Europe
Pour le ministre délégué à l’Europe, le réveil stratégique des Européens est urgent face au retour de Donald Trump.
Le Figaro - 11 janvier 2025 - Par Isabelle Lasserre
Benjamin Haddad, ministre délégué aux Affaires européennes, appelle les Européens à rester unis pour défendre leurs intérêts.
LE FIGARO. - Quelles leçons l’Europe doit-elle tirer du retour de Donald Trump ?
- BENJAMIN HADDAD. - Les règles du jeu changent, le temps s’accélère : le réveil stratégique des Européens est urgent. Nous entrons dans un monde de plus en plus concurrentiel, dans lequel les Américains vont avant tout défendre leurs intérêts. À nous de défendre les nôtres, économiquement, militairement et politiquement. La réélection de Trump rappelle l’urgence pour l’Europe d’investir dans sa souveraineté industrielle et numérique si elle veut rester maître de son destin. Le rapport Draghi parle d’un risque de décrochage industriel et stratégique. Mais ce qui menace l’Europe, ce n’est pas tant un décrochage que l’anéantissement pur et simple de siècles d’avant-gardisme technologique et de leadership politique.
- Faut-il le prendre au sérieux quand il menace d’annexer le Groenland et le Canada ?
- Ces menaces sont inacceptables et nous sommes solidaires de nos alliés. Nous aurions tort de traiter cela avec légèreté. On voit le retour à une géopolitique du XIXe siècle, des rapports de force bruts avec la technologie du XXIe. Ne restons pas les derniers dindons de la farce de la mondialisation heureuse des années 1990.
- Quels dangers, concrètement, Donald Trump représente-t-il pour l’Europe ?
- Ce n’est pas le moment d’être désunis ou faibles ou on se fera marcher dessus. Depuis des années, sous l’impulsion de la France, nous avons développé des outils pour renforcer la défense européenne et sortir enfin de notre naïveté commerciale. Nous avons, par exemple, imposé des tarifs douaniers sur les véhicules chinois pour répondre aux pratiques déloyales de Pékin, ce qui aurait été impossible il y a quelques années. Assurons-nous maintenant de la volonté politique d’utiliser ces outils face aux menaces de tarifs. Nous allons au-devant de négociations âpres dans lesquelles nous devrons nous-mêmes défendre nos intérêts et assumer le rapport de force. La guerre commerciale n’est dans l’intérêt de personne ; encore faut-il se donner les moyens de le faire sentir. Or, des voix s’élèvent pour dire qu’il faut acheter américain, des armes, du GNL ; qu’il ne faut pas être trop durs avec les plateformes américaines… Ne commençons pas à faire des concessions unilatérales, alors que Trump n’est même pas encore installé dans le Bureau ovale. Nous ne nous ferons pas respecter ainsi. L’Europe ne doit pas sous-estimer ses forces, à commencer par celle de former un marché de 450 millions de personnes.
- Quels sont les pays les plus vulnérables à l’influence de Donald Trump ?
- Il faut changer le logiciel européen, relire Kissinger et Machiavel plutôt que Kant et Fukuyama. On a voulu se convaincre que l’élection de Trump en 2016 n’était qu’un accident : on voit que la transformation est structurelle. Cela ne veut pas dire qu’il faut abandonner notre modèle et devenir comme les autres. Mais pour défendre notre modèle, comprenons les nouvelles règles. On ne peut pas être un grand marché ouvert quand les autres soutiennent leur industrie, investissent massivement et font du protectionnisme au nom de la sécurité nationale ou de la souveraineté. C’était déjà le cas sous Biden avec l’IRA. Dans son discours d’adieux, la secrétaire d’État américaine au commerce Gina Raimondo a dit qu’elle dirigeait « une agence de technologie et de sécurité nationale ». Il y a vingt ans, elle aurait parlé croissance et accords de libre-échange. Aujourd’hui, elle parle de microprocesseurs, de matériaux critiques, de contrôle des chaînes de valeur.
- Donald Trump risque-t-il de quitter l’Otan ?
- Il ne l’a pas fait pendant son premier mandat. Donald Trump, comme ses prédécesseurs, se tourne vers l’Asie et appelle les Européens à prendre davantage leurs responsabilités en matière de défense. Il veut que nous augmentions nos budgets. Ça tombe bien, nous aussi ! Le budget de la défense de la France aura doublé sous les deux mandats d’Emmanuel Macron, et nous avons poussé le développement de programmes européens (Asap, Edip, l’initiative européenne d’intervention, etc.). Il faudra aller plus loin pour trouver des voies de financement innovantes au niveau européen pour soutenir l’industrie de défense européenne. Pas en achetant des armes américaines et en allant ouvrir des usines aux États-Unis…
- Quelles seront les conséquences de son retour pour l’Ukraine ?
- Ce sont nos intérêts de sécurité qui se jouent en Ukraine. Les Ukrainiens se sont dits prêts à négocier, mais, contrairement à ce qu’on peut entendre ici ou là, c’est la Russie qui refuse. C’est elle aussi qui poursuit l’escalade, maintient toujours ses objectifs maximalistes, utilise des troupes étrangères, celles de Corée du Nord, et des missiles iraniens pour sa guerre en Ukraine. Il n’est pas dans l’intérêt de Donald Trump de commencer son mandat en donnant un avantage à Vladimir Poutine. La seule façon de mettre fin à cette guerre, c’est de rééquilibrer le rapport de force et de placer l’Ukraine dans une position favorable à la table des négociations. C’est le message que nous avons fait passer, notamment lors de la rencontre en marge de la cérémonie de Notre-Dame. Il n’y aura pas de solution simple et rapide.
- Comment aider les Ukrainiens quand on a comme la France un déficit abyssal ?
- C’est bien pour cela qu’il faut agir en Européens, dégager des ressources européennes, créer des eurobonds sur la défense, accroître la coopération industrielle. C’est un engagement de long terme parce qu’au-delà d’un cessez-le-feu se posera la question des garanties de sécurité pour dissuader une future agression.
- Elon Musk est-il un danger pour l’Europe ?
- C’est la première fois que les acteurs technologiques sont intégrés de cette façon dans l’architecture du pouvoir à Washington. Il y aura peut-être de la friture en ligne avec le monde « Maga » ou le président Trump, sur l’immigration ou sur la Chine, où ses intérêts industriels sont nombreux. Pour autant, on ne peut pas laisser un milliardaire américain via son réseau social, ou les Russes sur TikTok, comme en Roumanie, décider des élections en Europe. Son ingérence dans les processus démocratiques européens appelle deux réponses. D’abord, nous nous sommes dotés de règles, comme le DSA, pour responsabiliser les plateformes sur la lutte contre la désinformation ou la haine en ligne. La Commission européenne doit exercer sa compétence ou rendre aux États membres la capacité d’adopter leurs propres mesures nationales. Ensuite, nos dépendances technologiques sont un enjeu de souveraineté. Nous courons le risque de devenir une colonie numérique. Au lieu de diaboliser, osons le demander : où sont les « Musk européens » ? Numérique, intelligence artificielle, spatial, quantique : soutenons l’innovation, les entrepreneurs, libérons les financements, unifions les marchés de capitaux et réduisons les normes pour redevenir compétitifs dans ces domaines critiques pour notre sécurité. Il n’y aura pas de souveraineté européenne sans croissance et compétitivité. Depuis trente ans, les États-Unis ont généré deux fois plus de PIB par habitant que l’Europe, et 60 % des investissements se font dans l’IA. Le rapport Draghi nous donne une feuille de route claire là-dessus.
- L’influence croissante des pays de l’Est au sein de l’Europe peut-elle aider l’UE à relever tous ces défis ? Comment se positionnent-ils vis-à-vis de la nouvelle Administration américaine ?
- La France a beaucoup investi dans la relation avec ces pays ces dernières années, à travers le Triangle de Weimar ou encore la relation du président Macron avec Donald Tusk. Ce sont des partenaires clés qui prennent les enjeux de sécurité au sérieux et sont en première ligne face à la menace russe. Leur histoire comme leur géographie leur donne un sens du tragique et de la fragilité de la liberté. Ils sont traditionnellement attachés à la relation transatlantique pour des raisons évidentes, et nous sommes engagés dans les opérations de réassurance de l’Otan à leurs côtés.
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