Stephen Smith, ancien journaliste et professeur à l’université de Duke. © Université de Duke. Université de Duke

Immigration

Ce spécialiste des études africaines, auteur de "La Ruée vers l’Europe", revient sur les causes, les effets et les réponses possibles au phénomène migratoire.

L'Express - 4 octobre 2023 - Par Alix L'Hospital et Laetitia Strauch-Bonart

Chaque année, des dizaines de milliers de personnes, essentiellement de jeunes hommes, quittent les côtes nord-africaines pour tenter de rejoindre l’Europe. Une réalité tangible mais qui ne se rappelle à nous que via d’épisodiques images médiatiques, comme récemment encore à Lampedusa. L’effet de cette immigration sur nos sociétés, qu’on y voie un risque ou une opportunité, est notable. Démographie, économie, sociologie, mode de vie, toutes les sphères de la vie en commun se trouvent concernées au premier chef par un phénomène aux facteurs complexes, économiques et politiques. Paradoxe, alors que les acteurs et commentateurs politiques devraient porter sur lui un regard froid, c’est sans doute le sujet contemporain traité de la façon la plus approximative et la plus hérissée d’affects. C’est regrettable, car pour espérer y répondre sérieusement, il faut d’abord en connaître les ressorts.

C’est la tâche que s’est fixée l’Américain Stephen Smith, qui enseigne les études africaines à Duke depuis 2007. Dans le très remarqué La Ruée vers l’Europe (Grasset, 2018), cet ancien responsable du service Afrique à Libération puis directeur adjoint de la rubrique Affaires étrangères au Monde alertait sur l’ampleur de la migration, en plein essor, depuis une Afrique débordante de jeunesse vers une Europe à l’orée de sa vieillesse. Pour L’Express, il revient sur les causes, les effets et les réponses possibles à un phénomène qui s’avère assurément l’un des plus grands défis du XXIe siècle.

L’Express : Qui sont les migrants qui arrivent en Europe ?

Stephen Smith : On persiste à vouloir distinguer réfugiés politiques et migrants économiques, mais ces catégories se confondent la plupart du temps dans les projets de vie des étrangers qui débarquent sur les côtes européennes. Ils n’ont en commun que le fait de migrer, c’est-à-dire un mode de vie par définition transitoire. Mais disons qu’ils sont des "chasseurs de meilleures chances de vie" et ajoutons tout de suite qu’on s’imagine aisément qu’à leur place, on tenterait aussi sa chance, pour soi-même et pour sa famille. Les migrants quittent leur pays pour deux raisons paradoxales qui se conjuguent dans des proportions variables : parce que leur pays va mal — dramatiquement mal ou, si l’on peut dire, normalement mal — et parce qu’eux-mêmes s’en sortent financièrement mieux que d’autres sur place et qu’ils ont donc les moyens de leur ambition de faire "quelque chose" de leur vie, de ne pas la subir mais de la mener.

Une grande partie des migrants viennent actuellement de pays comme l’Egypte, la Tunisie, la Côte d’Ivoire ou le Sénégal, des pays où l’on peut survivre, et même mieux, sans avoir besoin de fuir. Les hommes sont largement surreprésentés et il y a parmi les migrants de plus en plus de mineurs non accompagnés, qui bénéficient en Europe de la protection légale de l’enfance. On peut s’indigner que des mineurs soient ainsi envoyés en têtes de pont d’un futur regroupement familial mais, vu d’en face, qui veut la fin veut les moyens.

Du point de vue européen, l’urgence consisterait à redéfinir, pour le sanctuariser, le statut des demandeurs d’asile — ceux qu’on a le devoir de sauver parce que leur vie est en péril. Tout autre étranger devrait être admis, ou pas, selon la volonté de la communauté d’accueil dont les élus ont adopté une politique migratoire, qui peut évidemment changer en fonction des circonstances.

Les images d’une Europe en apparence débordée par l’immigration font le tour du monde. L’est-elle réellement ?

C’est une question compliquée, pas seulement parce qu’elle se pose différemment en Hongrie ou en France, et même à Quiberon, en Bretagne, ou dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Si vous voyez le migrant en homo economicus qu’on peut aussi facilement faire venir travailler en Europe qu’on exporte des capitaux européens pour produire moins cher ailleurs dans le monde, le seul horizon — alors infini — de l’immigration devient les emplois sur ou sous-qualifiés à pourvoir, les fameux "métiers en tension". En revanche, si vous pensez qu’il faut beaucoup d’efforts, de part et d’autre, pour qu’un étranger devienne un concitoyen, que ce travail d’intégration doit s’étendre à la deuxième génération pour que celle-ci ne se vive pas en "diaspora" acrimonieuse, et si vous n’êtes pas sûrs de vouloir laisser vos jeunes enfants ou vieux parents à des personnes mal payées et, inévitablement, sans repères dans votre pays, le point d’équilibre ne va pas être le même.

Dans tous les cas, l’équilibre est difficile à trouver car les changements démographiques sont tectoniques, très lents mais massifs, d’abord à peine perceptibles puis subits. Par exemple, qui parmi les jeunes Français pourrait s’imaginer une France avec quelque 23 000 immigrés subsahariens ? Or c’était le cas au début des années 1960, au moment des indépendances africaines. Il y avait alors, au total, quelque 3 millions d’immigrés en France. Aujourd’hui, si l’on compte non seulement la première mais aussi la deuxième génération, ils sont près de 15 millions, dont environ 2 millions d’origine subsaharienne. En soixante-dix ans, une vie d’homme, le pays a profondément changé tout en restant, tel le bateau de Thésée perpétuellement en réfection, toujours la France. Est-elle à l’aise avec l’immigration qu’elle a connue depuis 1960 ? Cela dépend de beaucoup de choses, dont la croissance économique à partager. Mais, à l’arrivée, si l’envie d’être ensemble l’emporte sur les ressentiments, oui ; dans le cas contraire, non.

“Pour des personnes dont la vie n’est faite que de privations et d’incertitudes, l’Europe est un phare dans la nuit”

Pourquoi assiste-t-on à une lente augmentation des flux migratoires vers l’Europe depuis des décennies ?

L’Europe, une guirlande de pays accrochée à l’immense continent asiatique, est le royaume de la sécurité sociale dans le monde — moins de dix pour cent de la population mondiale y bénéficient de la moitié des sommes consacrées sur cette planète à, entre autres, l’éducation et la santé publique. Pour des personnes dont la vie n’est faite que de privations et d’incertitudes, pour des raisons structurelles ou à cause de circonstances exceptionnelles, l’Europe est un phare dans la nuit. Or, sa voisine au sud, l’Afrique, a vu sa population croître depuis un siècle avec une fulgurance sans précédent, d’environ 150 millions d’habitants en 1930 à 1,4 milliard aujourd’hui. Selon la prévision de l’ONU, il y aura 2,5 milliards d’Africains en 2050, dans une génération. Actuellement, 7 sur 10 Africains qui quittent leur pays de naissance pour aller vivre dans un autre pays migrent à l’intérieur de l’Afrique. Seulement trois d’entre eux traversent une mer pour vivre ailleurs dans le monde — cette proportion va augmenter à mesure que la population elle-même augmentera dans les proportions que je viens d’indiquer.

Pour le moment, la moitié des migrants sortant de l’Afrique vient en Europe, le continent le plus proche où sont déjà installées beaucoup de personnes d’origine africaine qui peuvent faciliter l’accueil aux nouveaux venus. Il s’y ajoute que l’Europe a colonisé l’Afrique et "partagé" — un euphémisme — ses langues et cultures. Mais ce tropisme postcolonial s’amenuise. La chance de pouvoir bien gagner sa vie, scolariser ses enfants et se faire soigner sans se ruiner l’emporte de plus en plus dans le choix des migrants, quitte à devoir apprendre une nouvelle langue. Et outre cette pression migratoire pour ainsi dire programmée, des catastrophes naturelles ou politiques provoquent des afflux plus ponctuels, chaque fois que le déplacement forcé de populations déborde des zones de désastre, de conflit ou de crise. Ainsi, sur "la route des Balkans", ce sont surtout des Afghans et des Syriens qui arrivent.

Dans La Ruée vers l’Europe, vous expliquez que les politiques censées aider les plus démunis à mieux vivre et leur permettre de rester dans leur pays augmentent la pression migratoire. Pourquoi ?

Ne migre pas qui veut. Sinon, l’Afrique des années 1990, quand une trentaine de ses pays étaient dévastés par des guerres civiles et le continent était plus pauvre qu’aujourd’hui, aurait massivement migré. Pour pouvoir se mettre en route pour l’Europe, il faut un pactole qui — en fonction du point de départ sur le continent — se situe actuellement entre 3 000 et 4 500 euros, soit le double ou même le triple du revenu annuel par tête dans nombre de pays africains. C’est comme si vous deviez mettre de côté entre 80 000 et 120 000 euros avant de pouvoir quitter la France pour vivre en Amérique ou en Asie. Bref, ce n’est pas à la portée de tout le monde, même si des familles se cotisent souvent pour que l’un d’eux puisse partir, à l’instar des argonautes de la mythologie grecque, à la recherche de la toison d’or.

“Ce ne sont pas 'les pauvres parmi les pauvres' qui migrent mais les rescapés de la pauvreté absolue”

Schématiquement, trois conditions se conjuguent quand des gens émigrent d’un pays en grand nombre : la population est très jeune, soit d’un âge médian de moins de 26 ans (celui de l’Afrique subsaharienne est de 19 ans, celui de l’Afrique du Nord de 25 ans, par rapport à 44 ans dans l’UE) ; les habitants sont pauvres et cette pauvreté est d’autant plus difficile à supporter qu’il y a des terres de prospérité atteignables si — et c’est là la troisième condition — l’on en a les moyens, ce qui dans un pays pauvre est seulement le cas de la classe moyenne émergente — les riches, comme partout, voyagent davantage qu’ils ne migrent.

En somme, contrairement à bien des idées reçues, ce ne sont pas "les pauvres parmi les pauvres" qui migrent mais les rescapés de la pauvreté absolue. Or si l’aide au développement tient ses promesses, elle augmentera le nombre de ces mieux lotis, et partant le nombre de candidats à la migration. C’est seulement quand les niveaux de vie dans le pays de départ et le pays de destination se sont suffisamment rapprochés que les candidats au départ préfèrent rester chez eux plutôt que de vivre parmi des inconnus pour une plus-value matérielle qui aura diminué.

La "ruée vers l’Europe" est annoncée depuis un certain temps. Pourquoi, alors, l’Europe donne-t-elle l’impression d’être prise au dépourvu ?

Pour la même raison pour laquelle on ne répond pas mieux à la destruction écologique de la planète, également annoncée et même chroniquée au jour le jour. On blâme souvent les gouvernants et leur "vision de court terme", rarement au-delà de la prochaine échéance électorale. Ce n’est pas faux, il suffit de voir la perte de statut du commissariat général au Plan. Les effets de loupe des médias en direct, en continu et férus d’"alertes" — l’Ocean Viking, Lampedusa… — n’aident pas non plus, la "big picture" étant facilement éclipsée. Mais la gouvernance sans gouvernail me semble la chose la mieux partagée dans nos démocraties. Nous, citoyens, ne tenons pas non plus un cap, en tout cas pas le même. C’est comme si nous cherchions tous un prétexte pour pouvoir dire qu’on ne sait plus où donner de la tête, constamment débordés mais, finalement, assez contents de notre irresponsabilité.

L’Union européenne doit-elle s’allier avec des Etats du Maghreb pour mieux faire face au phénomène migratoire ?

Sûrement pas, si c’est pour faire ce que l’UE tente de faire actuellement, à savoir bloquer les migrants subsahariens dans une Afrique du Nord perçue comme une zone de transit — à tort, puisqu’une partie des migrants s’y installe pour de bon — dont les Etats reçoivent des fonds de Bruxelles pour servir de garde-frontières sur l’autre rive de la Méditerranée, à l’abri des regards. Cette politique-là, sans scrupule, est non seulement vouée à l’échec mais voue aussi à l’échec l’Afrique du Nord, qui ne résistera pas à un stress test migratoire appelé à aller crescendo.

En revanche, oui, il faut s’allier à toute l’Afrique, dont l’Afrique du Nord, pour d’abord mieux comprendre, puis cogérer les migrations. Le Maghreb est une vieille terre d’exil : alors qu’il compte 95 millions d’habitants, 6,3 millions de ses ressortissants vivent à l’extérieur de ses frontières, dont 90 % en Europe, où ils font parfois l’objet de rejet. Ce n’est pas pour autant qu’à son tour, le Maghreb serait une bonne terre d’accueil pour les migrants venant du sud. Selon une récente enquête d’Arab Barometer, il y a de la "discrimination anti-Noirs" — du racisme — partout et, dans un rapport publié en juillet 2020, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) constate qu’"aucun de ces pays ne dispose de politiques visant la pleine inclusion des immigrants". Par exemple, pour l’acquisition de la nationalité en Afrique du Nord, seul le droit du sang s’applique, sans égard pour le droit du sol et, donc, le lieu de naissance des immigrés de la deuxième génération.

Seul le Maroc, où les résidents étrangers peuvent d’ailleurs voter aux élections locales, cherche à intégrer dans une vision d’ensemble ses relations avec l’Europe et la profondeur stratégique qu’est pour lui le Sahel. L’Algérie gère l’immigration clandestine en Etat policier, à coups d’expulsions. La Tunisie, longtemps facile d’accès et généreuse dans le partage de sa sécurité sociale, vient de connaître des exactions xénophobes alors qu’il s’y trouve, proportionnellement à sa population, six fois moins d’immigrés subsahariens qu’en France. En Libye, où des migrants risquent séquestration, torture et extorsion de fonds, il y a trois fois plus de ressortissants subsahariens qu’en France — au prorata de la population et pour autant qu’on puisse se fier aux chiffres dans ce pays éclaté en fiefs rivaux.

Tout cela pour dire qu’entre toutes les parties concernées — l’Europe, l’Afrique du Nord et les pays subsahariens — des politiques de bon voisinage seraient les bienvenues. Leur devise ad minima pourrait être : "Ni nuire, ni fraterniser, mais s’accommoder."

La droite, en France et ailleurs, souhaite maîtriser l’immigration via l’échelon national. Est-ce un bon niveau d’intervention ?

Oui, parce que c’est l’échelon sur lequel s’exerce le mieux le contrôle démocratique par l’opinion publique et, en dernière instance, la sanction des électeurs. Mais ce n’est pas le seul échelon puisque la France a adhéré à des conventions internationales et délégué une partie de sa souveraineté aux instances communautaires européennes. Or on ne peut pas vouloir, à la fois, circuler librement dans une Europe sans frontières intérieures et contrôler sans partage ses frontières nationales extérieures ; pas plus qu’on ne peut adhérer à un instrument légal sur le statut des demandeurs d’asile, puis décréter un jour unilatéralement qu’on ne veut plus examiner leurs dossiers pour pouvoir les refouler sur-le-champ.

Les procédures sont des garde-fous contre l’arbitraire, et il faut aussi les suivre même quand on veut se défaire d’engagements pris. Cela dit, cette obligation ne doit pas servir de prétexte à la démission politique, sous peine de nourrir frustrations et colère. Qu’il y ait eu une crise migratoire comme en 2015, vécue dans le désarroi, et que l’UE soit toujours en train de négocier un Pacte asile et migration — neuf ans plus tard — est une preuve d’impéritie. Si les enjeux migratoires sont aussi importants que la guerre ou la paix, on se demande comment l’Otan peut fonctionner à la règle de l’unanimité alors que l’UE rompt déjà ses rangs en quête d’une "majorité qualifiée" pour policer ses frontières. Décider qui fait partie de la cité, n’est-ce pas la base de toute communauté politique ?

Quand La Ruée vers l’Europe a été publié, en 2018, vous avez été accusé d’alimenter la "lepénisation des esprits". Cet amalgame entre la description de la réalité d’un phénomène et le jugement à son endroit n’est-il pas l’un des facteurs qui empêchent de réfléchir à une réponse commune raisonnable ?

Il y a deux épouvantails qui tirent le débat sur l’immigration à hue et à dia. D’un côté, la "lepénisation des esprits" invoque, sur le mode viral, la contamination de la masse — le mauvais peuple — par le fascisme et l’antisémitisme dans les années 1930. Vouloir moins d’immigration, ce serait haïr l’Autre, surtout quand il a une autre couleur de peau. D’un autre côté, le "grand remplacement" dénonce une élite hors sol — cynique et si cosmopolite qu’elle rappelle, justement, des stéréotypes antisémites — qui trahirait le bon peuple bien de chez nous en faisant venir des étrangers pour faire tourner l’économie, profitable aux seuls "richards". Vouloir plus d’immigration, ou simplement comprendre les raisons qui font venir des immigrés, ce serait donc mépriser le compatriote au point de vouloir le remplacer, qui plus est par un métèque.

A cette polarisation s’ajoute l’affectivité narcissique qui caractérise désormais le débat public quel qu’en soit le sujet. A la place d’arguments qu’on peut réviser à la faveur d’autres points de vue, des identités non négociables se confrontent. Au choix : être "sympa" avec les migrants parce qu’on a du cœur et qu’on est prêt à partager ses privilèges, ou être "réaliste" parce qu’on a assez de bon sens pour faire ce qu’il faut pour sauver "la sécu", sinon la civilisation occidentale. Je crois, au contraire, qu’on peut avoir et du cœur et de l’esprit, se mettre à la place de l’Autre tout en sachant où l’on habite.