C'est de bonne guerre pour le gouvernement d'évoquer un cataclysme financier en cas de rejet de budget pour 2025. Mais la comparaison avec la Grèce est trompeuse, juge Jean-Marc Vittori. (Xavier Popy/REA)

Finances publiques

En raison de l'énormité de sa dette publique, le pays n'est pas tant menacé par un fantôme grec que par un poison italien.

Les Echos - 3 décembre 2024 - Par Jean-Marc Vittori

Un fantôme grec semble menacer la France. Le Premier ministre Michel Barnier évoque une « tempête », son ministre du Budget, Laurent Saint-Martin, une « crise économique et financière », sa porte-parole, Maud Brégeon, « un scénario à la grecque ». Ils oublient que la France est protégée par sa taille, ou plus précisément par l'énormité de sa dette. Elle n'est pas tant menacée par un fantôme grec que par un poison italien.

Ce qui est sûr, c'est que des nuages s'accumulent. L'Etat devra emprunter plus de 300 milliards d'euros l'an prochain, record historique en Europe. Les créanciers exigent une prime de plus en plus élevée pour prêter à la France plutôt qu'à l'Allemagne. Les agences de notation, qui évaluent la capacité des emprunteurs à honorer leurs engagements, gardent le doigt sur la gâchette de l'abaissement de leurs notes.

Incompétent ou malhonnête

Dans ces conditions, c'est de bonne guerre pour le gouvernement d'évoquer un cataclysme financier si le Parlement vote contre son projet de budget pour 2025, au risque de laisser les comptes publics dériver davantage. Mais la comparaison avec la Grèce est trompeuse, pour au moins trois raisons.

D'abord, la Grèce n'a pas pris la même route financière que la France. Ses malheurs ont commencé en octobre 2009, quand les socialistes arrivés au pouvoir après des élections législatives ont révélé que le déficit public de l'année en cours dépasserait 12 % du PIB, le double de ce qui avait été annoncé auparavant. Sur fond de tricherie. En France, le gouvernement a révélé, là aussi après des élections législatives, que le déficit dépasserait les estimations antérieures. Mais la révision a été moins forte, avec un passage de 4,4 % à 6,1 % du PIB. Et cette révision vient de l'incompétence des experts (dans un contexte il est vrai compliqué), et non de la malhonnêteté des gouvernants.

Ensuite, la France part de plus haut dans l'échelle des notations financières. Sa dette publique est aujourd'hui évaluée AA- par l'agence Standard & Poor's (celle dont les avis sont regardés de plus près), trois crans au-dessus du A- grec avant la tempête. Elle est donc plus éloignée du BB + atteint par la dette grecque en avril 2010, niveau fatidique auquel beaucoup d'investisseurs institutionnels doivent se débarrasser des titres pour des raisons réglementaires.

La deuxième raison pour laquelle la comparaison entre la Grèce de 2009 et la France de 2024 ne tient pas la route est justement… la crise grecque. Dans les institutions de l'euro, personne n'avait envisagé un tel scénario. La crise avait pris de court gouvernants et régulateurs. Il aura fallu trois ans pour que le président de la Banque centrale européenne à l'époque, Mario Draghi, calme le jeu en déclarant qu'il ferait « tout ce qu'il faudra » pour préserver la monnaie commune.

Dix fois plus que la dette grecque

Depuis, les autorités savent que le défaut d'un pays est possible dans la zone euro. La Banque centrale européenne a créé en 2022 un outil spécifique, l'instrument de protection de la transmission (connu sous son acronyme anglais TPI) pour acheter les obligations d'un Etat en difficulté. Elle hésitera moins à s'en servir pour la France qu'elle ne l'aurait fait, il y a quinze ans, pour une Grèce parfois considérée comme « périphérique ».

Mais la raison majeure qui protège l'Etat français est du côté des investisseurs. Car ces derniers détiennent des obligations souveraines françaises par centaines de milliards d'euros. La dette publique tricolore dépasse aujourd'hui 3.200 milliards (3.228 milliards à la mi-2024 pour être précis). Dix fois plus que la dette grecque en 2009. Quand les banques et les fonds de pension s'étaient délestés de leurs titres grecs au début des années 2010, ils avaient facilement pu trouver des placements à peu près équivalents. Avec dix fois plus d'obligations françaises, ça serait une autre histoire.

Pas question de garder l'argent en cash, quand il rapporte 2 % placé sur de la dette publique allemande ou 4 % sur de la dette américaine. Acheter aux Etats-Unis, c'est cependant prendre un risque de change. Et acheter massivement en Allemagne ferait baisser des taux d'intérêt déjà faibles. En Espagne alors ? Trop petit : la dette de l'Etat s'élevait seulement à 1.480 milliards mi-2024, moins de la moitié de la dette française. Seule l'Italie pourrait offrir une réelle alternative, avec une dette qui dépasse aussi les 3.000 milliards. Mais il faut avoir le coeur bien accroché pour placer des montagnes de capitaux dans un pays surendetté et marqué de longue date par l'instabilité politique.

Faute de mieux, les investisseurs auront donc le plus grand mal à déserter brutalement la France. Ils ne le feront qu'en cas de dernière extrémité, un scénario à la 1789 plutôt qu'à la 1958 ou 1968. C'est une formidable protection. Mais aussi un formidable anesthésiant. Car les investisseurs ne restent pas inactifs devant la dégradation continue des finances publiques françaises. Ils vendent des obligations émises par le Trésor. Ou ils exigent d'être davantage rémunérés pour en acheter de nouvelles.

La hausse des taux d'intérêt qui en résulte fait monter la charge de la dette et prive l'Etat de ressources pour la santé, l'école, la justice, la défense, la transition énergétique. Ce scénario redoutable est bien connu : c'est l'étouffement que vit l'Italie depuis des décennies. Malgré la terrible crise du début des années 2010, le revenu par tête a progressé de 18 % en Grèce depuis la création de l'euro, il y a un quart de siècle. Deux fois plus qu'en Italie.