Économie
Patriotisme économique, immigration, dettes, impôts, wokisme, retraites, intelligence artificielle… Stanislas de Bentzmann, président de Devoteam, nous livre sa vision à 360 degrés de l'économie française. Et ses solutions pour sortir du marasme.
Valeurs Actuelles - 28 janvier 2025 - Par Frédéric Paya, Marie de Greef-Madelin
Valeurs actuelles. Vous dirigez Devoteam, l’une des premières sociétés françaises de conseil en technologie. Que vous inspire le fait que Donald Trump soit entouré de patrons du numérique ?
Si j’étais américain, je serais attentif au risque de “népotisme” entre le gouvernement et les entreprises qui ont financé la campagne présidentielle de Donald Trump. Trump est impressionnant par certains côtés, mais il a sa vision des rapports de force : il n’a pas d’alliés, il a soit des vassaux, soit ceux, comme la Chine, avec qui il veut se confronter. Mais en tant que Français, je suis moins paniqué par la tech américaine ou par l’intelligence artificielle que par le niveau d’impôts de notre pays ainsi que la semaine de travail de 35 heures et les retraites non financées. On veut nous faire croire que c’est à cause de la puissance de la tech américaine et des Chinois que nous rencontrons des problèmes d’emploi, de création de richesse, de dettes en France : mais 100 % de nos problèmes viennent de nos insuffisances et de la manière dont l’État traite notre économie, nos entreprises ! Avant de se plaindre des États-Unis et du dumping chinois, ayons déjà une économie saine qui permette de payer – non pas avec de la dette, mais avec du travail – nos hôpitaux, notre police, nos programmes sociaux, etc.
Quelles leçons la France pourrait-elle tirer de l’investiture de Donald Trump ?
En tant qu’Européen, je suis marqué par sa volonté de reprendre le contrôle des frontières. Sans doute parce qu’il y avait une très forte demande des Américains, même ceux arrivés récemment, de stopper l’immigration face à une explosion de l’insécurité. Même la présidente du Conseil italienne, Giorgia Meloni, n’arrive pas à un tel volontarisme. L’Europe – et la France en particulier – connaît une situation relativement similaire, mais elle reste aussi empêtrée dans un carcan administratif et judiciaire.
Et que pensez-vous du concept de patriotisme économique ?
Ce concept a été créé en France par Dominique de Villepin lorsque Danone était menacé de rachat par Pepsi en 2005. Il a été repris par Bruno Le Maire en 2021 lors de la proposition de rachat de Carrefour par le canadien Couche-Tard. C’est dans l’air du temps, mais qu’est-ce qu’une entreprise française ? Celle qui a son siège social en France ? Dont les actionnaires sont en majorité français ? Ou ses salariés ? Ou sa production ? Prenons un exemple. Capgemini est considéré de façon intuitive comme une entreprise française mais il est dirigé par un patron d’origine égyptienne, son capital est majoritairement détenu par des actionnaires étrangers et il emploie 200 000 salariés en Inde, contre 40 000 en France. Seul son siège social est en France. Cela m’amène à considérer que le patriotisme économique est un concept très politique, et bien peu économique. De la langue de bois politique pour protéger nos ministres, mais pas une véritable vision du bien public.
Parmi les mesures annoncées par Trump, la fin de la promotion du “wokisme” portée par la précédente administration. Peut-on y croire des deux côtés de l’Atlantique ?
Dans la plupart des grandes entreprises américaines et européennes, notamment de la tech, le wokisme est tellement extrême qu’il est devenu une véritable inquisition. La volonté de Trump est d’arrêter cette dérive folle qui porte à mon sens, en elle, une dimension autodestructrice : quand une entreprise met des programmes woke en place, elle cherche à rééduquer mentalement ses salariés à travers un lavage de cerveau. Leurs bonus sont conditionnés à la présence ou au suivi d’atelier woke, les managers doivent rentrer dans une logique de quotas, de discrimination, de gestion des minorités transgenres, raciales, etc. Autant de critères imposés et scrutés par les fonds d’investissement actionnaires à travers une multitude de reportings. Un des gros intérêts de la révolte des Américains par rapport au wokisme est de stopper cette haine de soi développée à travers la dictature des minorités. Si ce rouleau compresseur prend fin aux États-Unis, il y aura ensuite un retour à la raison dans le monde occidental.
L’impôt frappe tout le monde ; il paupérise l’entreprise qui devient moins compétitive tandis que sa capacité d’investissement diminue.
Quels sont les premiers maux dont souffre l’économie française ?
Nous avons une économie anémiée d’abord du fait de la dette publique que nous portons sur les épaules en ce sens qu’en plus des intérêts très lourds à payer, elle détourne l’épargne des Français du secteur productif. Ensuite, la France a de 30 à 40 % de fonctionnaires de plus que les autres pays européens. Les sureffectifs du secteur public tuent le secteur privé, car des centaines de milliers de salariés travaillent pour le secteur public au taux de productivité extrêmement faible. Ils limitent de fait la création de richesses.
Et quand j’entends qu’il faudrait plus d’immigrés pour avoir une force de travail supplémentaire, je propose qu’on règle d’abord le problème du sureffectif dans la fonction publique et qu’on forme massivement nos chômeurs aux nouveaux métiers, ce qui nous donnera les salariés dont nos entreprises privées ont besoin pour se développer et créer de la richesse. De plus on ne peut pas se permettre d’accueillir plus de familles immigrées, la France ne sait pas les gérer, les loger, mettre leurs enfants à l’école, dans un cadre sécurisé. Occupons-nous d’abord correctement de ceux qui sont là, c’est une question de dignité.
Pour toutes ces raisons, la France n’a plus voix au chapitre au sein de la Commission européenne. Quand vous ne respectez pas les traités ni vos engagements financiers, que vous ne réglez pas vos problèmes structurels, vous n’êtes plus ni écouté ni respecté.
Et le poids de la fiscalité ? Il est bien un frein pour la compétitivité de la France au sein de l’Union européenne…
Le sureffectif dans la fonction publique, et la volonté de l’État de gérer tout et rien, amène l’administration à un besoin d’argent et à prélever plus d’impôts dans une dérive sans fin. Nous sommes aujourd’hui à 46 % de prélèvements obligatoires rapportés au PIB. C’est 5 ou 6 points au-dessus de l’Allemagne, c’est plus que la moyenne européenne et même au-dessus du Danemark, un pays de culture socialiste. Et c’est à peu près notre déficit chaque année.
Fiscalité sur les bénéfices, le travail, le chiffre d’affaires, les machines, etc. , l’impôt frappe tout le monde ; il paupérise l’entreprise qui devient moins compétitive tandis que sa capacité d’investissement diminue. J’insiste : si nous avons un tel goût de la fiscalité en France, c’est parce qu’il y a une pré éminence de l’État. Quand je dialogue avec des gouvernements étrangers, je me rends compte qu’ils portent une attention à la dépense publique parce que leurs électeurs sont sensibles à la qualité de l’investissement public et de son retour sur investissement. En France, nous n’avons pas cette tradition. Historiquement, l’État éclaire le monde et les citoyens ; ils n’ont donc que peu développé cette culture de surveillance de la bonne utilisation de l’argent public.
Sans doute aussi parce que les Français s’y connaissent peu en économie…
C’est même plus vicieux que cela. La plupart de ceux qui s’y connaissent en économie, c’est-à-dire notre élite passée par les bancs de Sciences Po ou de l’université, hauts fonctionnaires, ingénieurs, journalistes, ont suivi presque exclusivement un enseignement économique keynésien. Le keynésianisme, c’est la culture de la dépense publique. La France, et particulièrement son élite, est imbibée par cette culture alors que seule l’économie libérale fonctionne et a fait ses preuves partout sur la planète.
Même les hommes politiques de droite dans une large mesure ont une culture économique de gauche ; ceux qui ont fait Sciences Po avant de faire l’Ena ont suivi les mêmes cours que leurs amis du Parti socialiste. Et pire, les organismes rattachés au gouvernement, ceux chargés des prédictions économiques, comme l’OFCE [Observatoire français des conjonctures économiques, NDLR], financé par le contribuable, qui font des éclairages et des propositions aux gouvernements, fonctionnent avec le même logiciel, c’est de la monoculture. On devrait au minimum pouvoir exiger la pluralité des points de vue.
Quels impôts faudrait-il baisser en priorité ?
Il faut redonner aux entreprises les moyens de repartir de l’avant, d’investir, notamment en baissant les impôts de production. Parce que, comme son nom l’indique, il pèse sur la production et non sur les profits, il doit être payé même si l’entreprise perd de l’argent. Il faut également baisser les impôts et taxes sur le travail, car le salaire net est trop bas en France et le salaire brut, trop élevé.
Le problème central ne vient-il pas du fait que nous ne travaillons pas assez ?
Il faut en effet passer d’une logique de “j’augmente les impôts” qui paupérise à “j’augmente le temps de travail” qui crée la richesse collective. L’augmentation de la quantité de travail accroît la production et donc les revenus. La France vit au-dessus de ses moyens actuellement : elle ne produit pas assez pour les revenus dont elle a besoin afin de faire face à ses dépenses. D’où le recours à l’emprunt pour payer les fins de mois. Il faut donc œuvrer dans toutes les directions pour allonger le temps de travail et ainsi nous rendre plus compétitifs, ce qui nous permettra d’augmenter notre production et créera plus de richesses. On pourra rembourser la dette, investir, redonner du pouvoir d’achat et renforcer la confiance de nos compatriotes dans l’avenir.
L’IA est une formidable chance pour la France qui a encore un peu d’avance par rapport à beaucoup de ses compétiteurs mondiaux
Il faut aussi réduire la dépense publique…
Hormis dans le périmètre régalien, il faut injecter de la concurrence partout où c’est possible, cela forcera le public à devenir plus productif. École, hôpital, prison, social… Seule la concurrence permet une saine émulation. Tout doit être soit privatisé, soit au minimum en concurrence avec le privé. Or aujourd’hui, vous avez une fonction publique, notamment dans les régions, qui est là pour faire de la norme, pour contrôler ce qu’elle a publié et qui bloque les initiatives.
J’en vois bien les conséquences chez Devoteam avec, par exemple, le reporting ESG [environnement, social et de gouvernance, NDLR], qui ajoute une couche administrative. Cela nous force à publier un second bilan sur tous les sujets d’empreinte carbone, de chauffage, de bâtiments, loyers et de transport. Pour cette activité qui ne rapporte pas un centime, vous devez recruter des équipes supplémentaires. En France, on ne fait pas confiance aux entreprises ; elles sont obligées de rentrer dans des modèles où tout est contrôlé, suivi.
Que pensez-vous du débat lancé par François Bayrou sur les retraites ?
Espérer qu’un gouvernement ultra-minoritaire puisse faire une réforme systémique des retraites me semble illusoire. Je crains que le gouvernement, pris entre trois feux, expédie les affaires courantes et ne puisse avoir grande ambition. Édouard Balladur avait évoqué la mise en place de fonds de pension il y a trente ans, mais il n’a pas eu le temps ou la volonté politique de le faire. Cela nous permettrait pourtant d’avoir une épargne dirigée sur les entreprises plutôt que vers la dette publique. Et aussi de régler un problème démographique que seuls les inconscients refusent de voir : il y a trente ans, on avait un retraité pour deux actifs, d’ici trente ans, on sera à un actif pour un retraité. Le système va donc être en faillite.
Comment changer les mentalités pour que le mot “capitalisation” ne soit plus un gros mot ?
Je crains bien que, face à une baisse des pensions, nécessité devienne loi. Or on se rapproche du moment de vérité. Sur l’échiquier politique, LR et le Parti socialiste sont devenus marginaux, LFI met un bazar noir, le RN est aux portes du pouvoir mais n’arrive pas à le prendre. Macron a commis l’énorme erreur de ne pas faire de vraie campagne présidentielle lors de sa deuxième élection. Il a utilisé la peur de la guerre entre la Russie et l’Ukraine pour être élu. Il n’a pas fait campagne sur un programme et n’a pas vraiment expliqué le problème des retraites. Or, il y avait un énorme mensonge, comme l’a révélé Bayrou : 30 milliards de financement des retraites du public sont cachés. On peut nous expliquer ce qu’on veut, mais le déficit du système des retraites est celui du public, alors que le privé est à l’équilibre pour quelque temps encore.
La France a-t-elle les moyens de saisir sa chance dans l’intelligence artificielle et l’innovation technologique ?
L’IA est une formidable chance pour la France qui a encore un peu d’avance par rapport à beaucoup de ses compétiteurs mondiaux. Nous avons en effet une population salariée qui a des réflexes de productivité, d’intelligence, de maturité que seuls les pays développés possèdent. Mais dans le même temps, beaucoup d’autres pays, par exemple l’Inde, progressent tandis que notre avance s’effrite. Le classement de la France, notamment en mathématiques – comme en culture générale – recule. C’est pour cela qu’il est urgent de mieux former les jeunes pour être capable de se saisir des nouveaux métiers et se tourner vers l’avenir. Formons-les comme nous devons aussi former les 3 millions de chômeurs pour les remettre au travail.
Atos et Capgemini traversent des passes diffi ciles. Devoteam poursuit sur sa lancée. Comment expliquez-vous votre success story ?
Un proverbe américain dit : « Revenue is vanity, profit is sanity, only cash is reality » (“Les revenus sont vanité ; les bénéfices, la santé ; seul l’argent liquide est la réalité”). Ce qui fait la force de Devoteam, c’est son agilité et sa spécialisation dans la tech innovante qui permet de résister face au ralentissement économique. Outre son positionnement premium, son succès tient à son niveau d’expertise dans les technologies ultra-innovantes qui amènent de la compétitivité à nos clients.
Notre chiffre d’affaires a dépassé le milliard d’euros en 2022 et devrait atteindre 2 milliards en 2028. Je rappelle que nous avons doublé de taille dans notre plan précédent, ce qui donne de la crédibilité à nos ambitions. Nous y parviendrons grâce à l’extraordinaire développement des technologies liées à l’IA indispensable aux entreprises, aux métiers autour de la cybersécurité et à ceux du cloud qui sont au début d’une grande histoire. L’innovation technologique et le génie humain sont les armes pour résoudre nos grands défis. Elles ont toujours fonctionné. Et comme l’a dit Henri Bergson : « L’avenir n’est pas ce qui va arriver mais ce que nous allons faire. » Donc tout nous est possible.
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