Tribune

Et si, en imposant des sanctions économiques à la Russie, les européens avaient inventé une arme qui revient en direction de celui qui l’a envoyé ?

Économie Matin - 16 novembre 2025 - Par Jean-Christian Kipp*

 

Cette question a fait irruption dans mon quotidien le plus banal sous la forme d’une facture annuelle de gaz qui indique 3243,43€. C’est cher. Je consulte mes facturations passées. En 2022, elles s’élevaient à 1 593,21€. Même consommation pourtant. Que s’est-il passé ? Je réalise soudain : février 2022, début de la guerre en Ukraine et embargo sur le gaz russe. Ce n’est plus ce gaz russe acheminé par le gazoduc NordStream 2 qui coule désormais dans mes canalisations, mais probablement du gaz de schiste américain, liquéfié et acheminé par méthanier. On a troqué une commodité optimisée à notre usage par quelque chose de plus cher, de plus difficile à transporter et de plus polluant sur l’ensemble de ses étapes vers le consommateur. Comme un boomerang, les sanctions économiques contre la Russie s’étaient retournées contre les européens. Leur objectif était de forcer les Russes à renoncer à la guerre en mettant à genoux leur économie mais l’effet ne fut pas suffisant pour l’arrêter ni même en changer le cours.

En revanche, elles obligèrent, sur le gaz comme sur le pétrole, les matières premières ou les céréales, à se tourner vers d’autres sources d’approvisionnement souvent plus polluantes et toujours plus chères…

Un appauvrissement pour l’Occident

L’inflation, en moyenne inférieure à 1,4% les années précédentes, a bondi en France à 5,2% en 2022, à 4,9% en 2023 pour redescendre ensuite lentement.

Premier partenaire économique de la Russie avant 2022, avec 41,9 % des importations russes et 52,9 % de ses exportations, l’Europe s’est auto-infligé, en quelques semaines, une rétrogradation à la dernière place. Elle perdait par la même occasion son troisième partenaire économique sans perspective de compensation.

Pénuries de ressources, extractions plus onéreuses, négociations en position de faiblesse de contrat alternatifs, manque à gagner à l’exportation, sans parler de certains retours en arrière comme la réouverture un peu partout en Europe des centrales à charbon, ont dessiné la trajectoire retour du boomerang. 

Ce contre-effet des sanctions était pourtant prévisible – sauf apparemment pour nos gouvernants – dans un monde globalisé, aux pôles de puissance multiples, engagés dans une concurrence acharnée contre l’Europe. Mais cette réalité ne fut pas entendue ni intégrée dans notre stratégie de défense globale contre la menace russe. Tout cela a conduit à un appauvrissement des peuples et des états européens. Rien ne pouvait sans doute faire plus plaisir à Vladimir Poutine que de voir l’arme destinée à l’affaiblir se retourner contre ses concepteurs.

Pire encore, le retour de boomerang ne s’est pas arrêté là, et concerne cette fois l’ensemble de l’Occident.

Une influence mise à mal

Plutôt que de se forcer à appliquer à son tour des sanctions, le reste du monde considéra la contrainte que s’imposait l’Occident comme une opportunité de développement inespérée pour lui.

Les BRICS, qui dépassent depuis peu la puissance économique du G7, s’empressèrent de récupérer les marchés devenus vacants. Luxe suprême, ils gagnèrent également de nouveaux membres, passant de 5 à 10 pays.

Les échanges en monnaie locale, Yuan, Rouble, Roupie se multiplièrent, accélérant d’autant la descente du dollar comme monnaie d’échange internationale. Et le système SPFS développé en Russie depuis 2014 en profita pour se substituer à SWIFT, et donna des ailes à un BRICS Bridge visant à concurrencer ce dernier au niveau international.

La peur d’être envahi a joué un rôle majeur dans l’application des sanctions par l’Europe. On ne peut pourtant pas nier l’importance des valeurs dans cette décision, en vertu du droit des peuples et de la paix. L’Occident aurait pu en tirer quelque sympathie du reste du monde. Le phénomène inverse s’est produit. Un flot de ressentiments longtemps contenu s’est soudain déversé sur nous. Affluèrent de différents coins de la planète, la litanie des griefs que l’on entend lorsqu’on voyage à travers le monde : notre culture bien réelle du « deux poids, deux mesures » (distinguant les conflits qui nous arrangent de ceux qui nous dérangent), notre égocentrisme, notre morale arrogante et supérieure, tout cela sans doute attisé par les plaies mal fermées du colonialisme. Ecoutons ce ministre des Affaires étrangères indien, Jaishankar, qui rappela quand on accusa l’Inde de ne pas s’aligner sur nos sanctions, combien cruelle fut la domination anglaise et avec quel dédain nous avions considéré les conflits intra-indiens.

Et la méfiance explosa chez nos partenaires historiques qui redoutèrent soudain se voir infliger des sanctions majeures si d’aventure leur politique ne nous convenait plus. 

Notre assistance à l’Ukraine a été l’occasion d’ouvrir grand les vannes de ce ras le bol global envers la domination historique occidentale sur le reste du monde, quand bien même serait-elle en phase de réduction. Jamais on ne nous a autant tourné le dos. Au mieux dans un souci compréhensible de rattrapage ou d’émancipation, au pire au nom de la défiance et l’esprit de revanche croissants entretenus à l’encontre de l’Occident. Quoi de plus normal finalement, on ne s’attaque au fort que lorsqu’il montre des premiers signes de faiblesse.

Quoi qu’il en soit, il serait peut-être temps de constater l’impasse dans laquelle ces mesures placent l’Europe, et de changer de cap. Ne serait-ce que pour cesser de faire plaisir à Poutine.

JC Kipp*Jean-Christian Kipp est à la fois reporter de guerre, aventurier, entrepreneur, mécène, et anticonformiste. Aventurier, il a participé à de nombreuses expéditions depuis les années 80. Il a été volontaire humanitaire en zone de guerre, puis reporter en couvrant notamment le conflit afghano-sovétique (1985 à 1989), les derniers jours des Khmers Rouges au Cambodge (1993), la naissance du mouvement Taliban (1994), les conflit syrien (2020), ukrainien (2022), arménien (2023), et les émeutes en Géorgie (2024). Il écrit régulièrement dans la revue de géopolitique Politique Internationale. Entrepreneur, Jean-Christian Kipp a créé une dizaine de sociétés, notamment dans le domaine de la santé. La vente de ces sociétés en 2020 a permis de créer le Fonds Odysseus, ce qui lui garantit une stricte indépendance. La vocation d’Odysseus est de promouvoir la liberté sous toutes ses formes. Il est vice-président de la Société des Explorateurs Français.