
Fiscalité
Le projet de taxer à 2 % les patrimoines de plus de 100 millions d’euros s’est installé au cœur du débat politique. Point par point : les arguments de l’économiste encensé par la gauche, confrontés à leurs contre-arguments.
Le Figaro - 17 septembre 2025 - Par Bertille Bayart et Julie Ruiz
Gabriel Zucman se démultiplie dans les médias français et sur le réseau X pour défendre la taxe sur les patrimoines des ultrariches (plus de 100 millions d’euros) qui porte désormais son nom. Le Parti socialiste, dont certains responsables ont eu une réunion de travail lundi matin avec l’économiste, en fait une condition sine qua non d’une non-censure du gouvernement Lecornu. Point par point, les arguments de Gabriel Zucman confrontés à leurs contre-arguments.
«Tout le monde a désormais compris le problème. Les milliardaires, tous prélèvements obligatoires compris, paient deux fois moins d’impôts que la moyenne des Français», explique Gabriel Zucman.
Le projet de taxer les ultrariches se fonde sur l’argument selon lequel ceux-ci paieraient bien moins d’impôts que le commun des mortels. En 2023, une étude de l’Institut des politiques publiques avait ainsi conclu que les quelques foyers les plus fortunés de France ne payaient que 26 % d’impôts, contre 46 % pour les moins bien lotis, confirmant ainsi la thèse soutenue par Camille Landais, Emmanuel Saez et Thomas Piketty dans leur livre de 2013, Pour une révolution fiscale.Cette présentation d’un système fiscal français régressif est cependant contestable. En bas de l’échelle, elle fait l’impasse sur les prestations sociales au dénominateur (revenus) mais pas au numérateur (impôts comme la TVA, payés grâce à ces revenus). « Les 40 % les plus pauvres sont bénéficiaires nets de la solidarité nationale », écrivait en juin sur X l’économiste (classé à gauche) Gilles Raveaud, « leur taux d’imposition est donc négatif, et assurément pas de 40 % à 50 % ».
En haut de l’échelle, les calculs qui fondent la taxe Zucman sont également débattus. Le milliardaire, c’est entendu, n’est pas un contribuable comme un autre. Ses revenus sont tirés de son patrimoine plutôt que d’un salaire. Ils peuvent soit être laissés dans l’entreprise qu’ils contrôlent, soit être remontés dans des holdings patrimoniaux où ils resteront à l’abri du fisc, potentiellement pour l’éternité en cas de donation ou de succession. Mais peut-on intégrer dans les calculs sur la progressivité du système fiscal des revenus dits économiques qui n’ont pas été effectivement perçus ?
Les 1% les plus riches sont les seuls à investir en actifs professionnels, les plus décisifs pour le pays
Jean Peyrelevade
Par ailleurs, comme le souligne l’ex-banquier et ancien conseiller de Pierre Mauroy Jean Peyrelevade dans Le Monde, cette présentation occulte « la part du patrimoine des ménages, de loin la plus importante, qui n’est assujettie à aucun impôt », comme beaucoup d’actifs immobiliers ou financiers défiscalisés. « Les 1 % les plus riches sont les seuls à investir en actifs professionnels, les plus décisifs pour le pays », ajoute-t-il.
«La richesse a explosé. En 1996, les 500 plus grandes fortunes professionnelles pesaient l’équivalent de 6% du PIB. En 2024, elles représentaient 42% du PIB»
Ce calcul qui tend à peindre le tableau d’un pays terriblement inégalitaire est également contestable. Il rapporte un stock (le patrimoine) à un flux (le PIB) ce qui crée, constate sur X l’économiste à l’OFCE François Geerolf, « une énorme confusion statistique », dont s’emparent certains pour affirmer que les plus riches détiennent 42 % de la richesse nationale.
Comme l’a relevé l’économiste Sylvain Catherine sur X, « le ratio richesse/PIB global a doublé (de 364 % à 621 % sur la période) ». À l’échelle mondiale, la part de la richesse du « top 1 % » est ainsi passée de 24,6 % en 1996 à 27,2 % en 2023.
Les caractéristiques de la structure du patrimoine doivent aussi être prises en considération. Tout en haut de l’échelle, la fortune est essentiellement constituée de biens professionnels dont la valeur bénéficie de la hausse des marchés actions. « L’outil industriel et le patrimoine sont très concentrés en France, pour diverses raisons dont le modèle social », rappelle Olivier Redoules, directeur des études économiques de Rexecode, dans Atlantico.
«J’ai étudié pratiquement toutes les tentatives d’imposer les grandes fortunes (…) D’où cette idée de se baser sur l’ensemble du patrimoine, qui est bien plus difficile à manipuler que le montant des revenus»
La taxe Zucman, en incluant les biens professionnels dans son calcul, semble offrir « peu d’échappatoires », analyse Romain Desmonts, avocat fiscaliste associé au cabinet McDermott Will & Schulte. Toutefois, « des mécanismes d’atténuation apparaîtront probablement à un stade ultérieur, lors des discussions parlementaires. Tout dépendra des modalités concrètes d’application de cette taxe, si elle entre un jour en vigueur », ajoute-t-il.
Dans une tribune publiée dans Le Monde, plusieurs économistes dont Philippe Aghion et Xavier Jaravel rappellent que, du fait des ajustements de comportements des contribuables, 1 euro de recettes prélevé sur le capital ne rapporte à long terme que 25 centimes aux caisses de l’État. Ces ajustements peuvent d’ailleurs être légaux (optimisation, expatriation…) ou illégaux (évasion fiscale). En 2013, Gabriel Zucman lui-même a déjà estimé à 8 % du patrimoine total des ménages ce phénomène. Pour la France, cela correspondrait ainsi à 200 milliards d’actifs et à une perte fiscale annuelle de 10 milliards, selon une étude du Conseil d’analyse économique (CAE).
«Quand on instaure ou qu’on augmente une taxe sur le patrimoine, l’exil fiscal n’est pas nul, mais il est très faible. La littérature académique est unanime sur le sujet»
Les défenseurs d’une fiscalité renforcée sur le patrimoine des plus aisés s’appuient notamment depuis quelques jours sur une étude du CAE pour minimiser les risques d’exil fiscal. Or, celle-ci démontre que, à long terme, une hausse d’un point de pourcentage du taux d’imposition sur les revenus du capital des 1 % les plus riches entraîne bien une progression des expatriations des contribuables concernés. L’effet se situerait entre 0,02 et 0,23 % d’exil fiscal supplémentaire, soit entre 90 et 900 foyers. À noter, l’étude en question se penche sur une cohorte beaucoup plus large que celle qui serait concernée par la nouvelle taxe : les 0,01 % des plus aisés qui sont « par nature extrêmement mobiles », note Romain Desmonts.
Au-delà des études, le cas concret de la Norvège – qui a porté le taux de son impôt sur les fortunes à 1,1 % pour les plus riches en 2021 – illustre cette conséquence. Entre 2021 et 2023, une centaine de grandes fortunes norvégiennes ont choisi de s’exiler. En début d’année, la proposition de loi visant à mettre en place la taxe Zucman, adoptée à l’Assemblée mais rejetée par le Sénat, incluait un « bouclier anti-exil » sous la forme d’une « exit tax » qui poursuivrait les partants pendant cinq ans.
Il y a du reste un paradoxe à évacuer le risque d’exil fiscal tout en pourfendant l’existence de paradis fiscaux. La réalité de la compétition pour l’attractivité envers les hauts patrimoines et les entrepreneurs se lit dans le classement des fortunes en Suisse (magazine Bilan) qui en compte plus de 50 venues de France, ou dans la liste des licornes créées aux États-Unis par de jeunes Français formés dans nos écoles d’ingénieurs.
«Cette taxe met en conformité nos lois fiscales avec nos principes constitutionnels fondamentaux (égalité devant l’impôt)»
Certes, le principe d’égalité devant l’impôt est un principe constitutionnel. Toutefois, un rapport du Sénat souligne qu’en vertu d’autres principes constitutionnels (notamment le principe d’égalité devant les charges publiques), la taxe Zucman en l’état « risque de ne pas franchir la porte du Conseil constitutionnel ». Par exemple, le juge de la Rue Montpensier fixe un taux marginal maximal d’imposition de 0,5 % sans plafond et de 1,8 % avec. « En ne prévoyant aucun plafonnement et en fixant un taux d’imposition à 2 %, l’impôt plancher sur la fortune s’expose à la censure », souligne le rapport de la Chambre haute.
Le rendement de la taxe se situerait « entre 15 et 25 milliards »
Du fait de toutes les limites mentionnées plus haut, les sept économistes du collectif signataire de la tribune du Monde estiment plutôt son rendement à 5 milliards « maximum » par an.
Le cas Mistral - «On peut trouver des solutions. La plus simple consiste à permettre aux personnes concernées de payer l’impôt en nature, c’est-à-dire en titres de leur entreprise»
Mistral AI, le champion français de l’intelligence artificielle et première « décacorne » (jeune entreprise dont la valorisation retenue au moment de sa dernière levée dépasse 10 milliards d’euros) tricolore, est un caillou dans la chaussure de Gabriel Zucman. Comment faire payer à ses fondateurs chaque année 2 % de la valeur de leurs parts dans la société, alors même que celle-ci ne réalise pas de profits et n’en dégagera probablement pas avant longtemps ?
L’économiste refuse toute idée d’exemption, le plus sûr chemin vers l’optimisation fiscale à ses yeux. Il propose donc la possibilité, baroque, que les startupeurs paient le fisc en actions. Son mentor, Thomas Piketty propose, lui, que ces actions soient vendues aux salariés, ce qui est une aberration : les salariés des start-up bénéficient en général d’une participation au capital sous une forme préférentielle de type stock-options et n’ont pas vocation à les acheter au prix fort à leur patron !
Autre piste évoquée : un étalement des paiements au Trésor public comme cela se fait dans certaines successions. Là encore, l’idée est absurde puisqu’il ne s’agit pas d’une facture fiscale unique - la taxe Zucman a vocation à être récurrente, et payée tous les ans. Bref, la taxe Zucman fait mauvais ménage avec le modèle des start-up, qui peinent déjà à trouver en France les investisseurs susceptibles de financer leur développement.
«L’impôt plancher est un instrument de justice, d’apaisement social et de stabilité budgétaire»
Tout à sa quête de justice fiscale, Gabriel Zucman minimise l’impact de sa proposition fiscale sur l’activité. Inédite ou presque dans sa nature avec la prise en compte du patrimoine professionnel que même l’ISF de 1982 n’avait pas touché, et dans son rendement concentré sur 1800 foyers fiscaux, cette taxe pourrait créer des effets massifs et profonds. Dans la tribune publiée dans le Monde la semaine dernière, les économistes mettent en garde : « Taxer directement l’outil de travail créerait des problèmes de liquidité pour les dirigeants et actionnaires non cotés, et pourrait ainsi freiner l’investissement et la prise de risque entrepreneuriale. » « Certains d’entre nous estiment que le risque sur la croissance économique est trop important », ajoutent-ils.
L’effet de la taxe Zucman se mesurera sur le tissu productif existant, avec des entreprises qui seront poussées - quel paradoxe ! - à distribuer davantage de dividendes à leurs actionnaires assujettis comme cela se produisait aux plus belles heures de l’ISF. La conséquence est un alourdissement relatif du coût du capital en France par rapport au reste du monde, et donc une perte de compétitivité.
Sur X, Sylvain Catherine a rappelé les évaluations qui avaient été faites, par le Penn Wharton Budget Model aux États-Unis, du projet similaire de taxe Warren (du nom de la démocrate Elizabeth Warren) avec un effet de long terme sur le PIB et les salaires à -1,2 % à horizon 2050. L’économiste de Wharton ajoute à raison que les effets les plus délétères sont aussi les plus difficiles à mesurer car ils concernent ce qui n’adviendra pas : « Notre problème, c’est l’exil des gens susceptibles de devenir milliardaires. Et plus généralement de contribuer à l’émergence des grandes entreprises de demain. »
Des personnes ambitieuses, qui se projettent comme de futurs Musk ou Bezos, pourraient être tentées, dès leur jeunesse, de s’installer ailleurs
Olivier Redoules
« Des personnes ambitieuses, sur le plan économique, souhaitant créer de grandes entreprises, qui se projettent comme de futurs Musk ou Bezos, pourraient être tentées, dès leur jeunesse, de s’installer ailleurs. Et cela n’apparaîtra jamais dans les statistiques d’expatriation fiscale », écrit pour sa part Olivier Redoules. « En cassant la dynamique d’innovation par une taxe, on risque de se priver d’un levier de croissance au motif de réduire les inégalités alors que la France n’est pas le pays où elles sont les plus élevées et que sa croissance est faible », ajoute l’économiste Antonin Bergeaud dans L’Opinion ce mardi.
«Un phénomène mondial»
« La France peut montrer la voie au reste du monde », ont écrit dans une tribune de soutien sept prix Nobel d’économie dont Esther Duflo et Joseph Stiglitz. Gabriel Zucman se targue d’avoir travaillé sur son projet auprès des équipes de Joe Biden et à la demande de Lula, dans le cadre de la préparation du G20 au Brésil l’an dernier. Mais Joe Biden a quitté la Maison-Blanche. Et Donald Trump impose une dynamique radicalement différente non seulement aux États-Unis, mais aussi au G20 et à l’OCDE. Il n’existe donc aucun mouvement mondial de taxation effective. Avec une taxe sur le patrimoine professionnel des ultrariches, la France, qui compte déjà parmi les pays où la pression fiscale est la plus forte, se singulariserait.
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