Le secrétaire américain au Trésor Scott Bessent et la vice-première ministre ukrainienne Ioulia Svyrydenko à une cérémonie de signature d’un accord sur les minéraux, à Washington. HANDOUT / AFP

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L’accord négocié entre les États-Unis et l’Ukraine devraient donner aux entreprises américaines un net avantage sur le marché des concessions minières, alors que ces ressources sont essentielles pour la transition bas carbone, au cœur de la compétition mondiale, rappelle Emmanuel Hache*.

Le Figaro - 2 mai 2025 - Par Elisabeth Pierson

LE FIGARO. - Que sait-on de l’accord conclu entre les États-Unis et l’Ukraine ce jeudi ? Que vous inspire-t-il ?

EMMANUEL HACHE. - Il faut regarder cet accord à l’aune de celui que l’on nous a présenté il y a quelques semaines. Le premier accord donnait l’impression que Washington utilisait l’Ukraine comme terre de sacrifice pour rembourser l’aide américaine. Celui-ci est beaucoup plus équilibré, à plusieurs niveaux. D’abord sur la propriété des ressources. L’Ukraine va conserver les propriétés de son sous-sol, les infrastructures, et le fruit de tous les projets miniers déjà engagés. Autrement dit, tout ce qu’elle produit déjà actuellement en pétrole, gaz, titane, reste à elle. Cela lève une partie des incertitudes par rapport à ce qui avait été envisagé au départ.

Ensuite, une structure d’investissement bilatérale va être créée. Il n’y aura pas de vassalisation dans la structure du fonds d’investissement comme c’était le risque, mais un partenariat à parts égales, 50/50. Enfin, cet accord est plus large que les métaux, il envisage un partenariat économique de long terme avec un plan de reconstruction de l’Ukraine. Du point de vue ukrainien, on peut vraiment considérer cet accord gagnant-gagnant.

Le point manquant est celui de la sécurité, mais ne soyons pas naïfs. Si l’administration Trump veut que des entreprises américaines aillent investir le sous-sol ukrainien, cela nécessite un cadre sécuritaire beaucoup plus fort qu’actuellement. On n’investit pas en temps de guerre. J’ai l’impression que dans l’esprit des Américains, cet aspect est en quelque sorte tacite.

L’Ukraine conserve donc «l’entière propriété et le contrôle de ces ressources» a assuré sa ministre de l’Économie, et «l’État ukrainien détermine(ra) où et quoi extraire» . Concrètement, comment cela va-t-il s’articuler ?

En effet, Kiev aura son mot à dire sur toutes les velléités des entreprises américaines d’investir dans telle ou telle région. Mais nous n’avons pas tous les détails de l’accord. Seulement une transcription de la ministre ukrainienne. Tel ou tel point peut faire l’objet de pression. Il y a par exemple une ambiguïté à lever : les entreprises américaines devraient, au vu de cet accord, avoir un avantage pour se placer sur les appels d’offres en Ukraine qui iraient à l’encontre des processus traditionnels de mise sur le marché des concessions minières. Cela entre en contradiction avec les règes de l’Union européenne, avec laquelle Kiev a déjà un accord-cadre sur les matières premières, signé en 2021. Sur le moyen terme, cela peut être ennuyeux pour l’Ukraine. Si elle veut un jour entrer dans l’UE, cela peut poser problème.

On sait qu’on trouve dans le sous-sol ukrainien du graphite, utilisé pour les batteries, du titane - pour l’industrie militaire - du zirconium, des terres rares et du lithium. Il s’agirait potentiellement des principales réserves de lithium d’Europe

Emmanuel Hache

Quels minerais seraient concernés par cet accord? 

L’Ukraine regorge d’environ 5% des ressources mondiales de métaux. L’accord inclut aussi du pétrole et du gaz - ce qui est une nouveauté. On sait qu’on trouve dans le sous-sol ukrainien du graphite, utilisé pour les batteries, du titane - pour l’industrie militaire - du zirconium, des terres rares et du lithium. Il s’agirait potentiellement des principales réserves de lithium d’Europe. Il faut rester au conditionnel, car l’état des lieux date. La dernière évaluation des réserves ukrainiennes remonte à plus de 30 ans, à l’époque où elle faisait partie de l’URSS. On n’a aucune certitude sur la concentration des minerais, qui est un point important. Dans un gisement, si la part de minerais dans la roche est élevée, on dit qu’il va être économiquement productible (il permettra de rentabiliser l’investissement). On parle beaucoup de terres rares en Ukraine, mais on ne sait pas précisément dans quelle mesure elles sont productibles économiquement et à quels coûts.

Pourquoi l’Union européenne n’a-t-elle pas négocié un tel accord avec l’Ukraine ?

Qu’avait-elle à offrir à l’Ukraine ? Des garanties de défense ? Elle en était incapable. Des garanties financières ? Pour l’instant, les 27 sont plutôt dans une logique de contrôle des budgets. Et l’adhésion éventuelle à l’UE est un processus très long, qui annonce des blocages de certains États membres. Non, le seul acteur capable de proposer ce type de deal était Washington.

En février, le ministre des Armées français Sébastien Lecornu a pourtant affirmé la France, elle aussi, était en pourparlers pour accéder à ces précieuses ressources, notamment sur les «besoins» de l’industrie de défense française.

Cela n’empêche pas des discussions bilatérales. Mais on peut s’interroger : l’accord américain exclut-il ce type de coopération avec la France ou l’UE ? Je ne le pense pas. Étant donné que l’Ukraine aura la main sur ses ressources, logiquement, cela devrait laisser une porte ouverte à d’autres entreprises. Mais malgré tout, une entreprise française pourra-t-elle se placer aussi sur les marchés ukrainiens, et dans quelles conditions ? On n’en sait rien.

Sur un tout autre terrain, les États-Unis sont très actifs dans les discussions de paix entre la RDC et le Rwanda, pour favoriser leur accès aux minerais stratégiques de la région des Grands lacs...

Les États-Unis sont en effet très actifs en Afrique, presque avec 20 ans de retard sur la Chine. Ils profitent du fait que l’Europe et la France soient en perte d’influence, et usent de tous les accords possibles pour entrer sur les marchés des minerais africains. Cela les met en confrontation avec la Chine mais également avec les pays du Golfe. Les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite en tête, dans une moindre mesure le Qatar, investissent massivement dans les mines africaines pour se diversifier. L’Arabie saoudite a notamment développé le concept de «super-région» qui géographiquement, se situe entre l’Afrique et les marchés porteurs de l’Asie et veut devenir un hub commercial, logistique et financier pour les problématiques minières. Aujourd’hui, les Émirats arabes unis sont le premier investisseur de transition énergétique en Afrique. Riyad, pour sa part, a créé le Future Minerals Forum en 2022, et développé tout un narratif qui ressemble étrangement à celui des routes de la soie chinois. Ils ont en plus l’atout du non-alignement qui plaît aujourd’hui aux gouvernements africains.

La Chine, en Afrique, est arrivée avec des deals multifacettes, portant aussi sur des infrastructures, des prêts, des accords économiques : je vous construis des infrastructures, vous me remboursez en minerais. Tout cela dans un manque de transparence sur les taux, les quantités, qui aurait sans doute dû alerter les pays africains. Certains en reviennent, comme la République démocratique du Congo qui a annoncé il y a quelques semaines l’interdiction de quatre mois sur les exportations de cette matière première et envisage des quotas à l’export. La RDC exporte 76% du cobalt mondial, mais en raffine seulement 3%. La Russie, elle, est sur le coup d’un point de vue sécuritaire, mais elle a déjà du mal à trouver des financements pour son propre secteur minier.

La géopolitique tendrait donc à se concentrer autour de la problématique des minerais ?

De toute évidence, l’enjeu minier est la grande compétition du XXIe siècle. On réalise enfin - et j’alerte là-dessus depuis bientôt 10 ans - que la question minière est au centre de tous les intérêts vitaux des États-Unis, de la Chine, de l’Europe et du Japon. On pourrait ajouter aussi le Royaume-Uni. Car la transition bas carbone est un initiateur de compétition et ces ressources sont indispensables au développement des technologies vertes. Or, l’horizon s’annonce dispersé en termes de producteurs. Le cuivre a une dizaine de gros producteurs; pour le cobalt, la RDC représente 76% de la production; le lithium se trouve pour 75% en Australie, au Chili et en Chine. Des marchés se forment en conséquence.

Il n’y a pas que la production. De l’extraction au raffinage et à la production de produits finis et semi-finis (véhicules électriques), toute la chaîne est stratégique. La Chine est un acteur fondamental de l’étape de la transformation. Elle raffine 70% de tous les matériaux nécessaires aux batteries, par exemple. Si vous montez d’un cran sur la chaîne des valeurs, la Chine produit entre 80 et 85% des panneaux solaires utilisés dans le monde, 65% des éoliennes et 52% des batteries mondiales de véhicules électriques. Et si vous montez encore d’un cran, la Chine représente environ 60% des ventes mondiales de véhicules électriques, surpassant largement l’Europe (25%) et les États-Unis (10%). S’il veut augmenter le coût de la production bas carbone, Pékin a tous les outils pour le faire et notamment celui de la restriction des exportations de matériaux critiques - c’est d’ailleurs ainsi qu’ils ont répondu à l’augmentation des droits de douane américains. Dans ce contexte, l’UE paie aujourd’hui le prix de sa désindustrialisation massive des années 1970, où l’on a cru que l’on pourrait se passer de la matière.

*Emmanuel Hache est adjoint scientifique à IFP Énergies nouvelles et directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste des métaux dans la transition énergétique.