Économie
Le directeur général de Bpifrance, devenu aiguillon de l'économie privée, s’impose de plus en plus dans le débat public pour remettre la France d’aplomb. Il vient de publier La dette sociale de la France (1974-2024) aux éditions Odile Jacob. Portrait
L'Opinion - 23 octobre 2025 - Par Muriel Motte
Les faits - A la tête de Bpifrance depuis treize ans, Nicolas Dufourcq fait grand bruit avec son dernier ouvrage consacré à la dette sociale de la France. Il estime « qu’on va au-devant de grands dangers si on pense qu’il y aura toujours quelqu’un pour faire le boulot à votre place ». Moyennant quoi, il occupe pleinement la sienne, au risque de faire grincer quelques dents.
« À quand une vraie libération de la parole des entrepreneurs ? », s’impatiente leur banquier, Nicolas Dufourcq. Cela fait des années que le directeur général de Bpifrance leur montre l’exemple. Cette rentrée lui ouvre un boulevard : entre la publication de son dernier ouvrage, un pavé sur la dette sociale de la France, et les polémiques fiscales concernant les entreprises, les occasions de mettre les points sur les « i » ne manquent pas. Sur tous les plateaux, devant tous les micros.
La taxe Zucman qui enflamme la scène politique ? « C’est un truc complètement absurde, une pure histoire de jalousie à la française, assène-t-il mi-septembre chez RMC. C’est communiste en réalité ». Son franc-parler reflète la panique des patrons qu’il côtoie tous les jours. Mais il décoiffe aussi le premier syndicat maison, l’Unsa, ainsi que la commission de surveillance de la Caisse des dépôts, son actionnaire à 49 %. Certains de ses membres s’indignent de la libre-parole du banquier, son irresponsabilité mettrait la Caisse dans l’embarras. « Nicolas est très investi, il fait son job quand il défend les entreprises », réagit Olivier Sichel, directeur général du groupe financier. Fermez le ban.
Manipulation. Le patron de Bpifrance n’entend de toute façon pas dévier de son credo. « Dans une démocratie vociférante, au volume sonore très élevé, on va au-devant de grands dangers si on pense qu’il y aura toujours quelqu’un pour faire le boulot à votre place », justifie-t-il. Dans les colonnes de Madame Figaro, il martèle que les entrepreneurs doivent « absolument » constituer un contre-pouvoir, et « défendre une vérité en prise avec le réel » car, en face, « les puissances porteuses de mensonge et de manipulation gagnent du terrain, remportent des élections. »
Toute la vérité, rien que la vérité. Dans un livre choc publié en 2022, le patron de Bpifrance levait le voile sur une réalité honteuse : la désindustrialisation de la France, qui lui a fait perdre près de la moitié de ses usines entre 1995 et 2015. « Tous ceux qui ne voulaient pas accepter le drame en cours l’ont nié. Les autres ont été accusés d’être des râleurs, ce fut le cas des chefs d’entreprise qui m’ont raconté à quel point c’était dur à l’époque », relate alors leur confident à l’Opinion. Cet ouvrage écoulé à quelque 15 000 exemplaires a permis, espère-t-il aujourd’hui, « de clore des décennies de querelles picrocholines sur la responsabilité des uns et des autres dans cette catastrophe. On s’aperçoit que tout le monde a été responsable ».
Feux inutiles. Avec La dette sociale de la France (1974-2024) (Editions Odile Jacob), lui aussi fondé sur une série d’entretiens, Nicolas Dufourcq compte encore « éteindre des feux inutiles. On est tous d’accord pour dire que l’assurance-maladie est une merveille mondiale. C’est donc collectivement qu’on va résoudre le problème ». Pas sûr que son plaidoyer pour un âge minimum de départ à la retraite à 65 ans fasse mouche dans un pays toujours éruptif sur le sujet, mais cela ne l’empêche pas de dérouler son argumentaire. Les vents contraires, il connaît.
Il y a treize ans, l’arrivée à la tête de la toute nouvelle Banque publique d’investissement (BPI) de celui qui était jusque-là directeur général adjoint de Capgemini, est accueillie avec des sourires en coin dans le petit milieu parisien. Mais qu’allait faire cet ambitieux quadragénaire dans cette galère, née du mariage d’Oseo, du FSI et de CDC Entreprises. « Certains utilisent le mot “fourre-tout”, la droite parle d’usine à gaz, dont acte », balaye devant les députés, en novembre 2012, le ministre des Finances Pierre Moscovici. Et l’usine à gaz est devenue une machine à créer des entrepreneurs.
Aujourd’hui, la banque publique est classée par le collecteur de données Pitchbook dans le « top five » mondial (et leader en Europe) en nombre d’opérations de private equity. En dix ans (2013-23), Bpifrance a investi directement dans 500 start-up tricolores, souscrit 5,9 milliards d’euros dans 180 fonds privés de capital-risque français et contribué à la création de plus de 1 700 ETI, preuve des gros besoins à pourvoir.
« On n’aurait jamais imaginé voir se démultiplier ainsi notre puissance d’action au bénéfice des entreprises, reconnaît Michel Vial, secrétaire général de l’Unsa Bpifrance, et ancien d’Oseo. « Sans la tuyauterie que nous avons montée avec les entreprises et les banques, les PGE [prêts garantis aux entreprises] n’auraient certainement pas pu être déployés en cinq jours pendant la Covid », relate une autre salariée.
Energie. Derrière les chiffres, il y a surtout la réalité du terrain que le big boss arpente constamment, à la rencontre de ses chers entrepreneurs. « Il a une très bonne connaissance du réseau et des problématiques des entreprises, et met beaucoup d’énergie à défendre nos sujets auprès de la puissance publique, insiste Philippe d’Ornano, co-président du Meti, le mouvement qui fédère les entreprises de taille intermédiaire tricolores. Nicolas Dufourcq a beaucoup fait pour la compréhension et la prise en compte des ETI dans les politiques publiques ».
L’instabilité gouvernementale et les marchandages opportunistes désespèrent aujourd’hui ses clients. Lui n’a de cesse de mettre en valeur la France qui se bat. « Vous n’imaginez pas le nombre de projets dans nos agences en région. Les entrepreneurs de Bourg-en-Bresse, de Rodez, d’Avignon existent, ils galopent. »
Pour sa onzième édition, Big, l’évènement annuel de Bpifrance, a rassemblé le mois dernier à l’Accor Arena près de 70 000 participants, start-up, investisseurs, grandes entreprises et ministres venus échanger leurs expériences. « Nicolas Dufourcq fait avancer les choses, mais je trouve que ça devient un peu mégalo », grince un business angel qui a déjà participé à ce raout. « Son approche personnelle est courageuse, c’est parfois contre-culturel en Europe de participer au débat public quand on est dirigeant », rétorque Jacques Pommeraud, PDG de la société de services numériques Inetum, et « speaker » lors de la dernière édition de Big. « Peu importe que l’on soit d’accord sur le fond, c’est le fait de prendre la parole qui est important ».
Dans un pays qui adore dénigrer la réussite et les patrons, l’évangélisation reste une mission quotidienne. Jusque dans l’émission Jazz 40 – où l’on apprend que Kind of Blue de Miles Davis a été l’étincelle de sa passion musicale –, au cours de laquelle le patron de Bpifrance avertit que l’indispensable réindustrialisation du pays sera « extrêmement longue, à la mesure des erreurs du passé ».
Electro. Ses visiteurs trouvent dans son bureau le dernier exemplaire du magazine Trax dédié à son autre passion, la musique électro, qui rythme chaque année les événements « Big », ainsi qu’un homme « encré dans le réel, plein d’idées, qui a une vision claire des concepts compliqués ». Michel Vial décrit un « visionnaire, énergique et passionné. Très accessible même s’il se fait rare dans les instances représentatives du personnel. »
Maya Noël, directrice générale de France digitale, parle elle d’un banquier « empathique. Je l’ai croisé lors d’une soirée organisée pour les dix ans d’une entreprise dont il accompagnait le patron depuis ses débuts. Il connaissait parfaitement les enjeux du moment de la société. Il sait construire des relations durables avec ses clients, il n’y a rien de surjoué ».
C’est le philosophe Bernard Stiegler, aujourd’hui décédé, qui avait qualifié Bpifrance de « psycho banque » : celle qui finance et celle qui accompagne, dans les bons et les mauvais moments. « C’est exactement ça », approuve le patron. On ne trouve pratiquement que Philippe Martinez, lorsqu’il était à la tête de la CGT en janvier 2023, pour reprocher à Nicolas Dufourcq de ne pas être dans la réalité des entreprises et des salariés. Il est vrai que ce dernier était en train de prêcher devant le syndicaliste un recul de l’âge de la retraite...
Moonwalk. A 62 ans, lui n’est pas près de prendre la sienne. Il faut encore défendre le génie français en dépit de l’interminable moment « moonwalk » [tout bouge mais rien n’avance] que lui fait vivre la tragicomédie des retraites : « On est le seul pays au monde à ne parler que de ça depuis six ans » ! Si son nom a pu être cité lors de jeux de chaises musicales dans le microcosme économique (« J’ai beaucoup refusé », élude-t-il sans fausse modestie), son mandat chez Bpifrance court jusqu’en 2028.
Ensuite ? « Je creuserai un autre sillon. » Mais d’ici là, son énergie sera entière pour « combattre cette espèce de pessimisme ambiant terrible, qui est en fait une paresse, » promet-il, jamais avare d’une punchline.
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