Entreprises
L’écosystème français de start-up, très soutenu depuis le premier mandat d’Emmanuel Macron, redoute l’incertitude actuelle et l’arrivée des extrêmes au pouvoir.
Le Figaro - 24 juin 2024 - Par Lucas Mediavilla et Ingrid Vergara
« Je ne fais pas de politique, mais quand elle s’immisce brusquement dans mon quotidien, cela m’inquiète. J’avais une bonne visibilité pour les trois prochaines années, et j’ai désormais peur que la dynamique s’enraye. » En quelques mots, Alexis Normand, patron de Greenly, une start-up qui réalise des bilans carbone pour le compte d’entreprises, résume le frisson qui parcourt actuellement la French Tech et l’écosystème numérique au sens large. L’annonce par Emmanuel Macron de la dissolution de l'Assemblée nationale le 9 juin les a plongés dans l’inquiétude. Ce n’est un secret pour personne : si la French Tech n’est pas née avec Emmanuel Macron, le locataire de l’Élysée s’en est fait l’un des plus ardents défenseurs.
Un exemple, probablement le plus parlant : via son bras armé Bpifrance, l’État a investi près de 30 milliards d’euros en aides et prêts à l’innovation depuis dix ans sur le secteur, devenant même en 2023 le premier investisseur européen (et le deuxième au niveau mondial) dans le capital-investissement (« private equity »). « Le gouvernement a vraiment mis un coup d’accélérateur. Grâce aux politiques pro entrepreneuriat, nous n’avons jamais eu autant d’investisseurs étrangers, de créations d’entreprises et de capitaux investis dans les start-up », martèle Timothée Rambaud, fondateur et directeur général de LegalStart, une jeune pousse d’assistance juridique en ligne pour les entrepreneurs. « Nous avons placé la France sur la carte mondiale de l’innovation », insiste l’entrepreneur.
Des levées de fonds mises en pause
Les données en témoignent : l’écosystème ne levait que 1 milliard d’euros en 2013 pour atteindre 13,5 milliards d’euros en 2022, année record selon le cabinet EY. Au passage, la France s’est payé le luxe de dépasser l’Allemagne qui compte pourtant beaucoup plus de start-up. L’Hexagone, et plus particulièrement Paris, est même en train de s’installer comme l’une des capitales de l’innovation sur l’IA ou encore l’informatique quantique, les prochaines ruptures technologiques mondiales.
Ce qui est problématique c’est d’abord le manque de visibilité. Et nous ne sommes pas sûrs que cela se termine avec les législatives, ce qui est le plus inquiétant
Pierre-Eric Leibovici, associé fondateur du fonds d’investissement Daphni
En 2023, l’écosystème a marqué le pas après deux années post-Covid particulièrement euphoriques, avec 8,32 milliards d’euros levés, soit une baisse de 38%. Le contexte actuel pourrait aggraver les choses. « Ce qui est problématique, c’est d’abord le manque de visibilité. Et nous ne sommes pas sûrs que cela se termine avec les législatives, ce qui est le plus inquiétant », confie Pierre-Éric Leibovici, associé fondateur du fonds d’investissement Daphni. « Les investisseurs sont des gens très pragmatiques, ils s’ajustent aux contraintes et peuvent décider d’aller dans d’autres juridictions comme l’Allemagne ou la Grande-Bretagne si l’incertitude est moins grande », abonde un avocat d’affaires régulièrement impliqué dans des transactions entre start-up et investisseurs anglo-saxons.
Des levées de fonds mises en pause, tout comme l’agenda législatif. Plusieurs textes attendus par le secteur avaient été votés avant la dissolution. Mais certains restent en suspens, à l’image du projet de loi simplification qui a des incidences sur le secteur du numérique pour l’implantation de projets de data centers par exemple. Quid par ailleurs des investissements annoncés au printemps sur l’IA, des programmes France 2030 pour la transition énergétique ou la transformation numérique, de l’initiative Choose France qui mobilise les acteurs étrangers ?
Les investissements dans les infrastructures sur lesquelles repose parfois le modèle des start-up de ses secteurs pourraient être remis en cause par le prochain exécutif. « Le cadre législatif et réglementaire est clé dans notre secteur pour accélérer la transition vers la mobilité électrique, relève Ion Leahu-Aluas, patron de Driveco, une start-up qui développe des bornes de recharge. Si demain on détricote les plans climat, on se bat contre la fin des véhicules thermiques au niveau européen, on revient sur les zones à faibles émissions, cela va détruire de la valeur pour nous. »
Le propre d’une start-up étant de bousculer un marché sur lequel existent parfois des contraintes réglementaires, elles ont besoin d’une oreille attentive du législateur. Or selon un autre entrepreneur, il y a un risque avec la défaite probable de la majorité actuelle de voir la French Tech devenir un symbole à « mépriser ou à négliger ». « Nous sommes vraiment à un point d’inflexion, où il faut investir sur l’innovation et accélérer pour ne pas décrocher par rapport aux États-Unis et à la Chine », insiste pour sa part Véronique Torner, présidente de Numeum, le syndicat des entreprises du numérique en France. Pour François Mattens, vice-président de la start-up XXII spécialisée dans l’analyse vidéo par IA, un autre risque est l’afflux de députés voire de ministres non familiarisés avec les sujets numériques. « Ce sont des sujets qui sont complexes, sur lesquels il ne faut pas être manichéen », estime-t-il.
Leur rigidité idéologique et leurs politiques protectionnistes limitent la collaboration internationale, entravent l'innovation et restreignent l'accès aux talents
Philippe Corrot, cofondateur et directeur général de Mirakl
Fuite des talents
Ne voulant pas insulter l’avenir et n’ayant pas vocation à être partisane, l’organisation France Digitale rappelle qu’elle travaillera avec tout le monde. Mais elle fixe ses lignes rouges : le rejet des capitaux étrangers ou le renforcement des contrôles sur ce type d’investissements, l’interdiction de l’immigration légale, le rejet de l’intégration européenne. « Les extrêmes constituent une menace pour l’écosystème tech français, martelait récemment sur LinkedIn Philippe Corrot, cofondateur et directeur général de Mirakl, l’une des pépites de la French Tech, et signataire d’une tribune de France Digitale sur ce sujet. Leur rigidité idéologique et leurs politiques protectionnistes limitent la collaboration internationale, entravent l’innovation et restreignent l’accès aux talents. »
Ce dernier point est particulièrement prégnant. Pour attirer les meilleurs profils, notamment ceux venant d’autres zones géographiques que l’Europe, la French Tech a obtenu la mise en place du dispositif French Tech Visa avec des titres de séjour pluriannuels pour des salariés, fondateurs ou investisseurs. Selon France Digitale, un cinquième des start-up y ont recours. Une procédure précieuse notamment sur les technologies de rupture comme l’IA, le quantique, la transition énergétique où la France ne pourra jouer sa carte qu’avec les meilleurs profils. « Nous avons 19 nationalités dans l’entreprise et une dizaine de personnes au moins ont pu profiter de ce dispositif », chiffre Ion Leahu-Aluas, de Driveco. Chez Verkor, la start-up dans les batteries électriques, 200 personnes ont été recrutées grâce au French Tech Visa. Les start-up pourront-elles continuer de recruter demain, ou ne serait-ce que garder les talents déjà en place, une population par essence extrêmement mobile ?
La fragilité de la French Tech
Un libre-échange des talents, mais aussi des biens et des capitaux. Face à la puissance des écosystèmes américains et chinois dopés par la profondeur de leurs marchés intérieurs respectifs, l’Europe ne peut espérer rivaliser avec un marché morcelé. Quel que soit le côté où retombera la pièce, beaucoup d’acteurs interrogés veulent quand même croire que la majorité qui se dessinera à l’Assemblée et le gouvernement se confronteront à une réalité qui fera bouger les lignes par rapport à leurs promesses électorales. « L’Italie de Giorgia Melloni est vue comme un bon laboratoire de ce qui peut se passer. Après une période d’inquiétude, les mesures économiques qu’elle a prises sont restées rationnelles », explique un entrepreneur français installé à Londres.
Mais un autre est beaucoup plus inquiet : « Le succès engrangé ces dernières années est très fragile. Il y a un vrai risque de tuer la marque “French Tech” auprès des observateurs étrangers. » Même son de cloche chez Timothée Rambaud, qui estime que le coq rouge en origami, symbole de ce label, n’a pas les moyens de voler de ses propres ailes. « La French Tech reste très dépendante des mécanismes d’aides actuels et de la politique gouvernementale. » Selon un sondage mené auprès de sa communauté d’entrepreneurs (pas forcément de la French Tech d’ailleurs) et dont les données ont été partagées avec Le Figaro, deux tiers des répondants se déclarent inquiets de la situation actuelle et 40% très inquiets.
Si nos perspectives sont dégradées et que cela n'a plus de logique sociale ou économique de rester ici, il faudra explorer d'autres pistes
Entrepreneur
Nomades par nature et libre-échangistes, certains entrepreneurs n’écartent pas l’idée de reconsidérer leur implantation dans l’Hexagone si la situation devait s’assombrir. « Je suis moi-même un immigré en France, j’ai vécu dans trois pays dont les États-Unis. J’ai une vision mondiale, a minima européenne. Si nos perspectives sont dégradées et que cela n’a plus de logique sociale ou économique de rester ici, il faudra explorer d’autres pistes », confie un entrepreneur.
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