Entretien

La France dépense plus de 60 milliards d’euros par an pour ses professeurs et ses élèves, mais le paquebot Éducation part à la dérive. Que fait l’Éducation nationale de nos impôts ?

Contribuables associés - 28 juillet 2024 - Par Adélaïde Barba et Jean-Baptiste Leon

 
 

Pourquoi l’école va-t-elle si mal alors qu’on dépense pour l’enseignement un « pognon de dingue » ? 

Ce n’est pas nouveau et cela fait longtemps que l’école en France nous revient plus cher que dans bien des pays aussi performants que nous. La qualité de l’éducation française se dégrade de plus de manière alarmante comme le montre le test PISA qui est mené au niveau de l’OCDE. Ce test, réalisé sur le niveau des enfants, à 15 ans, montre bien que la France décroche de plus en plus. La défaillance française en termes de formation et finalement de capital humain ne peut qu’entraver le destin des Français, dans un monde toujours plus concurrentiel à l’heure de l’économie de la connaissance. Pourquoi cette situation ? Eh bien, parce qu’il y a du gaspillage à tous les étages. Il y a 300 000 personnels de l’Éducation nationale qui ne sont pas devant des élèves. Il faut aussi ajouter le chiffre tabou du nombre de personnels enseignants détachés comme les syndicalistes et les nombreuses personnes qui sont à la Ligue de l’enseignement. Un rapport de la Cour des comptes avait établi que plusieurs dizaines de milliers de personnels de l’Éducation nationale étaient rémunérés sans que leur affectation précise soit connue. Tous ces gens sont payés par nos impôts au moment même où l’on manque de bons professeurs dans les salles de cours. 

En août dernier, Harris Interactive a publié une étude très intéressante où l'on apprend que 67% des Français jugent que l’école ne fonctionne pas. Pour 97% d’entre eux, le problème se pose surtout dans le public. 74% des interrogés dénoncent une action insuffisante des pouvoirs publics. Comment en sommes-nous arrivés là ? 

Les réformes s’empilent depuis 30 ans et donnent le tournis aux professeurs qui sont lassés. Ce n’est pas en faisant une réforme sur le programme que l’on répondra aux problèmes de l’école. On en est arrivé à rendre la population enseignante rétive à toute réforme. Après la tornade Blanquer, le grand enjeu de Pap Ndiaye est de restaurer un minimum de confiance entre l’État et les professeurs. Tous les secteurs qui font la qualité d’une bonne éducation se sont dégradés ; je pense en particulier aux programmes qui sont changés dans tous les sens en plus d’être idéologiques. Tout est devenu prioritaire, donc on n’a plus de temps pour les fondamentaux. La profession enseignante s’est dégradée car elle s’est prolétarisée. Les enseignants sont payés 1,2% de plus que le smic. C’est évident qu’il faut augmenter significativement leurs salaires. C’est la base de la revalorisation de ce métier.

À cela s’ajoute la dégradation de la discipline. Il faut mettre un casque lourd pour rentrer dans un établissement et faire cours sans inquiétude. Les enseignants sont exposés au stress de l’absence de soutien de l’administration en cas de problème. Notamment lors de provocation ou de menace à caractère islamiste. Tout ça a donné un système qui n’a plus aucune lisibilité et qui est inégalitaire. Et dans lequel une partie toujours plus importante des professeurs comme des élèves déclare aller à l’école la boule au ventre. Il faut avoir toutes les clés et toutes les connaissances pour arriver à slalomer à l’intérieur de ce système ; c’est très choquant. Comprenez bien : la France est le pays le plus inégalitaire de tout l’OCDE. 

À ce sujet, le gouvernement a annoncé récemment qu’aucun enseignant ne sera payé moins de 2 000 euros par mois. 

Cela, c’est pour les enseignants débutants. C’est d’ailleurs la moindre des choses, mais ça ne suffira pas car il y a deux problèmes : l’évolution des salaires selon l’ancienneté et les statuts des contractuels. Peu de personnes veulent passer les concours, c'est pourquoi, il faut bien prendre des contractuels. Cette année, il manquait à peu près 4 000 personnes sur les concours. Certains postes ne sont pas occupés par des gens supposés être compétents. Alors les écoles ont recours aux contractuels. Ils sont 4 500 pour la rentrée de cette année. Les contractuels représentent 8% des enseignants à l’échelle nationale. Dans certaines académies, cela monte à 20% ! 

Le ministre de l’Éducation nationale a dit pourtant que 8% c’était assez peu… 

C’est une moyenne. Mais à Créteil, les contractuels représentent le quart. Ces personnels peuvent être extraordinaires. Ce sont des gens qui ont une carrière derrière eux, qui se reconvertissent et qui se disent un jour : « Pourquoi ne pas transmettre ? ». On les traite comme des débutants, comme s’ils ne savaient rien. On ne prend jamais en compte leur niveau d’études et leur expérience. Les pays européens ont recours massivement aux contractuels mais ils les sélectionnent et ils les forment. Nous, nous ne les sélectionnons pas, nous ne les payons pas et nous ne les formons pas. De fait, la contractualisation correspond à un vrai problème. Si Pap Ndiaye dit : « Pas de problème, on va les titulariser », cela ne changera rien à la situation. Ils demeureront probablement insuffisamment payés ; ils ne seront toujours pas mieux formés et incapables de remplir leur mission. Il faut se décontracter sur la question. Faisons en sorte de rendre attractif le fait d’être contractuel. Il y a une vie avant et après l’Éducation nationale ! 

La hausse des salaires va-t-elle rendre le travail plus attractif ? 

C’est une évidence qu’il faut augmenter les salaires mais ça ne suffira pas. La France n’est pas un pays qui valorise l’étude, le savoir. Ceux qui sont les plus mis en avant sont ceux qui gagnent beaucoup d’argent, des sportifs voire des e-sportifs ou plus généralement des influenceurs. Ce sont ceux-là qui sont vus comme des vedettes nationales. Ce ne sont sûrement pas les savants, les chercheurs, les professeurs qui sont perçus comme des gens qui n’ont rien compris aux enjeux de la vie, qui pratiquent des activités sous payées et acceptent - de manière incompréhensiblement masochiste aux yeux des jeunes - d’être mal traités. C’est une révolution culturelle, comme le disait le président de la République, qui doit avoir lieu pour que collectivement l’éducation devienne une cause nationale. 

Augmentation des salaires, d’accord, mais faut-il revoir, par exemple, le temps de travail des enseignants ? 

Il faut laisser la décision à chaque école. La seule vraie réforme à faire, c’est l’autonomisation très avancée de chaque école dans l’Éducation nationale. Le problème, c’est que Pap Ndiaye et le président Macron utilisent le mot « autonomie » mais se contentent de demi-mesures qui auront probablement des effets plutôt négatifs. On propose un fonds d’investissement avec un petit peu d’argent pour des expérimentations pédagogiques. 

Bref, c’est une usine à gaz qui va tout compliquer et créer de l’injustice. Il n’y a pas cinquante solutions. L’OCDE l’explique pourtant depuis des années : si l’on veut des écoles qui fonctionnent, alors il faut leur garantir un haut niveau d’indépendance et d’autonomie et mettre en place une évaluation claire et transparente de leurs résultats. 

Et il y a la question de l’absentéisme qui coûte 4 milliards d’euros par an aux contribuables. Que faire pour faire baisser la facture ? Faut-il que le ministère de l’Éducation nationale contrôle davantage ces absences ? 

Quand on est stressé, pas motivé, pas soutenu, on tombe aisément malade. Il faut comprendre qu’aujourd’hui les conditions de travail dans lesquelles on enseigne sont inhumaines. À vrai dire, les professeurs sont extraordinaires de ne pas être plus absents que ça. 

Le coût annuel pour l’État de la scolarité d’un élève : pour la maternelle 7 100 euros, pour le primaire 6 940 euros, pour le collège 8 700 euros et pour le lycée 11 300 euros. L’addition est plus salée pour les classes préparatoires aux grandes écoles : 15 710 euros par élève. Ces chiffres intéressants peuvent être mis en parallèle des études qui montrent qu’à résultats égaux, l’école publique coûte plus cher que l’école privée. Comment expliquer cela ? 

C’est une question de responsabilisation. C’est comme cela dans toutes les structures publiques. Quand ce n’est pas votre propre argent ou que vous n’avez pas été associé à la construction du budget, vous faites beaucoup moins attention. Il y a aussi le fait que les écoles privées sont aujourd’hui plus chargées en élèves que les écoles publiques. 

Il y a en moyenne trois ou quatre élèves de plus par niveau dans le privé que dans le public. Le gaspillage est dans tous les à-côtés : la nourriture, le transport scolaire, les réparations des dégradations. Les chiffres que vous avez donnés sont ceux de la dépense intérieure pour l’éducation, intégrant donc également tout ce qui est payé par les collectivités locales. Aujourd’hui 23% de la dépense intérieure « Éducation » sont payés par les collectivités. C’est de plus en plus important. Les collectivités payent toujours davantage sans avoir aucun pouvoir de décision sur ce qui est enseigné. On attend d’elles qu’elles entretiennent surtout les bâtiments. Ce n’est pas une décentralisation très intéressante.

Pensez-vous qu’il faille permettre aux collectivités territoriales de pouvoir décider des programmes ? 

Non, je ne le pense pas. Le législateur national définit un cadre national des programmes, qui doit être succinct et fixer des minima. Ensuite, chaque établissement doit pouvoir définir, en associant ses professeurs voire en consultant les parents, le programme exact qui est suivi en son sein. En Grande-Bretagne, il y a eu de grandes réformes qui ont conduit au développement massif des free schools. Ce sont des écoles qui ont précisément choisi de se débarrasser du pouvoir des élus locaux de manière à décider de tout à l’échelle de l’établissement, en bénéficiant d’un financement public et national. S’agissant du pouvoir pédagogique, il doit être assumé par les professeurs qui doivent se coordonner avec le directeur en tant qu’animateur et capitaine du bateau pédagogique. Ça ne doit pas passer par le pouvoir politique qu’il soit local ou national. 

Une réforme dont on entend beaucoup parler est celle qui introduit le chèque-éducation. Elle a été mise en place en Suède, notamment. Qu’en pensez-vous ? 

Le chèque-éducation, c’est l’idée que les gens doivent pouvoir choisir entre le public et le privé sans barrière financière. Ça veut dire que l’argent public va payer les frais de scolarité, que le choix des parents soit opéré au profit du public comme du privé. C’est donc inodore et incolore à tel point qu’en Suède les parents ne savent même plus si l’école de leurs enfants est publique ou privée. 

Le contribuable lambda paie des impôts et peut décider via cette réforme du chèque-éducation du choix de l’école. En soi, cela répond à la question « Où vont mes impôts ? » 

Oui, alors qu’en fait, quand on regarde la situation en France, vous payez l’école publique alors que vous pensez que c’est gratuit puisqu’on vous la présente comme telle. Quand vous choisissez une école privée, vous payez une partie du coût mais l’essentiel sera assumé par le contribuable français. Si vous choisissez une école indépendante (appelée aussi école libre ou hors contrat), l’argent sortira directement de votre poche sachant qu’en tant que contribuable vous allez aussi payer pour l’enseignement public, pour l’enseignement sous contrat mais aussi pour les cours de soutien défiscalisés à 50%. Il n'y a pas du tout d’égalité de traitement économique et fiscal entre les citoyens selon le système que ceux-ci choisissent. L’État exerce une pression multiforme sur les citoyens pour qu’ils optent pour l’enseignement public. En France, nous ne pouvons pas dire que les parents bénéficient d’un vrai choix scolaire. Ils sont contraints par la carte scolaire au sein de l’enseignement public et par les barrières financières et le manque de place dans l’enseignement privé. A contrario, nombreux sont les pays étrangers qui considèrent que le citoyen a le droit de choisir sans contrainte ni pression l’école qui convient à ses enfants. C’est son droit démocratique. Il est temps de faire cette révolution culturelle, de rendre le pouvoir aux parents. 

Qu’en est-il du développement des écoles indépendantes ? Je crois qu’il y a une loi qui bloque l’enseignement privé à 20% de l’ensemble des élèves… 

En France, il y a en effet depuis 1985 une coutume politique, une règle informelle, qui essaie de bloquer à 20% maximum le nombre d’élèves scolarisés dans l’enseignement sous contrat. L’État organise une pénurie pour que les gens ne puissent pas faire leur choix alors que 60% des parents voudraient scolariser leurs enfants dans l’enseignement privé. Il y a 20% de gens qui par leur réseau social, leur argent et leur adresse peuvent mettre leurs enfants dans une école privée sous contrat. Et à côté de cela, il y a une soupape de liberté due à la création de nouveaux établissements qui sont complètement indépendants et en très forte croissance. C’est le seul secteur éducatif en croissance aujourd’hui. 172 établissements indépendants supplémentaires ont ouvert à la rentrée 2022, comme le recense l’Observatoire de la liberté d’enseignement, géré par l’association Créer son école. Le plus difficile dans la création d’un bon établissement indépendant est de trouver d’excellents professeurs, car la profession est globalement en crise et que les moyens financiers manquent pour payer les enseignants comme ils le méritent. 

Combien y a-t-il d’écoles indépendantes en France ? 

En 2022, on en compte à peu près 1 800. 90 000 élèves y sont scolarisés.  Quand notre association Créer son école a commencé son travail en 2004, il y avait à peine une centaine d’écoles !

En 2015, vous avez rédigé une tribune pour le Figaro Vox dans laquelle vous parlez des zones d’ombre des écoles sous contrat musulmanes. Vous disiez que, sans le savoir, le contribuable paie des écoles rattachées au fondamentalisme islamique notamment aux Frères musulmans.

Lorsqu’il y a eu la loi sur le séparatisme, on m’a dit : « Oui, vous comprenez, il faut beaucoup plus verrouiller les écoles indépendantes car il pourrait y avoir parmi elles des écoles islamistes. » Il est important de préciser que l’État avait déjà tout pouvoir de les inspecter et de les fermer si elles créaient un trouble à l’ordre public ou ne respectaient pas le droit à l’éducation des enfants. Mais c’est le courage qui lui manquait. Il y a de toute manière très peu d’écoles musulmanes indépendantes déclarées en tant qu’écoles indépendantes. En revanche, on compte à peu près cinq écoles privées sous contrat musulmanes. Trois de ces écoles appartiennent à la FNEM (Fédération nationale de l'enseignement privé musulman) qui est l’émanation de l’UOIF (Union des organisations islamiques de France) et qui est devenue Musulmans de France. Elle correspond à la branche française des Musulmans de France et donc des Frères musulmans. La situation est cocasse car Manuel Valls disait qu’il fallait « nommer l’ennemi », à savoir les Frères musulmans, et qui dans le même temps était présent à l’inauguration de l’école Ibn Khaldoun à Marseille, et encourageait sa ministre Najat Vallaud-Belkacem à passer sous contrat le plus d’écoles musulmanes possible. 

Et les politiques ne disent rien sur ces écoles-là ? 

Il y a un problème de clarification politique. Il ne faut pas prendre les Français pour des andouilles en leur disant que les écoles indépendantes font le lit de l’islamisme tout en ne voyant pas que les écoles indépendantes françaises dans leur ensemble sont à 80% non confessionnelles. Les écoles indépendantes musulmanes ne représentent même pas 1% de la totalité de ces écoles et elles sont en très faible progression. Le problème doit être traité là où il se trouve.  Les écoles coraniques, les cours de soutien, les associations périscolaires, les clubs sportifs (foot, arts martiaux), les écoles clandestines (non déclarées) sont au cœur de l’islamisation de la jeunesse. Les écoles indépendantes de confession musulmane font figure, dans ce contexte, le plus souvent de bouc émissaire. 

Pap Ndiaye a placé ses enfants à l’École alsacienne et non pas à l’école publique… 

Les politiques savent très bien dans quel état est l’école publique, à tel point qu’ils n’y mettent pas leurs enfants. Je crois qu’il faut regarder cette chose incroyable en face : on a un président de la République au discours très libéral et qui choisit ensuite un ministre, Pap Ndiaye, ayant lui-même ses enfants dans une école privée qui est celle du show-biz. Cette école de l’entre-soi est payée par le contribuable. Ces personnes-là prêchent pour l’école publique mais n’y mettent pas les pieds. Quelle hypocrisie !  

Selon vous, quelle est la pire dépense de l’État en termes d'éducation ? 

La pire dépense de l’État est d’avoir 300 000 personnes qui suradministrent et paralysent le système général. Arrêtons avec tout ce personnel administratif qui fait crouler sous la paperasse les professeurs. Ces derniers ont besoin de soutien de leur hiérarchie, d’autonomie, de responsabilisation et…d’être devant leurs élèves. Là, ils retrouveront le goût de l’enseignement. Pour ceux qui n’en ont plus le goût ou manquent de capacité, une porte de sortie doit leur être proposée de manière réaliste et humaine.

 

‍*Anne Coffinier est présidente de l’association Créer son école-Educ’France. Créer son école accompagne les écoles indépendantes en France. Elle a soutenu le développement de plus de 800 écoles hors contrat depuis sa création en 2005. L’association se donne pour objectif de renouveler le paysage éducatif en facilitant l’émergence de structures éducatives innovantes et d’aider le système éducatif à gagner en justice et en efficacité.