Patrice Caine a rejoint Thales en 2002 après avoir occupé, depuis 1995, plusieurs postes dans la haute administration française. (Gilles Rolle/ REA)

Entretien

A la tête du groupe d'électronique et de défense tricolore depuis dix ans, Patrice Caine témoigne de la sophistication des technologies de combat, notamment depuis la guerre en Ukraine. Ce conflit tragique a permis un engagement durable des Etats en matière militaire, nécessaire selon lui pour notre sécurité collective.

Les Echos - 22 septembre 2023 - Par David Barroux, Anne Bauer, François Vidal

La guerre en Ukraine a-t-elle eu un effet important sur l'industrie de la défense ?

Cette guerre est d'abord une tragédie mais elle a rappelé aux pays européens la nécessité et l'urgence d'investir dans leur défense. Alors que l'Europe a vécu sur les dividendes de la paix pendant des décennies, le reste du monde a continué à investir dans la défense. Pour ces pays, la guerre en Ukraine n'a donc pas accéléré leurs investissements en matière de défense. C'est en Europe que la guerre a lieu. C'est en Europe que la guerre a un impact.

Dans le sillage de la chute du mur de Berlin, notre continent a en grande partie changé de priorité en mettant davantage l'accent sur l'éducation, la santé ou la culture, qui représentent des enjeux majeurs. En dehors de la France et du Royaume-Uni, les autres pays européens ont appuyé sur le frein des investissements en matière de défense. Aujourd'hui, la France accélère, mais l'inflexion avait commencé dès 2014 avec l'annexion de la Crimée par la Russie.

Depuis dix-huit mois, il y a quand même une très forte inflexion sur le sujet dans les pays occidentaux.

Oui, mais on ne peut pas non plus parler d'une explosion des investissements. On est dans la consolidation de l'effort. La défense redevient une priorité, ce qui permet aux industriels de retrouver une forme de visibilité et d'engagement sur la durée. L'effort consenti en France dans le cadre de la nouvelle loi de programmation militaire en est la preuve.

La durabilité de notre planète repose d'abord sur sa stabilité. Et nos libertés, sur notre sécurité.

On doit sortir des politiques de « stop and go », qui sont difficiles à gérer. C'est important, car notre industrie est un secteur de cycles longs. L'autre point d'inflexion concerne le discours politique, l'opinion publique et l'attitude du secteur financier.

Il y a eu une prise de conscience : on doit se soucier autant de la question fondamentale de l'écologie que de notre capacité à assurer notre sécurité collective. La durabilité de notre planète repose d'abord sur sa stabilité. Et nos libertés, sur notre sécurité.

D'un point de vue militaire, le conflit ukrainien ne marque-t-il pas les limites de la guerre technologique ?

Depuis le début du conflit, il y a un malentendu sur ce sujet. L'intensité des combats au sol a pu laisser penser que les armes traditionnelles restaient décisives dans une guerre territoriale. Elles le sont, évidemment, mais les satellites d'observation, les avions-radars et les moyens de renseignement de haute technologie déployés par les Occidentaux jouent un rôle déterminant dans ce conflit.

N'assiste-t-on pas à une bataille de drones, qui remettrait en question certains équipements de défense ?

Nous sommes l'un des fournisseurs mondiaux de drones militaires, avec le drone tactique Watchkeeper, au Royaume-Uni, et les minidrones de reconnaissance Spy'Ranger, en France. Nous sommes aussi dans la lutte antidrone pour la défense du territoire, comme en Ukraine, mais aussi pour la sécurité des personnes, comme pour les prochains grands événements sportifs mondiaux.

Certes, le conflit en Ukraine met en lumière l'utilisation massive de ces appareils, mais c'est un biais médiatique. L'utilisation des drones qu'on peut voir à la télévision témoigne de la résistance et de l'inventivité des soldats ukrainiens.

Mais les reportages ne montrent pas toute la sophistication des technologies qui composent, entourent et complètent l'action de ces drones : satellites, avions Awacs, radars, communications sécurisées… D'où le malentendu.

Certains commentateurs en déduisent qu'il n'y a plus besoin que de chars et de drones. Ce n'est pas vrai. Contrairement à ce que certains prétendent, la guerre ne devient pas plus rustique mais bien de plus en plus technologique.

Le fait que l'Europe ne soit pas plus unie en matière d'industrie de défense ne vous désole pas ?

Soulignons d'abord ce qui fonctionne bien. Face au drame ukrainien, les pays européens ont fait preuve d'unité, qu'ils s'agissent des sanctions économiques ou de leur mobilisation de moyens militaires. L'Europe agit également comme un accélérateur d'innovations, notamment à travers le Fonds européen de défense.

Elle a pris, en outre, des initiatives notables pour accroître son autonomie stratégique dans des domaines fondamentaux tels que le spatial ou les composants critiques. Face au Covid, face à l'IRA américain [Inflation Reduction Act, NDLR], l'Europe s'est dotée de véritables programmes opérationnels. C'est une transformation essentielle de son rôle.

Mais il est naturel que, dans une période aussi complexe, l'Europe se cherche… Cela ne concerne pas que les questions de défense. L'Europe n'est pas un pays mais une union héritière de son histoire. Nous n'avons pas de budget de défense commun, nous n'avons pas tous les mêmes priorités ni les mêmes moyens…

Au même titre que le taux de chômage se regarde en Europe pays par pays, les investissements dans la défense sont nationaux et cela a forcément un impact sur la construction d'une Europe de la défense. L'Europe fait fondamentalement ce pour quoi elle a été créée : définir des réglementations communes, voire des standards. C'est le reflet de choix validés par les citoyens. Faire évoluer ses missions est nécessaire mais prendra du temps.

L'industrie de défense est-elle assez régulée ?

Nous sommes l'industrie la plus contrôlée au monde ! Nous dépendons de commandes publiques dont les priorités sont dictées par de grandes décisions de chefs d'Etats. Nous ne pouvons vendre aucun équipement sans un feu vert préalable et explicite des gouvernements. Et fort heureusement !

Quand je vois qu'Elon Musk a décidé, de lui-même, de la manière dont Starlink, son réseau de télécommunications par satellites, pouvait ou non aider les Ukrainiens, cela me choque profondément. Ce type de décision ne doit pas relever de la sphère privée. Ce n'est pas aux industriels de décider mais aux Etats.

Les transactions dans la défense sont des questions très complexes. Les parlementaires demandent plus de transparence. Un tel effort est toujours possible mais a posteriori, car si un pays mettait ce type d'informations sur la place publique en amont, il prendrait le risque de renforcer ses adversaires ou ses concurrents.

Notre industrie de défense fait-elle encore le poids en matière d'innovation ?

L'Europe n'a pas de Gafam mais elle a encore une industrie aéronautique, spatiale et de défense parmi les meilleures au monde ! Nous avons un savoir-faire industriel en hautes technologies qu'il faut soutenir et continuer de développer. Cela prouve aussi que lorsque l'on a une administration compétente et dévouée à son pays, qui gère le temps long, on obtient des résultats remarquables.

Si on avait agi avec la même constance en matière de politique énergétique, nous aurions une filière nucléaire plus vaillante. La clé, c'est de maintenir sur la durée un investissement et de bénéficier de l'accompagnement de l'Etat. Comme nous l'avons dans la défense, en France, avec la Direction générale de l'armement. Dans le spatial, sans le Centre national d'études spatiales et l'Agence spatiale européenne, notre industrie ne serait pas au meilleur niveau mondial.

Thales est une entreprise duale, à la fois dans le militaire et le civil. En quoi est-ce un avantage ?

Notre modèle est unique et très efficace. Nous avons des compétiteurs dans différents métiers. Mais aucun groupe ne ressemble à Thales, qui est l'une des rares entreprises à marier des compétences relevant à la fois des mathématiques et des sciences physiques. Thales, c'est la rencontre du monde immatériel du logiciel et des objets physiques faits de matière.

C'est […] en investissant et en utilisant des technologies qui sont agnostiques dans leurs applications civiles ou militaires que nous pouvons atteindre la taille critique et rester à la pointe de l'innovation.

C'est aussi en investissant et en utilisant des technologies qui sont agnostiques dans leurs applications civiles ou militaires que nous pouvons atteindre la taille critique et rester à la pointe de l'innovation. Nous ne sommes pas un groupe américain, adossé à une énorme demande domestique. Mais, par exemple, l'intelligence artificielle de pointe que nous utilisons sert aussi bien à nos pods de reconnaissance qu'à nos drones civils ou à notre offre de cybersécurité.

C'est parce que nous faisons près de 20 milliards de chiffre d'affaires et pas 10 que nous pouvons être au meilleur niveau dans l'intelligence artificielle, qui irrigue déjà tous nos métiers, et attire des talents.

Peut-on véritablement exporter dans la défense, face au regain de désir de souveraineté de chaque Etat ?

Il faut distinguer la nationalité du capital et celle de la propriété intellectuelle. En Europe, on a tendance à confondre les deux lorsque l'on parle de souveraineté. Mais c'est bien la propriété intellectuelle qui est importante.

Aux Etats-Unis, nous opérons sur des métiers très sensibles, car ils distinguent bien la propriété économique et intellectuelle. Nous y avons des filiales dans la défense, dont nous remontons les dividendes mais dont les brevets ne peuvent sortir du pays. De manière générale, nous développons une approche « multidomestique » : aux Etats-Unis ou en Australie, Thales est perçu comme un groupe américain ou australien, avec le développement de solutions nationales.

Que vous inspire le débat sur l'attractivité de la France ?

L'une des forces de la France, c'est incontestablement la compétence de nos ingénieurs et la qualité de notre enseignement supérieur. Mais nous ne sommes pas le seul pays attractif.

Si nous n'avions pas le crédit d'impôt recherche (CIR), avoir des têtes bien faites ne suffirait pas… elles partiraient ailleurs. Pour Thales, la compétitivité, notre base de coûts, c'est essentiellement celle des cerveaux de nos équipes. Sur ce point, nous devons absolument rester compétitifs.

Le CIR a 40 ans. Il marche très bien. D'autres pays le copient même ! N'y touchons pas ! D'autant plus qu'en matière de soutien aux entreprises les Etats-Unis et l'Europe n'ont pas la même mentalité. En Amérique, on accorde des subventions à ceux qui font bien. En Europe, on a plutôt tendance à pénaliser ceux qui font mal.

Vous évoquez la qualité de notre enseignement supérieur. Le niveau des ingénieurs est-il toujours bon ?

Dans ce domaine, nous faisons face, collectivement, à un double défi. Quantitatif, d'abord. Nous manquons d'ingénieurs en France avec 40.000 diplômés par an, alors que l'industrie, dans son ensemble, aurait besoin du double.

Pour pallier ce manque, les entreprises mettent en place des formations afin de faire monter en compétence leurs techniciens, mais nous ne pouvons pas faire de miracle.

D'un point de vue qualitatif, les meilleurs ingénieurs, le haut du panier, sont toujours aussi performants, et la France décroche toujours des médailles Fields et des prix Nobel. Mais, certains classements internationaux, type Pisa, témoignent d'une baisse relative du niveau général.

Et donc il faut s'attaquer à ce sujet dès le collège. Pour corriger le déficit d'ingénieurs, il faut mener une action publique résolue, et en particulier attirer un nombre croissant de jeunes filles. C'est d'autant plus urgent de le faire que cela prendra du temps.

Comment séduit-on les jeunes quand on est Thales ?

Nous sommes un groupe très attractif pour les jeunes diplômés, parce que nos métiers font rêver. La façon dont on s'adresse aux jeunes a beaucoup évolué depuis trente ans. La quête de sens et l'engagement sociétal sont devenus des critères de choix importants chez les jeunes. Thales est capable de répondre à ces aspirations de manière convaincante.

Sur les enjeux sociétaux par exemple, nos métiers contribuent à rendre le monde plus sûr, à travers nos activités de défense, de protection des données et de cybersécurité. Sur les questions d'environnement, nous construisons par exemple les satellites du projet Copernicus, qui mesurent l'impact des actions humaines sur la planète, et notamment les émissions de carbone.

Nous oeuvrons également à rendre le monde plus inclusif, avec par exemple, notre satellite Satria, un des plus puissants au monde en termes de télécommunications. Il s'agit d'un outil essentiel pour lutter contre la fracture numérique en Indonésie, pays qui compte des écoles et des hôpitaux sur 17.000 îles !

L'Europe est-elle encore dans la course dans l'espace ?

Totalement. L'équipe de France et d'Europe du spatial joue bien en ligue des champions en ce qui concerne les satellites : elle gagne tous les jours des marchés. On a cependant un point d'achoppement dans le domaine des lanceurs, mais ce n'est pas parce que nous rencontrons une difficulté ponctuelle que rien ne va.

Rappelez-vous qu'après deux échecs, Ariane 5 a failli ne pas voir le jour, avant qu'un troisième essai ne soit mené grâce à l'obstination de certains ingénieurs et au courage de certains responsables politiques. Puis Ariane 5 a été un réel succès.

Donnons-nous un peu de temps. Je ne crois pas à la fatalité dans les industries de temps long. Les ruptures technologiques rebattent régulièrement les cartes et permettent de revenir dans le jeu.

Mais n'y a-t-il pas un risque du type : « the winner takes it all » ?

Il est bien trop tôt pour le dire. Beaucoup s'interrogent, par exemple, quant à la viabilité de long terme du modèle de constellation avec des milliers de satellites en orbite basse ayant une durée de vie faible et qui auront besoin d'être constamment renouvelés.

Certaines industries, comme le cloud, ont sans doute des effets d'échelle, qui ne se rattrapent pas. Alors il faut chercher d'autres manières de se positionner. Par exemple, pour Thales, nous avons choisi la cybersécurité et d'être le tiers de confiance, en partenariat avec les trois géants américains du cloud, pour offrir à leurs clients la sécurisation de leurs données.

Et pour le marché de la cybersécurité ?

C'est un secteur encore très fragmenté et en plein bouillonnement, avec des métiers différents, comme la fourniture d'antivirus ou de firewall, la sécurité des données grâce au chiffrement de celles-ci, des services de remédiation en cas d'attaques… Thales est sans doute l'un des premiers acteurs au monde sur le segment de la sécurité des données. Et, avec l'achat de la société américaine Imperva, annoncé en juillet, le groupe entre dans le secteur de la sécurité des applications.

Nous avons mené neuf acquisitions dans la cybersécurité au cours des neuf dernières années. Nous offrons à la fois les « médicaments du numérique », c'est-à-dire des solutions de sécurité des données et des applications, et « les médecins du numérique », à savoir les centres de supervisions et les experts appelés pour du consulting ou en cas de cyberattaques.

Thales prévoit de réaliser 2,4 milliards d'euros de chiffre d'affaires dans la cybersécurité à horizon 2024. Le poids relatif de cette activité, qui a un taux de croissance à deux chiffres, ne va cesser d'augmenter dans le groupe.

En dix ans, Thales est devenu un leader des hautes technologies grâce notamment aux acquisitions réalisées. Le groupe s'est énormément transformé, et a multiplié par quatre sa valorisation. Hormis dans le secteur du luxe ou de la tech, peu d'acteurs du CAC 40 ont réalisé une telle performance.

Son parcours

Diplômé de l'Ecole polytechnique et de l'Ecole des mines de Paris, Patrice Caine a rejoint Thales en 2002 après avoir occupé depuis 1995 plusieurs postes dans la haute administration française. A la tête depuis dix ans d'un groupe actif à la fois dans le civil comme dans le militaire, il a multiplié les acquisitions pour se renforcer en particulier dans la cybersécurité et l'identité numérique. Porté par les marchés de la défense et du digital, il a réussi à doubler la rentabilité de Thales et à porter le carnet total de commandes à plus de 40 milliards d'euros en 2022. Il est également vice-président de France Industrie depuis 2020, président de l'Association nationale de la recherche et de la technologie depuis 2019, vice-président du Gifas depuis 2015. Il est membre du Comité de surveillance des investissements d'avenir depuis 2021.

Son actualité

Thales change peu à peu de modèle. Alors que le groupe espère finaliser la vente de sa branche spécialisée dans la signalisation de transport à Hitachi Rail, le groupe a annoncé cet été plus de 4 milliards d'euros d'acquisitions, pour renforcer sa branche aéronautique, mais surtout son avance en matière de cybersécurité. Thales espère rejoindre le Top 5 des leaders mondiaux de la sécurité informatique en rachetant l'entreprise américaine Imperva. Sécurité numérique, défense, aérospatial, Thales est pour l'heure poussé par un vent arrière puissant et stable sur l'ensemble de ses métiers. Le groupe travaille désormais à acquérir une notoriété mondiale afin d'attirer les talents mathématiques et informatiques sur tous les continents.