Europe
Le 9 septembre dernier, Mario Draghi, l’ancien président de la Banque centrale européenne (BCE), a rendu public le rapport sur la compétitivité européenne, qu’il avait préparé depuis un an, à la demande de la présidente de la Commission européenne.
Sauvons l'Europe* - 18 septembre 2024 - Par Guglielmo Monti
Ce rapport dresse un portrait sans fard de l’ampleur du retard technologique pris par l’Union européenne, dans la plupart des secteurs clés, et de ses conséquences potentielles catastrophiques pour l’Union et ses citoyennes et citoyens dans un contexte géopolitique très dégradé.
L’une des principales qualités du rapport Draghi, c’est d’avoir compilé et rassemblé l’ensemble des données correspondantes. Celles et ceux qui suivent régulièrement les questions européennes et les affaires économiques n’y apprendront pas grand-chose de nouveau, mais tout y est !
Un constat sans langue de bois dans un style direct
La principale novation introduite par ce rapport, tient à ce que ce constat de faillite provient cette fois du sommet de l’Union européenne elle-même et cela dans un style direct et sans ambages, marque de fabrique de Mario Draghi. Alors que les institutions européennes ont plutôt la mauvaise habitude de nous livrer quotidiennement des textes insipides, faisant la part belle à une langue de bois indigeste pour vanter, invariablement, les grandes avancées réalisées grâce aux politiques européennes.
Dans son rapport Mario Draghi n’hésite pas au contraire à s’attaquer à de nombreuses vaches sacrées bruxelloises. Le libre échange n’a aucunement dopé l’innovation et la productivité au sein de l’UE. Le primat de la concurrence a empêché les entreprises européennes de se développer. L’absence de budget et de politique industrielle a fait louper à l’Union toutes les révolutions industrielles des dernières décennies…
Ce ne sont plus cette fois quelques gauchistes ou souverainistes égarés, n’ayant rien compris à l’économie de marché, qui le disent, mais bien l’ancien président de la BCE et ancien dirigeant de Goldman Sachs. Avec l’assentiment de la Présidente de la Commission européenne, par ailleurs ancienne ministre d’Angela Merkel et conservatrice allemande bon teint.
Ne boudons donc pas notre plaisir face à cet exercice bienvenu de « parler vrai ». Mario Draghi enterre enfin la conception ordo-libérale qui a constamment structuré la politique européenne depuis le départ. Et on ne peut que s’en féliciter.
Peut-on pour autant espérer que l’Union européenne soit (enfin) prête à repartir sur des bases plus saines ? Les conditions sont-elles réunies pour que l’Union tire réellement les conséquences de ce rapport et réoriente son cours de façon suffisamment rapide et forte ? On peut malheureusement en douter.
D’abord, sur le fond, une partie des propositions formulées par Mario Draghi lui-même ont plutôt de quoi inquiéter. Il insiste en particulier sur la responsabilité qu’aurait un excès de régulation dans la faiblesse de l’innovation de marché en Europe. Il existe à coup sûr en Europe de la bureaucratie inutile qu’il faut bien entendu s’efforcer de la réduire. Mais il y a lieu de douter du caractère déterminant de ce type de freins. La fragmentation persistante, notamment linguistique, du marché européen et des instruments financiers inadéquats, sont très probablement des obstacles plus déterminants pour freiner le développement d’entreprises innovantes. Comme le souligne d’ailleurs le rapport Draghi.
S’il y a lieu bien sûr de s’attaquer à la bureaucratie inutile, les contraintes réglementaires en matière sociale, environnementale et de protection des consommateurs, sont au contraire, en réalité, plutôt des incitations à innover afin de les surmonter. Et, ce ne serait certainement pas en dérégulant dans ces domaines, qu’on pourrait espérer développer davantage d’innovations bénéfiques à la société européenne. Mario Draghi insiste d’ailleurs à juste titre dans son rapport sur l’importance de préserver l’originalité du modèle social européen. Attention donc à une lecture biaisée qui pourrait en être faite sur ce terrain par certains lobbies.
Un effort colossal d’investissement : à quel prix politique ?
Quant à l’effort colossal d’investissement que recommande Mario Draghi, 800 milliards d’euros supplémentaires par an, soit 5% du PIB, il ne sera réalisable que si une part significative de cette somme, au strict minimum 1% du PIB, de l’ordre donc au moins de 160 milliards d’euros par an, provient des finances publiques. Et plutôt essentiellement des finances publiques européennes, si on veut limiter les doublons et les effets délétères de la concurrence entre Etats européens. Ce qui reviendrait à doubler le budget européen actuel, soit en accroissant ses recettes jusqu’à due concurrence, soit en empruntant ces sommes via l’émission de titres de dette commune.
A priori aucune de ces deux hypothèses ne semblent cependant politiquement envisageables aujourd’hui. Les libéraux allemands qui tiennent la coalition au pouvoir dans le pays en otage comme leurs collègues conservateurs, qui devraient prendre la tête du pays l’an prochain, sont déjà montés sur leurs grands chevaux contre l’idée même d’une dette commune supplémentaire. Quant à l’hypothèse d’un doublement du budget européen sans émission de dette supplémentaire, on voit mal qui pourrait la soutenir dans un contexte de difficultés budgétaires et économiques généralisées.
A ce stade, il semble donc probable, que, malgré la justesse de son diagnostic implacable, le rapport Draghi soit amené à rejoindre la cohorte des rapports très intelligents écrits par des dizaines d’experts et de think tankers brillants ayant souligné, depuis de longues années déjà, que, sauf réorientation majeure, l’Union européenne allait dans le mur face à ses concurrents Américains et Chinois.
Pourtant, le pire n’est jamais certain et personne n’est à l’abri d’une bonne surprise. Et peut-être aussi – malheureusement – d’un nouveau choc externe violent de nature à faire sauter les tabous comme avait pu l’être la pandémie de COVID-19…
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