Le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, à l’Assemblée nationale le 8 octobre, au moment des questions au gouvernement. © (Photo AFP)

Immigration

Le ministre de l’Intérieur négocie des accords avec des pays tels que l’Irak, le Kazakhstan ou l’Egypte. L’objectif ? Y renvoyer des étrangers impossibles à expulser dans leur pays d’origine

L'Opinion - 16 octobre 2024 - Par Marie-Amélie Lombard-Latune

Les faits - La question migratoire sera au centre du Conseil européen, jeudi à Bruxelles. Outre le pacte Asile et migrations, les Vingt-Sept se pencheront sur « la coopération de l’UE avec les pays tiers de transit et d’origine à travers l’utilisation de tous les leviers européens » selon l’Elysée.

Au fil de ses discours et interventions médiatiques en rafales depuis son arrivée place Beauvau, la stratégie de Bruno Retailleau sur l’immigration est limpide. Il entend imposer un double message et un avertissement : la France doit « reprendre le contrôle » et ne doit « pas être plus attractive que les autres pays européens ». Sa mise en garde ? Les Français ne comprendraient pas qu’on tergiverse encore sur ce tour de vis qu’ils réclament depuis des années. A fortiori depuis que le viol et le meurtre de Philippine, dont est soupçonné un Marocain déjà condamné pour viol et sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF), ont à nouveau illustré les imbroglios administrativo-judiciaires qui signent, du point de vue du ministre de l’Intérieur, notre impuissance en matière migratoire.

Toute la panoplie des solutions pour expulser davantage est donc convoquée : l’allongement de la rétention administrative, un bras de fer avec les pays d’origine sur les visas, l’aide au développement et les accords douaniers. Un autre aspect de cette fermeté affichée est passé plus inaperçu. Le 8 octobre dernier, dans son premier discours aux préfets, Bruno Retailleau a pourtant livré quelques éléments clés d’un dispositif essentiel mais en général peu divulgué afin de faciliter le renvoi d’étrangers illégaux et indésirables, sans titre de séjour ou déboutés du droit d’asile. Il s’agit ni plus ni moins que de nouer des accords avec des pays tiers qui, eux, accepteront de recevoir ces étrangers sur leur sol, à la condition qu’ils y aient déjà transité ou séjourné. Par exemple, une sous-traitance avec le Kazakhstan pour les Afghans que la France n’est aujourd’hui pas en mesure de renvoyer directement à Kaboul. « Plusieurs accords sont déjà en cours de négociation par la Direction générale des étrangers en France et doivent être finalisés, qui concernent notamment le Rwanda, le Burundi, le Kazakhstan, l’Irak ou l’Egypte », a révélé l’ancien président des LR au Sénat, ajoutant qu’un « missi dominici » sera bientôt nommé.

« Inventif ». L’idée, dérangeante à première vue, que la France puisse collaborer avec des pays tels que l’Irak ou le Kazakhstan, est donc bien sur la table. Elle n‘étonne pas outre mesure le spécialiste LR de l’immigration Patrick Stefanini, ancien pilier du ministère de l’Intérieur sous Nicolas Sarkozy : « C’est novateur et inventif de la part des équipes de Bruno Retailleau ». Ces accords, visant les départs forcés, diffèrent de ceux mis en place pour limiter les arrivées de migrants. Tel celui passé entre l’Italie de Giorgia Meloni et l’Albanie qui se concrétise cette semaine pour des migrants secourus en Méditerranée. Pas comparable non plus au « programme » élaboré en 2022 par le Royaume-Uni de Boris Johnson avec le Rwanda, moyennant 290 millions de livres et se soldant par un échec.

Connaisseur de longue date du sujet migratoire, Bruno Retailleau utilise souvent l’expression « trous dans la raquette ». Il en a identifié plusieurs, compte tenu des nouveaux flux : l’Asie centrale, le Proche-Orient et l’Afrique du Nord. C’est dans ces zones où transitent de nombreux migrants avant d’arriver en Europe que la France a, selon lui, une carte à jouer.

Le cas des Afghans permet de comprendre le mécanisme envisagé. Aujourd’hui, la France n’organise pas de retour forcé d’un Afghan dans son pays. D’abord pour une raison pratique, les lignes aériennes desservant l’Afghanistan sont placées sur la liste noire de l’UE, mais aussi parce que Paris n’a pas de relations avec le régime des talibans. Pour autant, un préfet peut juger prioritaire d’éloigner du territoire un clandestin afghan, a fortiori si son profil est « évocateur de troubles à l’ordre public » pour reprendre les termes administratifs. Idem avec un Russe indésirable mais non expulsable vers Moscou, les frontières étant fermées depuis la guerre avec l’Ukraine. Avec un Ethiopien qu’Addis-Abeba refusera mais que l’Egypte est susceptible d’accueillir. Ou encore avec un Syrien, islamiste radicalisé, dont la France veut se débarrasser mais qu’elle ne peut expédier séance tenante à Damas.

Environ 140 000 décisions de retour sont prononcées par an en France et concernent principalement des ressortissants du Maghreb, d’Afrique (Côte d’Ivoire, Sénégal, Guinée, etc.), d’Afghanistan, de Syrie. Avec un faible taux d’exécution, on le sait. Quand la réadmission dans le pays d’origine ne fonctionne pas, le renvoi dans un pays tiers est, aux yeux de Bruno Retailleau, une solution à explorer.

C’est la discrétion qui a généralement entouré ce type de négociations

Bien entendu, le sujet dépasse la seule question migratoire. S’y mêlent des enjeux diplomatiques et sécuritaires. C’est d’ailleurs la discrétion qui a généralement entouré ce type de négociations, la France ayant déjà conclu une trentaine de ces accords bilatéraux depuis une vingtaine d’années. Sans tambour ni trompette avec, par exemple, l’Equateur, le Benin ou Macau. Le plus souvent en Amérique centrale, en Asie du Sud-Est ou dans les Balkans. Des zones moins sensibles sur un plan géopolitique que l’Asie centrale ou le Proche-Orient aujourd’hui.

Coopération. La question des contreparties pour le pays scellant un accord avec la France vient vite à l’esprit. Officiellement, elles ne sont pas d’ordre financier. « Nous n’avons aucun crédit dédié dans nos lignes budgétaires », déclare-t-on au ministère de l’Intérieur. Les motivations peuvent être diplomatiques, commerciales, de coopération (par exemple, pour que Paris forme des forces de sécurité), relatives à la main-d’œuvre (obtenir des visas de travail pour ses ressortissants) ou – le cas est souvent évoqué – liées aux échanges dans la lutte contre le terrorisme. « Rien ne sert de trop en dire », avait l’habitude de glisser Gérald Darmanin, dont les équipes avaient déjà engagé des pourparlers, préoccupées notamment par la situation critique à Mayotte avec des arrivées massives de migrants en provenance de l’Afrique des Grands lacs et de la Corne de l’Afrique.

Ce qu’il advient de l’étranger ainsi éloigné n’est ensuite, en théorie, pas du ressort de la France. Seule condition prévue par la Convention européenne des droits de l’homme : nul ne peut risquer ni la torture ni des peines ou traitements inhumains ou dégradants. On peut anticiper que le respect des droits fondamentaux sera au cœur du contentieux quand un migrant sera renvoyé en Irak ou au Kazakhstan. Ce sont en priorité des profils dangereux, des étrangers lourdement condamnés qui seront ciblés, insiste-t-on place Beauvau. Pas de projection en revanche sur le nombre de personnes concernées. « Sans doute pas des volumes considérables mais, sur le plan symbolique, c’est important », juge Patrick Stefanini.

Les résultats concrets d’une telle politique risquent-ils de se faire attendre ? Le ministre tête d’affiche du gouvernement Barnier veut surtout montrer qu’il ne se met aucune barrière pour protéger les frontières.