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Chronique
Les États-Unis viennent d’expliquer, crûment, aux Européens de l’Otan que c’est à eux d’assurer la sécurité de leur continent face aux Russes. En son temps, Charles de Gaulle avait compris que l’Amérique ne nous donnerait jamais d’assurances éternelles.
Le Figaro - 17 février 2025 - Par Renaud Girard
Avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, l’Amérique est en train de prendre un tournant stratégique, conceptualisé pour la première fois en 2011. À l’époque, le président Obama avait gentiment parlé de « pivot vers l’Asie ». Aujourd’hui, elle explique crûment à ses partenaires européens de l’Otan que c’est à eux d’assurer la sécurité de leur continent face aux Russes, car elle veut concentrer ses efforts sur la zone Indo-Pacifique. Pire, la Maison-Blanche a lancé une négociation avec le Kremlin sur la guerre d’Ukraine, sans y associer les capitales européennes.
C’est d’autant plus cruel pour les Européens qu’ils avaient, à la demande de Washington, consenti d’importants sacrifices pour favoriser la cause de l’Ukraine, agressée par la Russie en février 2022. Ils ont cessé d’acheter du gaz russe pour faire tourner leurs industries, et ils se sont tournés vers le gaz de schiste américain, trois fois plus cher. Ils ont financé les budgets militaire et civil de l’Ukraine à hauteur de 100 milliards d’euros. Ils ont retiré de Russie leurs grandes entreprises, qui ont dû vendre à perte la plupart de leurs actifs. À l’exception des Français, ils se sont mis à doubler leurs achats à l’industrie américaine d’armements.
Bizarrement surpris par une posture qui apparaissait clairement dans la campagne de Donald Trump, les leaders des principales puissances militaires européennes (Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Espagne, Pays-Bas, Danemark), se sont précipités à Paris, le 17 février 2025. Ils étaient accompagnés du secrétaire général de l’Otan, du président du Conseil européen et de la présidente de la Commission européenne.
Pourquoi Paris ? Pourquoi pas Bruxelles, où se trouvent les sièges de l’Union européenne et de l’Otan ? Eh bien, parce que Paris, depuis de Gaulle, est le siège d’une pensée stratégique unique en Europe : il est trop risqué de confier notre sécurité à l’Amérique, fût-elle notre amie, notre alliée ; nous devons nous-mêmes développer les moyens militaires et économiques de notre indépendance.
Changements de stratégie
Le président de Gaulle avait compris que l’Amérique ne pourrait jamais donner aux Européens des assurances éternelles et en acier. Car comme toute grande puissance, elle fait la politique de ses intérêts, ancrés dans sa géographie, son histoire, sa démographie, son économie. La démocratie américaine est évidemment sujette aux changements de stratégie, en fonction des désirs exprimés par son opinion publique.
Jeune officier, Charles de Gaulle avait vu l’Amérique s’engager, en 1917, auprès des démocraties européennes pour combattre le militarisme germanique. Il avait vu son président, Woodrow Wilson, arriver à Paris un mois après l’armistice du 11 novembre 1918, y être reçu triomphalement, et y séjourner sept mois, jusqu’en juin 1919, pour négocier le traité de paix qui devait mettre fin, une fois pour toutes, aux guerres en Europe.
Il a fallu que les Japonais l’attaquent dans le Pacifique et que Hitler lui déclare la guerre en décembre 1941
pour que l’Amérique se mette enfin à bougerWilson signa le traité de Versailles, son œuvre qui désarmait les Allemands, mais subitement tombé malade, il ne réussit pas ensuite à le faire ratifier par le Sénat. La France pouvait dire adieu aux garanties de sécurité américaines. Clemenceau les avait invoquées pour expliquer au maréchal Foch qu’il n’était pas nécessaire que les alliés aillent jusqu’à Berlin pour détruire une fois pour toutes le militarisme allemand.
La triste suite est connue : les banques américaines financèrent le réarmement allemand dans les années trente, et Washington objurgua Paris de ne pas bouger quand Hitler remilitarisa la Rhénanie en mars 1936, en violation flagrante du traité de Versailles. Lorsque les divisions nazies foncèrent vers Paris en mai 1940 et que le président Paul Reynaud appela l’Amérique au secours, elle répondit aux Français : « Débrouillez-vous ! ». Il a fallu que les Japonais l’attaquent dans le Pacifique et que Hitler lui déclare la guerre en décembre 1941 pour que l’Amérique se mette enfin à bouger. Elle finira par libérer l’Europe occidentale, financer sa reconstruction, tout en la protégeant des appétits de Staline.
Traité d’égal à égal
Ayant vécu l’humiliation de la défaite de 1940, de Gaulle s’est dit à juste titre : « Plus jamais ça ! » Après son retour au pouvoir en 1958, il développe une force de dissuasion nucléaire indépendante. En 1966, il retire la France de l’organisation militaire intégrée de l’Otan (tout en demeurant dans l’Alliance atlantique), estimant que les armées françaises ne devaient obéir qu’à des généraux français. En refusant d’être le caniche de l’Amérique, de Gaulle a réussi à se faire respecter par elle, à être traité d’égal à égal. En février 1969, la première visite à l’étranger du nouveau président américain est pour de Gaulle.
Paris, c’est aussi la capitale du pays qui osa s’opposer, en 2003, à l’absurde aventure militaire anglo-saxonne en Irak, où s’engagèrent, comme des caniches, les Polonais, les Danois, les Baltes, les Norvégiens, les Roumains, les Bulgares, les Ukrainiens, les Géorgiens, etc. Paris, c’est enfin le lieu d’invention du concept d’autonomie stratégique européenne.
L’autonomie stratégique européenne ne se construira pas du jour au lendemain.
Elle passera par une industrie de défense proprement européenne
Combien d’années le président Emmanuel Macron l’a-t-il défendue en vain auprès de ses partenaires européens, ne recevant en retour que des sourires polis ? En 2021, l’actuelle première ministre du Danemark expliquait à un conseiller de Macron que Copenhague se sentirait toujours beaucoup plus proche de Washington que de Paris…
Emmanuel Macron a eu un bon réflexe en organisant le sommet de l’Élysée du 17 février 2025. L’autonomie stratégique européenne ne se construira pas du jour au lendemain. Elle passera par une industrie de défense proprement européenne. Elle exigera un réarmement moral et sans doute le rétablissement du service militaire. Mais une chose est sûre : plus cette autonomie s’accroîtra, moins nous irons pleurnicher à Washington, plus l’Amérique nous respectera ; et meilleures seront encore nos relations avec celle qui reste, pour des raisons aussi bien culturelles qu’historiques, notre vieille alliée de cœur.
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