé, à 80 ou 90%, à la maison comme en public. Il s’agirait d’une victoire éclatante pour Poutine, le principe d’une conquête de toute l’Ukraine étant définitivement à écarter depuis le départ des forces russes de la région de Kiev (a-t-elle été réellement envisagée un jour par le commandement russe ?). Mais cela impliquerait la conquête d’un nouveau territoire équivalent à celui actuellement occupé et surtout la prise de contrôle des quatre plus grandes villes ukrainiennes après Kiev, soit Kharkiv, Odessa, Dniepropetrovsk et Zaporijia. Quand on considère les échecs des offensives visant Kiev et Kharkiv au tout début du conflit, malgré l’effet de surprise et le manque d’armement ukrainien, ainsi que la difficulté avec laquelle l’armée russe s’est emparée de Marioupol pourtant entre deux et trois fois plus petite, quasi intégralement détruite pour l’occasion, on ne peut qu’être sceptique quant à la faisabilité d’une telle opération par les moyens conventionnels. Et pour avoir personnellement visité au printemps dernier chacune de ces villes, il ne fait nul doute que les Russes seraient confrontés non seulement à une forte défense militaire, mais également à une farouche défense civile organisée quartier par quartier par les nombreux volontaires de la Défense territoriale. Après avoir déjà engagé selon l’US Army plus des deux tiers des effectifs terrestres dans le conflit, cela constituerait un sursaut qui tiendrait du miracle. Resterait alors, au-delà d’une augmentation marginale des forces armées ordonné par Poutine le 25 août 2022 (2), le scénario catastrophique du recours à la conscription générale, qui entraînerait alors l’Ukraine à faire de même.
Ce qui rend vraisemblablement hypothétique le scénario de NovoRossia, certes rêvé par les théoriciens de la doctrine gouvernementale poutinienne.
Le dernier scénario est celui de la reconquête. Les forces ukrainiennes parviennent, mettant à profit un arsenal d’armes occidentales nécessairement encore étendu et renforcé à cet effet, à déloger les Russes de tout ou partie des territoires occupés. C’est le scénario qui prévaut depuis la contre-offensive ukrainienne, lancée le 29 août, dans le Sud le long des bords du Dniepr et dans le Nord à la droite de Kharkiv. Ces deux opérations ont été couronnées de succès. Avec la reprise de Kherson, port important de la mer Noire, et celle au Nord des villes moyennes d’Izioum, Lyman et Kupiansk.
On assiste donc à une nouvelle augmentation de la capacité offensive de l’armée ukrainienne, couplée à un épuisement de la capacité opérationnelle russe, par manque de matériel comme de soldats mais également de motivation et d’organisation. Les récents achats d’armes à des pays comme l’Iran ou la Corée du Nord, inimaginables avant ce conflit, dénotent les carences de l’arsenal russe après neuf mois de conflit, mais également le fort isolement de la Russie obligée de s’en remettre à des pays au ban des nations. Les chiffres officiels avancés sur l’armement soviétique, 10 000 chars opérationnels par exemple, en deviennent également totalement factices !
Il faut cependant relativiser le succès tactique remporté à l’automne par les Ukrainiens. Il ne porte que sur un dixième du territoire conquis par les Russes et l’offensive ne semble pas se poursuivre plus avant. Même si ce n’est plus, comme lors du départ de la région de Kiev en mars dernier, la seule raison de la victoire, il faut reconnaître que la résistance des troupes russes fut faible voire inexistante à certains endroits.
Mais, s’il est indéniable que les forces ukrainiennes sont aujourd’hui capables de mettre en échec le dispositif militaire russe actuellement en place, la possibilité d’une déroute militaire russe semble encore bien lointaine. Comment imaginer que Poutine accepterait, sans mettre en œuvre tous les moyens dont il dispose, une reconquête du Donbass, à laquelle succéderait inexorablement une offensive sur la Crimée ? Il en va de son honneur, de sa survie, et de ses rêves de grandeur. La décision de remplacer le chef d’état-major des armées et la mobilisation partielle de 300 000 réservistes décrétée le 21 septembre dernier, sur les trois millions théoriquement mobilisables, en sont la preuve indéniable. L’annexion le 30 septembre d’une partie du territoire ukrainien à la suite des référendums de circonstance en est sa continuation. Décréter en effet que les quatre Oblast ukrainiens (régions) de Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijia sont désormais terres russes autorise Poutine à utiliser devant son peuple tout l’arsenal militaire à sa disposition, jusqu’à envisager, on peut le craindre, l’utilisation d’armes de destruction massive, et en premier lieu les missiles nucléaires tactiques que prévoit la doctrine militaire russe sur le champ de bataille en cas de menace de cette « intégrité territoriale russe » revisitée pour l’occasion. À noter que Moscou a déjà utilisé sans en avoir généralisé l’usage les terribles armes thermobariques, qui ne laissent aucune chance de survie à l’adversaire sur une surface de quelques km2, soit le dernier échelon de létalité avant le nucléaire tactique (3).
A minima, les dernières dispositions de Poutine sont le signal d’une contre-offensive russe de grande ampleur. L’arrivée de l’hiver, avec ses sols gelés et ses arbres dénudés, en faciliterait le déroulement.
En résumé, à moins d’une escalade nucléaire qui changerait la nature du conflit, l’approche militaire ne devrait pas laisser d’autre option que celle d’un statu quo sans variation stratégique notoire et dans lequel le front, par le jeu des offensives et des contre-offensives, n’évoluerait pas significativement par rapport à la situation actuelle.
Deux options s’ouvrent dans ce cas aux belligérants et à leurs alliés : soit contribuer à l’enlisement du conflit, soit ouvrir la voie de la négociation.
Regardons à cet égard la situation et les enjeux pour l’Occident allié de l’Ukraine, en distinguant l’Europe d’une part et les Etats-Unis de l’autre, l’ensemble étant réuni au sein de l’Otan.
Quelle stratégie l’Europe doit-elle adopter face au conflit ukrainien ?
L’Europe condamne l’invasion de l’Ukraine par la Russie principalement pour deux raisons : l’atteinte au droit des hommes et des nations que celle-ci représente et le risque pour sa propre sécurité qu’elle sous-tend. Cette condamnation fut proférée de concert par l’ensemble des peuples et des gouvernements européens avec une unité et une détermination d’une ampleur inattendue et de façon inégalée dans l’histoire européenne. Il convient de saluer ce fait historique.
La réaction de l’Europe au conflit a essentiellement entraîné à ce jour l’adoption de sanctions économiques sans précédent dans l’histoire moderne envers la Russie et l’envoi d’armes visant à soutenir la défense ukrainienne.
Les sanctions économiques, une mesure à l’effet incertain
L’Union européenne est de loin le premier partenaire économique de la Russie, pour laquelle elle représente 38 % des exportations, principalement de l’énergie et des matières premières, et 34 % des importations, principalement des biens manufacturés, loin devant la Chine (respectivement 23 et 14 %) et surtout les Etats-Unis (4).
Avec une telle prééminence, nul doute ne peut être émis quant à l’impact économique des sanctions sur la Russie mais également des contre-sanctions prises par cette dernière à l’encontre de l’Europe.
De fait, la production intérieure russe de biens de production des entreprises et d’équipement des ménages est touchée de plein fouet par les sanctions européennes. Ainsi la production automobile par l’effet combiné de l’exode des constructeurs occidentaux et de la pénurie de composants a chuté de 96,7 % en mai 2022, sans amélioration significative en cette fin d’année (5). C’est le cas également de l’électronique professionnelle et grand public, y compris la production d’armes, qui utilise des composants électroniques occidentaux.
Mais l’impact des sanctions peut prendre des formes diverses voire inattendues, non seulement parce que, visant un leader mondial de la vente d’énergie et de matières premières, elles s’exposent nécessairement à des mesures de rétorsion mais, également, parce que cet impact relève d’un processus éminemment complexe car inscrit dans le cadre d’une économie mondialisée.
Ainsi, tout comme l’Europe, la Russie a la possibilité de réduire la virulence des sanctions en réorientant ses sources d’approvisionnement et ses cibles d’exportation. Il est cependant illusoire de penser que ces réorientations sont faciles et immédiates. La Chine par exemple (10 % des exportations de gaz naturel avant la guerre) ne pourra pleinement bénéficier des flux gaziers libérés par l’embargo sur l’Europe avant la construction d’un nouveau pipe-line s’ajoutant au gazoduc « Power of Siberia » lancé en 2014 et inauguré en 2019, ce qui nécessitera plusieurs années. Le transport par bateau sous forme liquéfiée n’assure quant à lui que marginalement l’approvisionnement.
Cependant, même en l’absence de réorientation des flux de gaz naturel vers d’autres marchés, la pénurie imposée par la Russie à l’Europe a renchéri le prix de l’énergie avec une ampleur telle que la baisse de ses exportations, d’un quart environ en volume, s’est soldée in fine par une augmentation des recettes russes de 38 % entre les premiers semestres 2022 et 2021 (6), augmentant à leur tour les réserves de change ! Par ce fait, les « contre-sanctions » russes ont affecté fortement l’Union européenne sans toucher aucunement la Russie et la réduction de la capacité de financer l’effort de guerre, objectif premier des sanctions, n’est absolument pas effective jusqu’à présent.
En synthèse, les effets des sanctions économiques sur la Russie sont incertains, variables dans le temps et complexes à établir tant les impacts positifs et négatifs peuvent s’entremêler. S’ajoute à cela la forte résilience du peuple russe, acceptée par tradition et forcée par autoritarisme, sans nul doute considérablement supérieure à celles des peuples de l’Union européenne.
Or, si elles touchent l’économie et la consommation russes, c’est-à-dire en priorité le peuple russe, elles n’ont jusqu’à présent pas entamé la capacité de financement du conflit ni affecté significativement la volonté de Moscou de poursuivre sa conquête de l’Ukraine.
En revanche, il ne fait aucun doute que la réponse de Moscou aux sanctions économiques appliquées par l’Occident a des effets très négatifs sur la situation économique et sociale de l’Europe.
La limitation des approvisionnements en gaz naturel russe et, dans une proportion moindre, en pétrole russe, a un triple impact sur l’économie des pays européens.
Elle provoque un supplément conséquent d’inflation dans une période déjà fortement inflationniste du fait de la surchauffe liée à la reprise économique mondiale post-Covid. Elle entraîne une pénurie dont les effets se sentiront dès cet hiver, le gaz russe représentant avant conflit près de 40 % de l’ensemble du gaz consommé au sein de l’Union européenne. Elle provoque enfin la réouverture de plusieurs centrales à charbon au travers de l’Europe, qu’il s’agisse de la centrale de Saint-Avold en France ou d’autres centrales équivalentes dans la quasi-totalité des pays européens où elles avaient été fermées : Allemagne, Autriche, Italie, Royaume-Uni, Pays-Bas…, ce qui a pour effet d’augmenter l’empreinte carbone et d’éloigner encore plus les pays européens des objectifs de réduction de CO2 fixés.
Cet effet boomerang des sanctions économiques appliquées à la Russie, creuse les déficits des États déjà à leur maximum du fait de la pandémie et impacte la croissance et le pouvoir d’achat des ménages. Pourtant, il n’a pour l’instant aucunement infléchi la détermination quasi unanime des États européens à appliquer et à amplifier les sanctions économiques appliquées à la Russie. Les sixième et septième trains de mesures ont été décidés par le Conseil européen respectivement les 3 juin et 21 juillet derniers. Et le dernier date du 8 octobre. La question est maintenant de savoir si la grogne populaire qui se profile associée à des manifestations de grande ampleur n’affectera pas l’unité et la résolution des pays européens dans l’application des sanctions. La Russie, régime autoritaire, a à cet égard une résilience face aux effets des sanctions que les régimes démocratiques occidentaux ne pourront avoir.
N'est-ce pas là le pari que fait Poutine que de miser sur l’essoufflement du soutien de l’Europe à l’Ukraine, cet assemblage de démocraties qu’il pense faibles et fluctuantes, à la combativité corrompue par l’opulence et à la décadence entretenue par la perte de son identité ?
Dans une vision de plus long terme et plus stratégique, faut-il se poser la question du risque de basculement de la Russie vers l’Asie qu’implique la gestion du conflit ukrainien par l’Europe ? La position de la Russie a toujours été ambivalente sur ce rattachement géographique. Elle est tenue d’un côté par ses conquêtes des immenses territoires d’Asie centrale et de Sibérie, engagées dès Ivan le terrible, prince de la Rus’ de Moscou puis premier Tsar de Russie, et est attirée de l’autre côté par la culture et la modernité occidentales, à l’instar de Pierre le Grand.
Le choix depuis la dislocation de l’URSS en 1991 penche clairement pour l’Occident, de fait premier partenaire économique, mais l’Asie offre aujourd’hui une alternative qu’elle n’avait pas par le passé au travers du fantastique développement économique de la Chine, et au-delà de tout le continent.
Il est certain que la manière dont l’Europe traitera le conflit ukrainien aura un impact sur l’orientation future de la Russie. Et entre ces deux maux, lequel serait le plus terrible : un régime autoritaire russe associé à un régime autoritaire chinois ou un régime autoritaire russe associé aux démocraties européennes ?
Les livraisons d’armes, jusqu’où peut-on aller ?
Les livraisons d’armes à l’Ukraine se sont révélées très efficaces. On leur doit la capacité actuelle des troupes ukrainiennes à contenir la pression russe et à même porter localement la contre-offensive.
La question pour la suite est de savoir jusqu’où l’Europe, au travers de l’Otan et de concert avec les Etats-Unis, peut aller dans cette politique ? La stratégie d’assistance militaire a été très progressive partant des équipements de défense du fantassin sur le champ de bataille tels que les systèmes anti-char nouvelle génération de type Javelin pour aller aux récentes livraisons de système d’artillerie guidés de moyenne portée tels que les lanceurs de roquette multiples M270 britanniques ou HIMARS américains, d’une portée de 70 km. L’évolution dans l’assistance militaire n’est pas seulement dans leur puissance ou leur nombre mais également dans leur vocation qui se fait de plus en plus offensive. Plusieurs menaces de rétorsion, prenant souvent la forme d’ultimatums, ont été proférées par le Kremlin face à cette escalade, sans avoir infléchi significativement cette politique de soutien, et à juste titre puisque ces menaces n’ont pas réellement été mises à exécution. À souligner tout particulièrement la forte détermination à soutenir l’Ukraine des pays d’Europe de l’Est, et en premier lieu la Pologne qui va livrer 90 chars T-72, incités en cela par les réminiscences sombres de leur histoire avec la Russie et par la proximité géographique avec le conflit.
S’ajoute aux armes une forte assistance dans la guerre électronique, du renseignement et des communications avec notamment la mise à disposition par Elon Musk du réseau de satellites StarLink qui n’a pas d‘équivalent du côté russe. Cette escalade a toute possibilité d’être poursuivie, en augmentant encore la portée et le caractère offensif des systèmes d’arme livrés.
Mais la question est de savoir jusqu’où l’Europe peut aller sans être considérée de facto par la Russie comme belligérant direct du conflit. À partir de quel moment une aide militaire accrue ferait de ce conflit, géographiquement circonscrit à l’Ukraine, un conflit international à risque nucléaire plus élevé et où le jeu des alliances pourrait concerner jusqu’à la Chine ? Tant que les Russes sont gagnants sur le champ de bataille, le risque est vraisemblablement limité mais que se passerait-il en cas de revers ?
Quel risque réel fait porter l’impérialisme russe à l’Europe ?
Cela nous conduit de manière plus large à analyser le risque réel que supporte l’Europe face à la Russie selon l’issue du conflit ukrainien. Beaucoup de commentateurs, précédés et confortés en cela par les déclarations du gouvernement ukrainien lui-même, poussent à un soutien actif de l’effort de guerre ukrainien car en cas de victoire des Russes se produirait un effet domino qui ferait que la conquête se poursuivrait plus avant, jusqu’à toucher les pays de l’Union européenne.
Cette thèse de la poursuite de la conquête vers l’Ouest a certes des adeptes dans l’entourage du Kremlin. Elle s’inscrit dans l’eurasisme, ce mouvement ultra-impérialiste dont le chantre actuel est l’idéologue Alexandre Douguine, que l’on prétend proche de Poutine, et qui vise la constitution d’un nouvel empire russe qui engloberait à minima l’ensemble du bloc communiste issu de la Seconde Guerre mondiale.
Cette thèse paraît cependant, à la lumière de déroulement de l’invasion ukrainienne, doublement irréaliste.
En premier lieu, comme nous l’avons vu plus haut, les chances de victoire totale de la Russie sont quasi nulles, le déroulement du conflit ayant apporté la preuve que l’armée russe n’a pas la capacité de conquérir un pays comme l’Ukraine. Dès les premières semaines, par la retraite des troupes qui visaient à prendre le contrôle de Kiev et de Kharkiv, le système militaire russe a montré que sa logistique, son armement, son commandement, son renseignement, la motivation et l’efficacité de ses troupes étaient dans les faits loin de l’image de force que l’on pouvait s’en faire (à noter que pour avoir couvert à l’époque l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, j’avais déjà pu constater la faible efficacité de l’Armée rouge sur le terrain). Malgré une reprise en main réelle par la suite, les succès n’ont pas eu l’éclat suffisant pour contredire ce constat initial.
Ensuite et surtout, comment imaginer que la Russie qui piétine face à un pays en bonne partie russophone, d’une population trois fois plus faible, presque dix fois moins riche (7) puisse envisager de s’attaquer à un bloc européen qui à l’inverse dispose d’une population trois fois supérieure, d’une richesse onze fois plus importante et bénéficie d’un budget de défense cinq fois plus significatif (8) ?
Sans parler de l’alliance avec les Etats-Unis dans le cadre de l’Otan.
Certes, les armées européennes se sont depuis la fin de la guerre froide rendues impropres à un conflit Est-Ouest qui se déroulerait dans la durée, mais l’invasion de l’Ukraine ne représente-t-elle pas à cet égard pour la Russie l’opération de tous les échecs ? Elle a cimenté le nationalisme et l’européanisme ukrainien, dynamisé l’Otan, unifié l’Europe autour d’une cause commune, repositionné sa défense et initié l’envie de l’Allemagne de mieux assurer sa sécurité propre.
Si l’Ukraine est la grande victime de ce conflit, la Russie, surtout si on met en perspective du rêve qu’avait Poutine d’une annexion rapide et consentie du pays, n’en est-elle pas la grande perdante ? Et même si le conflit se soldait in fine par l’annexion du Donbass, cette issue n’aurait-elle pas les relents d’une victoire à la Pyrrhus pour Vladimir Poutine ?
De manière assez ironique, la Russie ne sortira de cette aventure qu’au mieux avec un pan de territoire en plus, ce dont elle a, comme plus vaste pays du monde, le moins besoin, et aura perdu sur tous les autres tableaux.
Force est de constater que l’Europe n’a rien à gagner et tout à perdre d’un prolongement du conflit ukrainien. Elle n’en sortira pas plus en sécurité face une menace soviétique improbable et elle en sera économiquement affaiblie.
Et il ne faudrait pas que l’aide militaire occidentale n’ait d’autre intérêt que de maintenir l’armée ukrainienne la tête hors de l’eau, dans un conflit figé dont la fin serait repoussée à un horizon temporel indéterminé !
A vouloir trop se faire peur, on s’expose à des destins encore plus effrayants !
L’Europe se trouve actuellement dans la situation paradoxale où la probabilité d’invasion d’un pays européen par la Russie est devenue la plus faible, preuve de l’incapacité à la réaliser ayant été faite, et la probabilité d’une guerre nucléaire la plus haute depuis les événements de Cuba en octobre 1962
Jusqu’où va la communauté d’intérêts de l’Europe avec les Etats-Unis ?
La situation des Etats-Unis est quelque peu différente.
Les Etats-Unis ne souffrent que marginalement des mesures de rétorsion économiques infligées à la Russie. La Russie ne se positionne pas comme c’est le cas pour les pays européens en partenaire économique s’imposant par sa proximité géographique. : les Etats-Unis ne représentent que 5 % des importations russes et 3 % des exportations (4). Et les Etats-Unis, qui sont rappelons-le le premier producteur mondial de gaz naturel, ne dépendent pas de l’énergie russe. La Russie est en revanche l’ennemi politique historique, issu de la guerre froide.
A y réfléchir, les Etats-Unis sont jusqu’à présent le seul réel gagnant du conflit :
- La Russie a montré les limites de sa puissance militaire et subit ou subira les effets des sanctions économiques.
- L’Otan s’est renforcée sous son giron et dans son rôle premier de protection du bloc occidental contre la Russie. Deux pays, la Suède et la Finlande, autrefois neutres, ont demandé à y adhérer, repoussant loin la « mort cérébrale » à laquelle on aurait pu la vouer encore récemment.
- Le lien entre l’Europe et la Russie est durablement compromis.
- Le pays est peu touché économiquement par le jeu des restrictions et peut le cas échéant se substituer à la Russie dans les échanges avec l’Union européenne.
- La preuve a été donnée à la Chine qu’il n’était pas si simple d’envahir un pays, même significativement plus faible que soi, même parlant la même langue, et surtout lorsqu’il bénéficie du soutien de l’Occident.
Au vu de ces gains, il semblerait habile de ne pas agir pour la paix mais au contraire de s’accommoder d’un conflit qui perdure. Mais l’intérêt en est-il certain ? L’enlisement du conflit sur plusieurs mois voire plusieurs années ajouterait-il réellement un supplément de gain à ceux déjà obtenus ? Si c’est le cas, ce supplément sera marginal. Et quel serait l’avantage stratégique que pourraient retirer les Etats- Unis d’une Russie affaiblie mais résolument opposée à elle, alors que se profile le danger croissant de la surpuissance économique et démographique que constitue la Chine ?
La recherche de la voie du moindre mal dans ce drame humanitaire
Concernant l’autre justification de l’implication de l’Occident dans le conflit qui est l’atteinte à la liberté et aux droits des hommes et des nations que constitue l’invasion de l’Ukraine, il convient de savoir quelle est la voie du moindre mal dans ce contexte d’enlisement militaire qui, selon l’analyse développée plus haut, recueille les plus fortes probabilités d’occurrence.
Aucune guerre n’est propre, et les rappels à l’ordre récurrents des Occidentaux face aux atrocités commises n’y feront rien.
Les exactions perpétrées par l’armée russe sur les civils et militaires sont un fait avéré et il conviendra aux tribunaux internationaux de les caractériser. L’existence de crimes de guerre sur la population civile, comme dans la région de Boutcha, ne laisse que peu de doutes. Pire encore, la réalité de la guerre fait que les civils ne sont à l’abri de personne et subissent d’une manière pouvant être selon les auteurs, délibérée, collatérale ou accidentelle, les violences des deux camps, comme le rappelle un récent rapport d’Amnesty International sur l’utilisation par les forces russes comme ukrainiennes de lieux publics pour se protéger ou au contraire attaquer (9).
Ainsi, à Andriivka, un village d’un millier d’habitants aux maisons modestes à la périphérie ouest de Kiev (au sud de Boutcha), nous avons pu procéder à plusieurs interviews en avril dernier. Le village a été occupé dès le 28 février par un bataillon blindé qui, son avance ayant été bloquée par la résistance ukrainienne, y est resté quatre semaines avant de battre en retraite. Les soldats russes occupaient les maisons et les blindés se cachaient à l’intérieur du village parmi la population civile. Les maisons furent détruites ou incendiées à 80 %. Les habitants font état de vols, d’interrogatoires, d’exécutions sommaires et de viols. Parallèlement, les obus ukrainiens sont tombés à plusieurs reprises sur le village afin de détruire les blindés qui s’y trouvaient. Plusieurs maisons furent ainsi détruites, avec leur lot de militaires russes mais également de civils ukrainiens ensevelis.
Selon les dernières statistiques publiées arrêtées à début octobre 2022, soit après sept mois de guerre, on décomptait selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) 6 114 civils tués et 9 132 blessés (10). De l’aveu même de l’institution, ces chiffres sont sous-estimés. Ils ne comptabilisent que les morts identifiés à date, sans projection statistique, et surtout ignorent les civils tués dans les territoires occupés sur lesquels le charnier d’Izioum donne une horrible perspective. Quoique inacceptables, les données actuelles restent encore limitées à l’aune des conflits récents (11). Ils ne pourront que croître au fur et à mesure que le conflit dure.
Plus encore, chaque fois que les Ukrainiens ont commis un fait de guerre, telle la destruction du croiseur Moskva le 15 avril ou l’attaque de la base aérienne de Saki en Crimée le 9 août dernier, les Russes ont procédé en représailles à des bombardements de sites civils dans les villes. Plus récemment l’offensive victorieuse de cet automne a entraîné une généralisation sans précédent des frappes visant les civils. Et cette guerre qui semblait privilégier dans sa phase initiale les objectifs militaires et stratégiques, cible aujourd’hui spécifiquement la population civile ukrainienne. Il y a par conséquent tout lieu de penser que le pire est devant nous !
En ce qui concerne les militaires, il est encore plus difficile d’obtenir des chiffres fiables et on constate une certaine variabilité des données selon la source. On compterait à l’été entre 20 et 25 000 militaires tués côté russe et entre 10 et 15 000 militaires ukrainiens (12). Le nombre de blessés est généralement de trois à quatre fois plus important, ce qui conduit à 160 000 victimes. Le général Mark Milley, chef d’état-major de l’armée américaine, a quant à lui avancé le 4 octobre dernier le chiffre de 200 000 victimes militaires, tuées ou blessées, pour moitié russes et pour moitié ukrainiennes. Cela en 7 mois de conflit ! Il s’agit donc d’un conflit d’une létalité exceptionnellement élevée pour les militaires. Elle dépasse de surcroît celle des civils ce qui fait figure d’exception parmi les conflits récents.
Chaque jour de guerre supplémentaire ajouterait, lorsqu’on compile ces éléments, 1 000 victimes, civils et militaires confondus, ce qui fait que s’ajouteraient à ce macabre décompte 90 000 victimes d’ici la fin de l’année !
Tout cela pour un conflit probablement figé où régnerait un statu quo ne laissant entrevoir aucune issue militaire.
Pousser à la paix, la solution de la raison
Nous nous trouvons ainsi face à un conflit qui a perdu son sens pour les Russes et qui entraîne le monde dans une spirale négative, d’un point de vue politique, économique et humanitaire.
Pour la Russie, ce conflit devait faire la démonstration de sa puissance et constituer a minima un avertissement pour l’Occident, au pire le prélude à la naissance d’un nouvel empire qui pousserait plus avant vers l’Ouest ses conquêtes. Il fait au contraire le constat de son impuissance, par la mise en échec de ses ambitions initiales de contrôler l’Ukraine, la mise au pilori par les nations occidentales pour une fois unies et déterminées, perdant ainsi son premier partenaire économique, et par l’effet des sanctions multiples qui mettent à mal son peuple.
Pour l’Ukraine, ce conflit est un drame qui l’ampute d’un cinquième de son territoire et le conduit dans un sacrifice et une souffrance de chaque jour sans que, malgré la légitimité de ses demandes, un scénario de reconquête puisse sérieusement être envisagé.
Pour l’Europe, ce conflit a rendu moins plausible une potentielle menace de la Russie, car tenu en échec par un pays considérablement plus petit que lui, mais amplifie la menace d’une crise économique et sociale dont les démocraties qui la constituent auront du mal à gérer les effets.
Pour les Etats-Unis, ce conflit, compte tenu de son issue actuelle, aura pu présenter quelques avantages mais auxquels son enlisement probable ne lui apportera plus que des gains marginaux.
Pour tous enfin, ce conflit tant qu’il durera fait peser le risque d’une généralisation à l’échelon international, ce qui en démultiplierait les risques et les effets.
Face à une telle situation, la priorité devrait être mise sur les moyens de l’arrêter et non pas de l’entretenir, en initiant un processus de paix par la voie diplomatique. Le monde occidental, puisqu’il est en situation d’arbitre, au travers d’une aide militaire sans laquelle la résistance de l’Ukraine serait vaine, occupe une place qui devrait lui permettre de forcer le destin.
Le chemin de la paix est étroit, entre revendications territoriales et positionnement futur de l’Ukraine face au monde russe.
Pour la Crimée, la question de la rétrocession semble ne pas même se poser : occupée sans combats par la Russie depuis 2014, son annexion s’appuie sur un référendum populaire d’une écrasante majorité, auquel on peut accorder quelque crédibilité, compte tenu de l’histoire d’abord et ensuite de la menace, confirmée depuis, que faisaient peser la destitution de Viktor Ianoukovitch et l’Euro-Maïdan sur l’autonomie des régions russophones. On voit de même difficilement comment la Russie accepterait d’abandonner à l’Ukraine le Donbass, la région la plus russophone avec la Crimée, qui n’était déjà plus sous contrôle du pouvoir central depuis 2014. Zelensky était comme on l’a vu ouvert à la discussion sur le statut du Donbass au début du conflit. Il pourrait le redevenir si les incitations de ses alliés devenaient insistantes. Le reste des territoires, plus récemment occupés, soit toute la façade maritime entre Kherson et Marioupol, apparaissent moins sensibles et pourrait servir de monnaie d’échange. La solution la plus élégante serait d’organiser un référendum par région sous couvert des Nations unies. Mais la fière Russie s’y prêterait-elle ?
Hormis l’aspect territorial, l’engagement de l’Otan à ne jamais considérer l’Ukraine comme un candidat potentiel paraît également indispensable, ce qui semble moins le cas pour son entrée dans l’Union européenne.
On voit bien que la paix nécessitera des remises en cause forte de chacun des belligérants.
Se pose à cet égard la question du départ de Poutine, ou plutôt de sa destitution. Une défaite totale se soldant par le départ des troupes russes du territoire ukrainien serait vraisemblablement de nature à la provoquer. Nous l’avons vu, une telle défaite est difficile à envisager face à l’enlisement qui s’installe. Mais est-elle vraiment indispensable ? Poutine est, et sera, le président qui portera l’erreur historique que constitue l’invasion de l’Ukraine. Et on peut se demander légitimement si ce statu quo militaire n’est pas à lui seul de nature à créer les ferments de la chute de Poutine à plus ou moins brève échéance ? La population russe va-t-elle supporter longtemps, dans cette période de loi quasi martiale, que son pays tourne à ce point le dos à l’Occident et à la démocratie, à la liberté d’expression et à la modernité ? Toutes ces évolutions politiques assimilables à un retour en arrière que la guerre en Ukraine a significativement accélérées. Plus encore, les femmes russes qui, du fait de la dénatalité (1,5 enfant par femme en 2020) n’ont qu’au mieux un fils, vont-elles accepter que ce fils unique soit envoyé au front ? Pour échapper à la conscription ou par refus de ces évolutions, la Russie ne fait-elle pas face à sa plus grande vague d’émigration depuis la révolution bolchevique ? Même le peuple des campagnes, plus soumis au pouvoir et surtout victime facile de la désinformation, pourrait y trouver à redire.
Et n'oublions pas qu’il y a trente ans ce n’est pas tant le départ des forces soviétiques d’Afghanistan en 1989 que leur incapacité, devenue évidente dès 1985, à contrôler le pays qui a désacralisé l’Armée rouge et contribué à la chute de l’URSS en 1991 (13). Quatre années d’une occupation sanglante dont l’URSS aurait pu faire l’économie !
L’idée même de la paix semble aujourd’hui sortie des esprits des deux belligérants et bien grand leur apparaît le sacrifice d’abandonner à l’autre les territoires aujourd’hui occupés. Mais, à bien y réfléchir, Poutine lui-même pourrait trouver un certain intérêt à négocier la paix. Et Zelinsky, y être forcé.
Crispés auparavant sur la seule volonté de faire payer la Russie, des voix pour la paix commencent à s’élever dans les rangs des Alliés, y compris aux Etats-Unis. Elles ne sont pas encore suivies d’effet mais l’idée fait son chemin. Forcée par les événements, la Realpolitik pointe son nez.
Le temps de la paix est serré. Plus la guerre durera, plus ses horribles effets rendront les concessions difficiles. Et plus des fractures dans le magnifique consensus européen pourront apparaître.
La paix mériterait vraiment d’être tentée.
- Discours d’Emmanuel Macron du 9 mai devant le Parlement européen le 14 mai puis devant la presse régionale française.
- Le 25 août, Vladimir Poutine signait le décret ordonnant l’augmentation des effectifs des armées russes d’1 million à 1,15 million.
- Annonce du 15 mars du ministère de la Défense russe – déjà utilisée dans le conflit avec la Tchétchénie.
- Données des douanes russes pour 2020. À noter que, selon les services économiques de l’Union européenne, la prééminence de l’Europe serait encore plus importante, l’UE représentant 41,9 % des importations russes et 52,9 % des exportations.
- Données du ministère russe de l’Industrie et du Commerce reprises par l’Agence Reuters (29 juin 2022) et l’Agence Tass (18 juillet 2022).
- Agence Reuters, 17 août 2022.
- Données du FMI pour 2020. PIB russe : 1 483 milliards de dollars vs PIB ukrainien 155 milliards de dollars ; population russe 146 millions vs population ukrainienne 44 millions.
- Données du FMI pour 2020 : le PIB de l’Europe des 27 s’élève à 14 476 milliards de dollars auxquels il convient d’ajouter le PIB du Royaume-Uni (2 709 milliards de dollars). Données CE pour 2020 : l’Europe des 27 compte 447 millions d’habitants et le Royaume-Uni 68 millions. Selon Statista Research et les données CE, le budget de la défense de l’Europe en 2020 se montait à 232 milliards de dollars (celui du Royaume-Uni à 60 milliards de dollars), contre 54 milliards de dollars pour la Russie (66 milliards de dollars en 2021).
- Rapport d’Amnesty International du 4 août 2022 résultant de 4 mois d’enquête sur le terrain en Ukraine.
- Données publiées par le HCDH (ONU) actualisées au 2 octobre 2022.
- Guerre d’Irak de 1990 à 2003 : entre 104 080 et 113 728 civils irakiens tués (source Iraky Body Count). Guerre de Syrie (2011 à aujourd’hui) : entre 117 388 et 224 948 civils syriens tués (compilation de plusieurs sources par Wikipedia). Guerres de Tchétchénie (1994 à 1996 puis 1999 à 2009) : 100 à 300 000 victimes essentiellement civiles (compilation de plusieurs sources par Wikipedia).
- Estimations émanant de différents ministères de la défense occidentaux.
- « Afghanistan : après la guerre », Politique Internationale, n°45, automne 1989.
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