Entretien
Pour le président de l’Institut Montaigne, la victoire de Trump et le contexte géopolitique doivent obliger les Européens à investir davantage dans la défense ou l’énergie pour peser dans le nouvel équilibre mondial. La France, elle, doit urgemment entamer une politique de réformes pour enrayer l’appauvrissement accéléré du pays.
Le Figaro - 28 novembre 2024 - Par Eugénie Boilait
LE FIGARO. - Donald Trump vient de gagner les élections américaines, suscitant de vives inquiétudes en Europe. Cette dernière a-t-elle les moyens de s’engager dans un rapport de force avec les États-Unis ?
Henri DE CASTRIES. - Je dirais plutôt que l’Europe n’a plus d’autre choix que de se comporter en adulte car elle n’a plus de marge de manœuvre, ni stratégique, ni temporelle, ni financière. Les rapports de force entre les grands blocs vont se révéler dans toute leur crudité et ne laisseront plus de place à l’ambiguïté. Si Trump décide que l’Europe ne paie pas assez pour l’Otan, le choix devra être clair : est-ce que l’on décide de payer plus ou pas ? Avec quelles conséquences ?
Il n’est par ailleurs plus possible de repousser certains investissements, dans l’énergie, la défense, la technologie ou encore de refuser de s’interroger sur la perte de croissance et de compétitivité qui résulte de l’excès de réglementation. La capacité de l’industrie européenne à accéder à une énergie bon marché reste la mère de toutes les batailles en matière de compétitivité. Le fait qu’on ait évité la pénurie depuis le début de la guerre en Ukraine ne signifie pas qu’on ait trouvé la solution. Là où les États-Unis ont continué à accroître la compétitivité de leur offre énergétique, l’Europe n’a trouvé que des substituts temporaires. Pour conserver son industrie, il est donc vital qu’elle prenne un certain nombre de décisions. Et l’éléphant dans la pièce, c’est le nucléaire. J’espère que les élections allemandes feront bouger les lignes sur ce sujet.
La défense est aussi bien sûr un enjeu majeur. Concrètement, dépensons-nous assez, de la bonne manière et aux bons endroits ? La guerre en Ukraine, qui est une guerre mixte, a montré qu’un conflit demande une combinaison de moyens extrêmement sophistiqués avec des moyens extraordinairement basiques. Même si l’on tente de se rassurer en se disant que la Russie a le PIB de l’Italie, la vérité reste la même : comme les achats européens sont dispersés, l’Europe ne bénéficie pas d’effets d’échelle et elle tarde à monter en cadence. Sur ce point, l’Allemagne semble faire le nécessaire en augmentant massivement ses dépenses de défense. Elle a toutes les marges de manœuvre pour le faire – on a plus de marge avec 60 % de dette sur PIB qu’avec 115 % ou 120 %. Mais, pour se traduire en réelles capacités opérationnelles, il faudra du temps.
Tout cela représente le défi majeur pour l’Europe, car Trump va être un partenaire de discussion infiniment plus exigeant. Jusqu’à maintenant les Américains étaient avec nous dans le rôle de l’oncle complaisant qui nous tapotait simplement sur l’épaule. Maintenant, ils vont devenir l’oncle revêche. Notre capacité à peser va directement et crûment être liée à l’ampleur de nos efforts, plus qu’à l’historique de nos relations.
Précisément, que peut faire l’Europe face aux États-Unis et à son rapport à la Russie : peut-elle imposer sa vision des choses ?
En a-t-elle une ? Si l’Europe veut peser, il faut qu’elle renforce sa main en faisant les efforts qu’elle a repoussés jusqu’à maintenant. Le réarmement européen est une nécessité parce qu’il est le prix de la paix. Il y a cette vieille devise romaine : « Si vis pacem para bellum », « si tu veux la paix, prépare la guerre ». Ce qui était valable du temps de l’Empire romain l’est encore aujourd’hui. Pourquoi l’Empire romain s’est-il effondré ? Parce que Rome a renoncé à sa puissance militaire en prenant des mercenaires, mais aussi à cause « du pain et des jeux ». L’Empire a mis en place de plus en plus de prestations sociales provoquant l’oisiveté du peuple romain.
Avec la Russie, le risque et la crainte de l’Europe sont que Trump fasse un deal par-dessus sa tête et celles des Ukrainiens. Je suis moins pessimiste que d’autres sur Trump. Il faut lui laisser le bénéfice du doute, car, comme il a les mains assez libres, il peut vouloir sortir par le haut de cette affaire. Il n’est pas impossible que, dans la confrontation avec la Russie, il mette la barre à un niveau plus élevé que prévu. À très court terme cependant, nous traversons une période à haut risque, car ceux qui veulent déstabiliser l’Occident ne vont pas manquer d’essayer de jouer sur la différence d’appréciation entre le président des États-Unis encore en fonction et celui qui va bientôt lui succéder.
Si elle a moins d’avantages compétitifs matériels, je pense toutefois que l’Europe a des avantages compétitifs immatériels qui restent considérables. Notamment la démonstration que son système démocratique lui a donné 80 ans de paix et de prospérité.
Henri de Castries
Est-ce que les divisions au sein du bloc occidental peuvent aider le « Sud global » ?
Je ne crois pas au « Sud global ». Je pense qu’il y a des États ou des régions qui défendent leurs intérêts de manière plus décomplexée. Et, s’ils ont accès aux mêmes technologies, certains disposent même d’avantages compétitifs qu’ils sont bien décidés à faire jouer, notamment les États producteurs d’énergie ou détenteurs de minerais stratégiques. Nous sommes donc revenus dans un monde dans lequel l’équilibre des forces est plus réparti. Les deux règles que l’Occident considérait comme intangibles et sur lesquelles il avait fondé son développement et ses rapports avec le reste du monde - c’est-à-dire la liberté du commerce et l’État de droit (le sien !) - sont remises en cause. La liberté du commerce n’est plus un acquis, et l’État de droit n’est plus universel et unique. C’est une situation beaucoup plus inconfortable pour l’Occident, notamment pour l’Europe, qui s’était déshabituée aux rapports de force.
Si elle a moins d’avantages compétitifs matériels, je pense toutefois que l’Europe a des avantages compétitifs immatériels qui restent considérables. Notamment la démonstration que son système démocratique lui a donné 80 ans de paix et de prospérité. Pour conserver cela, il faut accepter de redéfinir nos priorités et s’appuyer sur une vision et une volonté.
La victoire de Trump signifie-t-elle la victoire du protectionnisme ou, au contraire, d’un certain libéralisme ? Quelles conséquences pour l’économie américaine ?
Votre question reflète les forces et les ambiguïtés de cette victoire. Trump semble à ce stade libéral à l’intérieur et protectionniste à l’extérieur. L’Administration Biden a réussi un « soft landing », l’économie et les marchés américains ne sont pas loin, voire au-dessus, de leur optimum, mais le programme très radical de Trump présente des risques de fragilisation de cet équilibre. Certains facteurs sont entre ses mains : la déstabilisation géostratégique qui résulterait d’une aggravation trop forte des tensions avec la Chine ou d’un dérapage avec la Russie ; l’imposition de droits de douane unilatéraux.
La bureaucratie a réussi à convaincre l’opinion qu’elle n’était pas réformable et que les premières victimes de toute tentative de réforme seraient les citoyens
Henri de Castries
Toute l’histoire économique depuis plusieurs siècles nous enseigne qu’un libre-échange convenablement organisé est générateur de croissance et de prospérité. Alors que le protectionnisme fait monter les prix et réduit la croissance en appauvrissant tous les secteurs et toutes les personnes obligées d’acheter des biens plus chers qu’elles n’auraient pu les avoir si on avait ouvert les frontières, sans que l’offre intérieure représente une vraie alternative. Paradoxalement, les États-Unis risquent moins de croissance et plus d’inflation.
Musk a promis de débureaucratiser l’Administration américaine. Qu’est-ce que cela va changer ? Quels enseignements la France peut-elle en tirer ?
La débureaucratisation promise par Musk va être passionnante à observer. Car l’Amérique est loin d’être le pays le plus bureaucratique du monde. Si l’on parvient à faire des gains significatifs dans un pays où les dépenses sont déjà faibles grâce à la réintroduction du bon sens et à l’utilisation des nouvelles technologies, cela va ouvrir de nouveaux horizons. L’un des grands maux français, c’est que la bureaucratie a réussi à convaincre l’opinion qu’elle n’était pas réformable et que les premières victimes de toute tentative de réforme seraient les citoyens. Il n’y a rien de plus faux ! Les recrutements de fonctionnaires en France ont continué à un niveau élevé et la multiplication d’agences indépendantes et d’autorités diverses ont conduit à des dérives budgétaires et bureaucratiques. Les politiques en sont les principaux responsables, car ils ont ainsi abdiqué - par crainte d’être critiqués – une part de leur responsabilité à des bureaucraties qui ne rendent de comptes à quasiment personne. Un succès de Musk pourrait nous aider à ouvrir les yeux.
Mais une réforme de l’État est-elle possible ?
Sommes-nous la nation la plus bête du monde ? Pourquoi serions-nous les seuls incapables de la faire ? Voulons-nous être les derniers ? Quand les ressorts de l’intelligence française sont concentrés sur le déni, ils sont capables de faire perdre un temps considérable au retour de l’évidence. Notre modèle est insoutenable. Regardons sur les sept dernières années : tout cela se traduit par 1000 milliards de dette de plus. Qu’est-ce que cela signifie ? Que le pouvoir d’achat a été maintenu par l’accroissement de la dette. En clair, depuis plus de 30 ans, la France vit au-dessus de ses moyens. C’est un pacte faustien : il y a un moment où il faut payer sa dette. Que nous le voulions ou non, ce qui se passera si nous ne réformons pas c’est un appauvrissement accéléré du pays qui a déjà commencé. Il n’y a pas de fatalité. La réforme est la seule voie possible. Elle est exigeante, mais possible.
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