Portrait of Elie Barnavi 28/09/2021 • JEAN-FRANCOIS PAGA/OPALE.PHOTO

Géopolitique

Ancien ambassadeur d’Israël en France, Elie Barnavi estime que l’offensive lancée par Netanyahou était inévitable, dès lors que le régime des mollahs avançait très vite vers la fabrication de missiles nucléaires. Mais elle laisse entière la question de Gaza et de la Cisjordanie.

Le Journal.info - 18 juin 2025 - Par Pierre Benoit

Quels sont les buts de guerre de Netanyahou ?

Le but de guerre affiché, c’est d’éliminer, ou au moins de retarder, le programme nucléaire iranien. L’idée est que les Iraniens sont à la veille d’enrichir assez d’uranium pour pouvoir fabriquer une ou plusieurs bombes atomiques. Pour couper court à cette menace, Netanyahou a décidé que la meilleure méthode était la frappe aérienne. Il est obsédé par la question iranienne. A tel point qu’on a du mal à démêler ce qui tient chez lui de la posture idéologique ou de l’angoisse réelle. Il en a fait l’obsession majeure de son mandat.
Longtemps, il a essayé de porter un coup au programme iranien. Il en a été empêché par ses généraux et le chef du Mossad de l’époque. Avec Trump au pouvoir, il saisit sa chance. Ce qui est sûr, c’est que les négociations avec l’Iran ne menaient à rien. Donc il a décidé de frapper un grand coup et, comme toujours avec Netanyahou, on a du mal à savoir ce qui relève de considérations purement stratégiques ou de considérations de politique intérieure. On en est là. Pour l’instant, cette affaire est bien enclenchée. C’est un succès militaire certain, au-delà même de ce qu’espéraient les généraux…

Pour autant, les sites nucléaires n’ont pas tous été touchés, certains sont enterrés …

R : Une opération de ce genre, aussi réussie soit-elle, a ses limites. Si Netanyahou l’avait fait il y a une dizaine d’année, il aurait pu obtenir des résultats plus probants. C’est vrai que certaines installations, notamment celle de Fordo, sont enfouies profondément en terre, à quelque 800 mètres de profondeur. Seuls les Américains disposent des bombes nécessaires et ils ont toujours refusé de les fournir à Israël. Sans eux, ces installations sont hors d’atteinte. En revanche, l’usine de Natanz a été très endommagée et l’installation d’Ispahan aussi. Bref, il est certain que les coups que nous avons portés jusque-là aux installations nucléaires iraniennes sont très durs et vont avoir des effets, sans qu’on puisse encore les évaluer précisément.

Depuis vendredi on a aussi vu de hauts responsables militaires du régime frappé par des tirs…

Effectivement, Israël a décapité la hiérarchie militaire iranienne aussi bien dans l’armée que parmi les « gardiens de la révolution ». Un certain nombre de savants spécialisés dans le nucléaire ont aussi été éliminés. On nous dit que cela n’a pas grande importance et que le savoir nucléaire des Iraniens demeure. Mais ce n’est pas si simple. Lorsque l’appareil militaire et scientifique est décapité, il faut du temps pour le reconstituer. Le savoir accumulé est toujours là, certes, mais les coups portés ont été sévères.
Je vois se profiler un autre but de guerre. Netanyahou y a fait allusion également, c’est l’effondrement du régime des Ayatollah. Ce n’est pas impossible. On a des informations selon lesquelles des conseillers de Khamenei et d’autres dirigeants cherchent des moyens de fuir vers la Russie. Il n’est pas impossible que l’on assiste à l’effondrement du régime iranien. C’est un régime que ne tient que par la terreur.

D’où l’appel au soulèvement lancé par Netanyahou en direction des Iraniens ?

Cela ne m’a pas choqué. Mais une des raisons pour lesquelles j’étais opposé à une opération militaire, c’est le risque de voir se resserrer le peuple iranien autour d’un régime profondément impopulaire. Quand votre pays est bombardé, même si vous détestez les dirigeants, vous vous ralliez autour du drapeau, c’est un réflexe nationaliste… Tout dépendra du nombre de victimes civiles et de la dynamique interne de société iranienne.

Cette réaction nationaliste est-elle forte ?

Franchement, je n’en sais rien. Le nucléaire civil fait partie de la souveraineté et la population y est attachée. La bombe, c’est autre chose. Les Iraniens soutiennent-ils l’option nucléaire militaire ? J’en suis moins sûr. Ce qui est sûr, c’est que le régime est haï par la population.

Du côté de l’opinion israélienne cette fois, la crainte de la menace nucléaire iranienne fait l’unanimité…

Absolument, Netanyahou joue sur du velours, les Israéliens appuient les frappes. Mais là encore, il faut juger l’opération sur la durée : toutes les guerres d’Israël ont démarré dans l’euphorie mais la plupart se sont terminées sur un bilan mitigé. Il ne faut pas croire que les Iraniens vont mettre les pouces en disant « ok, on arrête tout ». Ce n’est pas comme cela que les choses se passent. Mais s’ils sont amenés à de sérieuses concessions, qui débouchent sur une négociation avec les Américains, et surtout s’il n’y a pas trop de victimes civiles, alors oui, cette opération peut aboutir à un succès.
Mais Israël peut aussi faire de gros dégâts sans déboucher sur les résultats escomptés. Encore une fois, nous ne connaissons pas encore les effets réels des frappes sur le programme nucléaire iranien. Nous en sommes réduits à des conjectures. Cela peut aussi de se retourner. Souvenez-vous de la seconde guerre du Liban. On est parti la fleur au fusil avec Sharon, cela s’est terminé dans la tragédie avec Sabra et Chatila (en septembre 1982). N’oubliez pas que Netanyahou est un dirigeant impopulaire, au abois, cerné par les affaires.

Les frappes sur l’Iran détournent-elles l’attention de Gaza ?

Le bras de fer continue au sein du gouvernement entre les partis ultra-orthodoxes et les autres alliés de la coalition. Celle-ci tire à hue et à dia mais Netanyahou est un formidable manœuvrier politique et il parvient à les faire tenir ensemble. Avec ce qui se passe, plus personne ne bouge une oreille.
A Gaza, l’opération militaire continue. Gaza et la Cisjordanie ont disparu des radars. La politique humanitaire s’est effondrée, comme on pouvait s’y attendre. On a fait appel à une société humanitaire américaine appuyée par des mercenaires, mais sur le fond, rien n’a changé.

Le projet de déplacement des Palestiniens de Gaza plane toujours ?

La distinction entre Netanyahou et les extrémistes de sa coalition est complétement inopérante. Pour lui aussi, le plan consiste à concentrer plus de deux millions de palestiniens dans un coin du sud de la bande de Gaza, et à vider et détruire tout le reste, de manière à permettre la recolonisation de ce territoire et, à terme, de faciliter le départ de ces gens ou de les rapatrier vers des pays tiers. Cela n’a pas changé et si ce qu’on appelle la communauté internationale ne se dresse pas contre cela, on aura à payer un prix douloureux. Sans réaction internationale, ce plan ira à son terme, je ne vois pas ce qui pourrait l’empêcher.

Le refus des pays de la région de recevoir les Palestiniens peut contrarier le projet…

Oui, mais ils peuvent les envoyer ailleurs par charter… Je ne dis pas que cela sera une opération facile, mais il faut aussi prendre en compte le désespoir des Gazaouis. Ces gens sont au bout du rouleau. Le gouvernement compte là-dessus. Et puis il y a Trump qui se prononce contre la guerre mais ne fait rien pour l’arrêter, qui se sert d’un émissaire d’une naïveté et d’une ignorance confondante. Steve Witkoff ne sait rien, on l’envoie négocier avec les Iraniens, c’est-à-dire avec des diplomates retors, ou avec Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères, c’est-à-dire des hommes qui travaillent sur ces questions depuis des décennies, qui connaissent toutes les ficelles, tandis que sa seule expérience est celle d’un d’agent immobilier. On a affaire à une administration incompétente, irresponsable. C’est pour cela que les Européens commencent à s’organiser.

L’Europe peut faire entendre sa voix ?

Emmanuel Macron s’y emploie. Vous savez comme moi à quel point l’Europe est profondément divisée, face à ce qui se passe à Gaza. Mais la France, la Grande-Bretagne, et même l’Allemagne commencent à s’énerver. Ils veulent arrêter ce qui se passe à Gaza, mais il faut faire beaucoup plus pour y parvenir. Puis arrive l’affaire iranienne sur laquelle les Européens sont plus qu’ambigus. En fait, ils se sont rangés du côté d’Israël. Netanyahou a encore une fois réussi. Je ne dis pas qu’il a attaqué Iran uniquement pour cela, mais il a, une fois encore, réussi à se sortir d’une situation dangereuse pour lui.

L’Europe constate que l’Iran s’est lancé dans une fuite en avant. Téhéran a enfreint toutes les limitations que lui imposait l’accord dont Trump était sorti en 2018. Ces pays disent que ce que fait l’Iran en matière nucléaire est inacceptable. C’est un consensus absolu. Du coup, les Européens reconnaissent que l’opération lancée par Netanyahou n’est pas scandaleuse. Il faut rappeler les fondamentaux : les dirigeants israéliens, quels qu’ils soient, se trouvent devant un régime dont le but constant, presque unique, est la destruction d’Israël.

L’offensive sur l’Iran a provoqué le report de la conférence de l’Onu sur la Palestine… Cette conférence aura-t-elle du sens ?

Bien sûr qu’elle peut avoir du sens, à condition qu’on se donne les moyens pour qu’elle en ait. C’est-à-dire un consensus fort des principales puissances européennes pour une reconnaissance immédiate de l’état Palestinien et pour un plan concret permettant d’y aboutir, en contraignant les parties concernées à l’accepter. Sans ce plan, ce n’est pas la peine d’y aller. Si vous ne faites pas cela, vous n’avez rien fait. Vous agitez une idée qui est aussi vieille que le problème lui-même. L’idée des deux états en Palestine mandataire remonte à 1937. Paradoxalement, le massacre du 7 octobre, a remis la question palestinienne à l’ordre du jour.

Donc qu’est-ce qu’on fait ? On voit ce qui se passe en Cisjordanie où il y un projet clair d’annexion du territoire, avec des ministres qui répètent sans arrêt qu’il n’y aura jamais d’état palestinien. La colonisation et, à terme, l’annexion des territoires palestiniens, forment aujourd’hui le seul projet national israélien. Si la communauté internationale ne se met pas en travers, si elle ne dit pas « voilà ce que nous attendons et nous saurons faire en sorte de vous y obliger », l’annexion finira par advenir.
L’histoire n’est jamais irréversible. On dit : « c’est trop tard, c’est déjà le point de non-retour ». En fait ce n’est pas vrai. Mais il y a un moment ou cela le deviendra. Lorsqu’il y aura un million de colons en Cisjordanie – ils sont déjà 500.000 – et si on annexe une partie de ce territoire et qu’on vide Gaza de ses habitants, on risque effectivement d’avoir une situation irréversible. Il n’y aura plus d’espace pour créer un état palestinien. Je dis cela sans arrêt. Il faut voir où cela mène : ou bien un état palestinien aux côtés d’Israël, ou bien l’apartheid sur l’ensemble du territoire avec une guerre civile sans fin.

La société israélienne pourra-t-elle dépasser le traumatisme du 7 octobre ?

La société israélienne est confuse et traumatisée. Politiquement, elle s’est déplacée vers la droite. Cependant, j’insiste toujours sur un élément essentiel : l’état de l’opinion est beaucoup moins important que le leadership. Si vous avez un leadership déterminé qui sait ce qu’il veut, qui sait l’exposer de manière claire, pédagogique à sa population, il emportera l’adhésion. On l’a vu au moment des accords d’Oslo. On nous parle toujours de l’opinion. Mais les gens obéissent aux tendances sociales, culturelles, politiques du moment, qui sont largement créées par le gouvernement. L’opinion n’a pas d’alternative aujourd’hui parce qu’il n’y a pas une opposition qui dise ce qu’il faudrait faire. S’il y a une offre internationale forte, je ne doute pas qu’elle aura une influence déterminante sur la classe politique et partant, sur l’opinion israélienne. Si vous auscultez sans arrêt l’opinion, vous en tirez prétexte pour ne rien faire. Alors rien ne sera jamais fait.

Un sondage publié par le journal Haaretz a fait beaucoup de bruit : on découvrait qu’une écrasante majorité d’Israéliens verraient d’un œil favorable un nettoyage ethnique à Gaza.

Ce sondage est contestable. Une autre enquête a donné des chiffres très différents. Et de toutes manières, cela ne veut rien dire. Nous sommes en guerre, nous sommes dans une situation impossible. Je vous donne un exemple. Si Roosevelt avait attendu que les Américains soient favorables à l’entrée des États-Unis en guerre contre Hitler, il ne serait jamais entré en guerre. Mais une fois la guerre commencée, il y a eu une forme d’unanimité en faveur de la participation au conflit.

Pendant les discussions d’Oslo, une majorité d’Israéliens ont applaudi, ils étaient en faveur d’un état palestinien. La lecture de l’opinion publique à travers des sondages, à un moment donné, ne veut rien dire. Cela vous donne la température du moment. Mais cela ne veut pas dire que la politique a perdu ses droits, qu’il faut accepter cela comme une donnée de nature. Bien sûr, c’est difficile, mais c’est là justement que peut intervenir un leader.

Netanyahou sait jouer de cela, c’est un manipulateur, il gouverne par la peur. Trump aussi est un démagogue accompli. Pourtant, rien ne se passe comme prévu parce que la réalité est coriace. Entre la mer et le Jourdain, il y a 7 millions d’Israéliens et 7 millions de Palestiniens. Ces deux peuples sont là pour durer et aucun d’eux n’ira ailleurs. Voilà la réalité. À partir de là, comment fait-on pour qu’ils vivent côte à côte sans trop s’entretuer. Cette réalité-là, ni Netanyahou, ni Trump, ni le Hamas, ni personne, ne pourront rien y changer. C’est sur elle qu’il faut bâtir quelque chose.

Propos recueillis par Pierre Benoit