Nicolas Sarkozy au cap Nègre, le 25 juillet 2023, recevant Le Figaro Magazine. Emanuele Scorcelletti / Emanuele Scorcelletti

Entretien

Guerre en Ukraine, l'Algérie et l’immigration, politique d'Emmanuel Macron... À l'occasion de la sortie de la suite de ses mémoires politiques (2008-2012), l'ancien président de la République livre ses vérités sans crainte de bousculer le politiquement correct.

Le Figaro Magazine - 18 août 2023 - Par Charles Jaigu, Guillaume Roquette et Figaro Magazine

LE FIGARO MAGAZINE. - Vous avez choisi d'intituler ce livre Le Temps des combats *. N'est-ce pas un titre qui pourrait s'appliquer à toute votre vie politique?

Nicolas SARKOZY. - En effet, ce sont deux mots importants. D'abord le temps. Chacun le vit différemment. J'ai toujours pensé que chaque seconde qui passe est le résultat d'un combat, et que le bonheur, s'il survient, n'est pas dans l'épreuve évitée, mais dans l'épreuve surmontée, en attendant la suivante! Tout ce que vous avez pensé ou voulu faire et que vous n'avez pas fait, n'existe pas. C'est ma philosophie, et je sais qu'elle n'a pas toujours été celle de mes prédécesseurs comme de mes successeurs. François Mitterrand se considérait comme le maître du temps.

Emmanuel ­Macron pense qu'il l'est aujourd'hui. Jacques Chirac le subissait et, au fond, il imaginait que l'action était vaine. Ce n'est pas mon avis. Le temps ne nous appartient pas. La vie est courte et le mandat d'un président l'est plus encore. Je n'aime pas la procrastination et m'imagine souvent être dans l'urgence. Je crains toujours de ne pas pouvoir mettre en œuvre tout ce que je dois faire. Cela a animé tout mon quinquennat de la première à la dernière minute.

Parmi les combats que vous avez connus, certains nous rapprochent de l'histoire immédiate. En 2008, vous aviez partiellement réussi à raisonner Vladimir Poutine. Aujourd'hui, il ne veut plus rien entendre…

L'échec vient de loin. Il est séculaire. Et je veux ici rendre hommage à Hélène Carrère d'Encausse, qui nous a hélas quittés. Elle a été une grande passeuse de l'histoire russe pendant quarante ans. Mais je ­reviens à votre question. Les Russes sont des Slaves. Ils sont différents de nous. La discussion est toujours difficile et a suscité beaucoup de malentendus dans notre histoire commune. Malgré cela nous avons besoin d'eux et ils ont besoin de nous. J'ai eu de profonds désaccords avec Vladimir Poutine, j'ai pris mes responsabilités en 2008, quand j'étais président du Conseil des chefs d'État et de gouvernement de l'Union européenne.

Poutine a eu tort, ce qu'il a fait est grave et se traduit par un échec, mais une fois cela dit, il faut trouver une voie de sortie

Nicolas Sarkozy

Je l'avais convaincu de retirer ses chars qui étaient à 25 kilomètres de Tbilissi. Il avait commencé à envahir la Géorgie. Mais dans le même temps, avec Angela Merkel, nous lui avions montré que nous étions conscients de ses lignes rouges. C'est pourquoi nous avions refusé l'adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie à l'Otan et ce malgré la forte pression américaine. Nous ne voulions pas laisser Poutine dériver vers une paranoïa anti-occidentale qui est depuis longtemps la tentation des dirigeants russes. Le complexe d'encerclement du Kremlin est une vieille histoire. Poutine a eu tort. Ce qu'il a fait est grave et se traduit par un échec. Mais une fois que l'on a dit cela, il faut avancer et trouver une voie de sortie. La Russie est voisine de l'Europe et le restera.

Le président Macron a essayé au début, et il s'est fait mener par le bout du nez…

L'intuition du président Macron était la bonne. Il n'a pas, hélas, été au bout, notamment à cause de la pression des pays européens de l'Est. On me dit que Vladimir Poutine n'est plus celui que j'ai connu. Je n'en suis pas convaincu. J'ai eu des dizaines de conversations avec lui. Il n'est pas irrationnel. Il faut donc prendre le risque de sortir de cette impasse, car sur ce sujet les intérêts européens ne sont pas alignés sur les intérêts américains.

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On ne peut pas s'en tenir à l'idée étrange de «faire la guerre sans la faire». Nous serons obligés de clarifier notre stratégie, surtout si cette guerre devait durer. La diplomatie, la discussion, l'échange restent les seuls moyens de trouver une solution acceptable. Sans compromis, rien ne sera possible, et nous courrons le risque que les choses ­dégénèrent à tout moment. Cette poudrière pourrait avoir des conséquences redoutables.

Les Alliés affirment qu'ils soutiendront l'Ukraine «jusqu'au bout». Ont-ils raison?

Les mots sont forts et définitifs. Mais que veut dire ce «jusqu'au bout»? S'agit-il de récupérer le Donbass? De reprendre aussi la Crimée? Ou bien d'aller jusqu'à Moscou? L'annexion de la Crimée en 2014 a constitué une violation évidente du droit international. Mais s'agissant de ce territoire, qui était russe jusqu'en 1954 et dont une majorité de la population s'est toujours sentie russe, je pense que tout retour en arrière est illusoire; même si j'estime qu'un référendum incontestable, c'est-à-dire organisé sous le contrôle strict de la communauté ­internationale, sera nécessaire pour entériner l'état de fait actuel.

La Crimée était russe jusqu'en 1954. Tout retour en arrière est illusoire

Nicolas Sarkozy

Et pour le reste? C'est-à-dire pour les territoires disputés de l'est et du sud de l'Ukraine? Tout dépendra de l'évolution de la situation sur le terrain. Les Ukrainiens, et c'est bien normal, vont chercher à reconquérir ce qui leur a été injustement pris. Mais s'ils n'y parviennent pas complètement, le choix sera alors entre un conflit gelé – dont on sait qu'il conduira inévitablement demain à un nouveau conflit chaud – ou une sortie par le haut en recourant, là encore, à des référendums strictement encadrés par la communauté internationale, pour trancher ces questions territoriales de façon définitive et transparente.

Vous dites – et vous êtes le seul à oser ce mot qui fait bondir Volodymyr Zelensky – que l'Ukraine ne devrait ni entrer dans l'Union européenne ni dans l'Otan, qu'elle devrait « rester neutre ». Mais Poutine ne fait-il pas tout pour pousser l'Ukraine dans les bras de l'Europe?

Il faut d'abord s'entendre sur ce qu'est la vocation de l'Ukraine. ­Rejoindre l'Union européenne? Je ne le pense pas. L'Ukraine est un trait d'union entre l'Ouest et l'Est. Il faut qu'elle le reste. On est en train de faire des promesses fallacieuses qui ne seront pas tenues. À l'image de celles qui ont été faites à la Turquie pendant des décennies.

Le débat politique ne réagit plus que par pulsions et réflexes face aux images qui choquent

Nicolas Sarkozy

Pas seulement parce que l'Ukraine n'est pas prête et qu'elle ne répond pas aux critères fixés pour l'adhésion. Mais parce qu'elle doit rester un pays neutre. Je ne vois pas en quoi cette neutralité serait une insulte. Elle pourrait d'ailleurs être garantie par un accord international prévoyant des assurances de sécurité extrêmement fortes, pour la protéger contre tout risque de nouvelle agression.

Elle choque ceux qui, en Europe, considèrent que l'Ukraine est européenne et en paye le prix fort…

Je peux les comprendre, mais il faut être cohérent et surtout être réaliste. L'Ukraine a une vocation de pont entre l'Europe et la Russie. Demander à l'Ukraine de choisir entre ces deux entités me paraît contraire à l'Histoire et la géographie de cette région si complexe. Et il serait naïf de croire que la chute de Vladimir Poutine y changerait quelque chose.

Pourquoi est-il si difficile de dire cela? De nombreux responsables ­politiques le pensent, mais ils ne veulent pas le dire. À commencer sans doute par Emmanuel Macron…

Le débat politique ne réagit plus que par pulsions et par réflexes face à des images qui choquent et qui effacent toutes réflexions approfondies. Exactement comme ce fut le cas avec la condamnation de l'énergie ­nucléaire au moment de Fukushima. On le sait aujourd'hui: Fukushima n'a pas été un accident nucléaire, mais un tsunami d'une violence inouïe qui a enseveli une centrale ­nucléaire et engendré 22.000 morts et disparus du fait de la catastrophe naturelle. Il n'y a eu qu'un seul décès par contamination radioactive.

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Quand je l'ai rappelé devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France, personne n'a pu le contester. À cause de cela, l'Allemagne a renoncé au nucléaire, et la France a failli l'abandonner. Voici le risque que fait courir l'absence de débats. Il faut laisser ­retomber l'émotion. Et reconnaître après coup les erreurs commises. Ce n'est jamais la faute de personne. La règle est devenue celle des postures médiatiques et de l'irresponsabilité généralisée. Ce n'est pas un progrès pour la démocratie.

Vous dénoncez ce «ce n'est la faute de personne» plusieurs fois dans le livre. Vous défendez le principe d'une sanction rapide des agents de l'État quand ils ont failli. Vous prenez l'exemple de la mort d'Yvan Colonna dans la ­prison d'Arles…

Je ne peux pas être suspect de sympathie pour Yvan Colonna. C'est à mon époque qu'il a été traqué et ­arrêté. J'étais ministre de l'Intérieur. Ce qu'il a fait est lâche et ignoble. Mais les conditions de sa mort sont inacceptables. Son codétenu djihadiste l'a assassiné sauvagement, et personne n'en a tiré de véritables conclusions. Face à un tel dysfonctionnement, le directeur de l'administration pénitentiaire n'a pas été sanctionné. Il a fallu attendre un rapport huit mois après pour prendre de vagues sanctions à l'encontre des responsables. Cela me rappelle la désastreuse instruction de l'affaire d'Outreau où aucune leçon n'avait été tirée.

Gérald Darmanin a-t-il raison de vouloir inscrire dans la loi l'interdiction de placer des policiers en détention provisoire? N'est-ce pas une décision qui doit être prise au cas par cas?

J'évoquais le cas de responsabilités administratives des agents de l'État, pas le sujet des affaires pénales. En ce qui concerne les policiers mis en cause à Marseille, ou ailleurs, il faut s'en tenir aux principes. On met en prison quelqu'un avant le jugement principalement pour deux raisons. Soit parce qu'il y a un risque qu'il fasse disparaître des preuves, soit parce qu'on craint qu'il fasse pression sur des témoins.

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Ce n'est pas le cas de ce policier soupçonné de violence. Il n'est certainement pas au-dessus des lois, mais il n'est pas en dessous non plus. Son maintien en liberté ne faisait pas obstacle à la ­recherche de la vérité. Faut-il pour autant inscrire cette interdiction dans la loi? La réponse réside avant tout dans une politique pénale de fermeté qu'attend le pays et dont il a besoin. Pour le reste, je pense que Gérald Darmanin a géré au mieux cette crise.

Le juge ne peut-il invoquer le risque de trouble à l'ordre public pour ne pas laisser en liberté un policier dont les actions ont provoqué des émeutes?

Cela reviendrait à donner du crédit à ces pilleurs et émeutiers, dont la quasi-totalité avait des motivations sans rapport avec ce drame, et je ne peux m'y résoudre.

Que pensez-vous de la manière dont les responsabilités de la police ont été mises en cause depuis la mort de Nahel?

Je ne veux pas commenter cette ­actualité trop proche de nous. La mort de ce jeune est un drame pour sa famille. Chacun le comprend et le respecte. Mais il faut rester très ­attentif à un principe élémentaire: on ne peut pas mettre sur le même plan la police et les délinquants. À force de se laisser impressionner par les indignations des défenseurs professionnels des supposées victimes de la police, il arrivera un jour où la police laissera faire car elle finira par ne plus pouvoir faire son travail.

Avez-vous été surpris par ces émeutes dont Emmanuel Macron a dit que «personne n'aurait pu les prévoir»?

Je ne partage pas cet avis. Personne ne peut être surpris, surtout pas moi qui ai eu à gérer les émeutes de 2005. La crise de l'autorité vient de loin. Nous n'en finissons plus de payer le prix d'une génération perdue qui n'a plus peur de rien. L'influence de 1968 a été délétère pour la France. L'autorité n'est pas un détail, elle est indispensable. La vie dans la société exige la verticalité, or, aujourd'hui, on a le culte de l'horizontalité. Quarante ans de contestation de toutes les autorités, de toutes les légitimités nous ont fait penser que l'individu avait tous les droits et aucun devoir. Les réseaux sociaux n'ont fait qu'augmenter ce phénomène. Notre démocratie est en danger, non du fait d'une trop grande autorité, mais de son absence dont on voit les résultats délétères chaque jour.

Est-ce seulement le déficit d'autorité qui explique le «mal des banlieues» ou une immigration impossible à contrôler? Dans le discours de ­Grenoble, en 2010, vous établissiez un lien entre délinquance et immigration. Avez-vous perdu ce combat-là pendant votre quinquennat?

Ai-je perdu ce combat? Sans doute, car il continue! Ce n'est pourtant pas faute de l'avoir mené. Je rappelle cependant qu'il a d'abord fallu faire face à la crise du capitalisme ­financier, et cela m'a mobilisé totalement pendant plus d'un an, jusqu'au G20 de Londres où nous obtenons de haute lutte la création d'une liste de paradis fiscaux. Et quand cette crise apparaît finalement sous contrôle, j'ai dû affronter la crise des dettes européennes. Nous n'avons pas chômé! Dès que ces deux crises systémiques ont été surmontées, j'ai prononcé le discours de Grenoble. Il est resté «fameux». J'y dénonçais effectivement le lien entre délinquance et immigration, et j'ai proposé la déchéance de la nationalité en cas d'homicide à l'égard d'un représentant de l'État de la part d'un binational.

Dans le discours de Grenoble en 2010,je dénonçais déjà le lien entre délinquance et immigration

Nicolas Sarkozy

Souvenez-vous du charivari monumental que cela a provoqué au sein de nos élites! Tout le monde m'a critiqué, y compris dans la majorité. «Le ­fascisme est de retour», dénonça-t-on de toute part. Il faut mesurer le ­niveau d'indignation de l'époque et le comparer à la réalité d'aujourd'hui. Nous avions raison contre tous ceux qui étaient dans le déni de la réalité. Je vois le même aveuglement aujourd'hui. Les Français ne le supportent plus. J'ajoute que j'ai fait campagne en 2012 sur la nécessité des frontières. En cas de victoire, je m'étais engagé à réformer les accords de Schengen, pour trouver une solution européenne au défi migratoire. On sait ce qu'il en a été et le laxisme qui a résulté de la victoire de François Hollande.

On vous reproche beaucoup votre ­intervention en Libye, qui elle aussi a ouvert les vannes de l'immigration. Fallait-il y aller?

Ce reproche est absurde. Croit-on que c'est Kadhafi qui protégeait l'Europe de l'immigration? Je veux par ailleurs souligner les précautions que nous avons prises à l'époque. Nous avions un mandat des ­Nations unies, le soutien de la ligue arabe, l'appui de l'Otan. Kadhafi était un dictateur féroce. Au début de mon mandat, tout le monde espérait une évolution de sa part. Tous les grands dirigeants occidentaux – Jacques Chirac, Tony Blair, Condoleezza Rice… – s'étaient rendus à Tripoli pour accompagner ce retour de la Libye dans le concert des ­nations. J'ai fait aussi ce pari.

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J'ai obtenu la libération des infirmières bulgares et du médecin palestinien injustement condamnés à mort, et accueilli cet homme imprévisible à Paris, en échange de ces libérations. Mais face au soulèvement de son peuple en 2011, qui demandait plus de démocratie et plus de liberté, il est redevenu le fou qu'au fond il n'avait jamais cessé d'être. Il promettait des massacres de masse, des «rivières de sang» selon ses propres mots. Il y avait eu des milliers de morts. C'est la raison pour laquelle la France et le Royaume-Uni, à la demande de la Ligue arabe et avec un mandat des Nations unies, ont construit une coalition internationale de près de 20 pays qui est intervenue pour ­empêcher ce drame.

Avez-vous donné l'ordre d'éliminer Kadhafi?

Certains ont osé dire que j'aurais donné cet ordre. Cette polémique ­indigne s'est effacée devant les faits. Ce qui se passait en Libye était une action collective coordonnée, conduite par l'Otan. Bien plus tard, le clan Kadhafi s'est vengé en prétendant avoir financé ma campagne. Aucune trace du moindre financement n'a pu être trouvée après onze années d'enquête! Je ne regrette pas cette intervention en Libye. Ce n'est pas la France qui a déclenché le printemps libyen. Ce pays sombrait dans le chaos. Si nous n'étions pas intervenus, il y aurait eu des milliers de morts.

Ne croyez-vous pas que ces massacres auraient déclenché une immense vague migratoire? Au fond, l'erreur est celle de mon successeur, qui a laissé tomber le dossier ­libyen. Et de tous ceux qui, avec lui, ont abandonné la jeune démocratie libyenne, issue des élections libres de 2012, quand elle avait plus que ­jamais besoin qu'on la soutienne. ­Barack Obama a d'ailleurs reconnu lui-même que c'était là sa plus grande faute de politique étrangère. Quand la France protège des victimes innocentes, elle est fidèle à son Histoire et à ses principes. C'était notre devoir d'assumer ces responsabilités.

Que reste-t-il à faire pour que l'Europe maîtrise enfin son immigration?

C'est un combat de longue haleine. Vous êtes effrayés par les vagues ­migratoires d'hier et d'aujourd'hui, mais ce n'est rien à côté de celles qui viennent. Je dirais même que nous n'avons sans doute encore rien vu. D'ici à 2050, le continent africain sera passé de 1,3 à 2,5 milliards d'habitants dont la moitié aura moins de 20 ans. Cette immense population sera voisine d'un continent européen en déclin démographique. ­Hélas, la crise migratoire n'a pas vraiment commencé!

Que suggérez-vous?

Entre les émotions exacerbées à l'égard du drame humanitaire des migrants et l'empilement des règles de droit qui les protègent, il est devenu impossible de limiter et réguler les flux migratoires. Le contrôle de nos frontières est indispensable mais sera insuffisant, il faut admettre que le problème doit être traité en amont. L'Europe et l'Afrique ont plus que jamais destin lié. L'échec économique de l'Afrique sera le drame de l'Europe.

La priorité devrait être la création de points d'accueil et de traitement des demandes d'admission dans les pays d'Afrique subsaharienne

Nicolas Sarkozy

C'est donc à l'Europe de prendre en main la construction et le financement des gigantesques infrastructures dont l'Afrique a besoin pour donner du travail à tous ces jeunes qui sont poussés à l'immigration afin d'échapper à la misère. Ce n'est pas une question de générosité. C'est une question de survie pour ­l'Europe. Nous devons financer et planifier le développement de ce continent africain qui ne peut pas rester à l'écart de la croissance et du progrès économique.

On connaît la corruption de nombreux pays africains, qui absorbent les aides du monde entier et le détournent pour l'enrichissement de ­quelques-uns…

Je ne dis pas que c'est facile. C'est même tout le contraire. C'est un immense défi. Cela supposera évidemment de changer les règles de la concurrence au niveau européen. Il ne s'agit pas de financer des infrastructures qui profiteraient aux ­entreprises russes, turques ou chinoises. Mais nous n'avons pas le choix. Agir ou subir, tel est le dilemme.

Et en attendant, la pression migratoire augmente. Comment mieux la contrôler?

Il y a différents niveaux d'intervention aux frontières de l'Europe, que nous pouvons mettre en œuvre. Il y aura une bataille pour lever les verrous juridiques. Mais je pense que la priorité devrait être la création de points d'accueil et de traitement des demandes d'admission dans les pays d'Afrique subsaharienne. Ces hot spots sont un impératif. Tout doit être fait pour fixer dans leur pays les candidats au départ. Une fois la ­Méditerranée traversée, il est trop tard pour agir. Aussi toute arrivée en Europe sans qu'un dossier ait été préalablement déposé et instruit dans ces nouveaux centres devrait conduire à un refus définitif d'admission.

Ce qui se passe au Niger, et dans la zone francophone de ce continent, est-il avant tout l'échec d'Emmanuel Macron, pourtant si attaché à une nouvelle donne française en Afrique?

Faire du président Macron le responsable de la situation actuelle n'a aucun sens. Le problème est profond, et en réalité insoluble, car il est celui de la présence prolongée de ­notre armée dans nos anciennes colonies. Aussi bonnes et généreuses soient nos intentions, toute mission qui s'éternise finit par nous faire ­apparaître, aux yeux d'une partie de la population, comme une force d'occupation.

C'est encore plus vrai aujourd'hui, à l'heure des réseaux sociaux, des manipulations et des «fake news»; et alors que nos concurrents, en particulier russes, sont bien décidés à en user sans vergogne pour nous délégitimer. C'est la raison pour laquelle j'avais, dès le début de mon quinquennat, engagé la réduction de nos forces prépositionnées sur le continent africain.

Pour le reste, les Africains eux-mêmes ne tarderont pas à comprendre l'impasse dans laquelle les conduisent ces soi-disant dirigeants issus de coups d'État militaires. Leur échec est certain et conduira à plus de souffrance pour des populations qui n'en avaient vraiment pas besoin. Tout ceci est aussi triste que prévisible. J'ajoute que le traitement qui est réservé au président Bazoum et à sa famille par les putschistes est scandaleux. Je connais le président Bazoum, c'est un homme courageux et un démocrate qui a toujours servi son pays avec loyauté. Rien ne justifie qu'il soit traité de la sorte. Il doit être libéré immédiatement.

Faut-il ne plus intervenir?

Certainement pas. Je l'ai fait en 2011 en Côte d'Ivoire pour protéger les populations civiles et faire respecter le vote des Ivoiriens; mon successeur l'a fait en 2013 au Mali pour empêcher la prise de Bamako par les djihadistes. À chaque fois, c'est ­important de le préciser, avec un mandat des Nations unies et le soutien des organisations régionales et sous-régionales africaines. Mais maintenir nos forces dans la durée, au-delà de cette intervention initiale, est une erreur. C'est la raison pour laquelle, une fois le président Ouattara rétabli dans ses droits, j'avais très rapidement retiré nos troupes de Côte d'Ivoire pour ne garder qu'une présence réduite.

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Et c'est aussi pourquoi j'ai toujours pensé que le maintien de notre armée au Mali et au Sahel était une double erreur. Militaire, d'abord, parce qu'on ne peut pas tenir un territoire grand comme trois fois la France avec 4000 hommes. Politique, ensuite, comme on le constate aujourd'hui. Ce sentiment anti-français est injuste. Il existe et nous ne pouvons l'ignorer. Nous devons en tirer les conséquences en réduisant drastiquement notre ­présence militaire sur le continent africain et en renforçant très significativement notre effort pour aider les pays de la région à prendre eux-mêmes en charge leurs problèmes de sécurité. Ensuite, en développant un partenariat économique avec l'Afrique.

Dans cette zone, l'Algérie est un sujet à part. Êtes-vous favorable à la fin des accords de 1968 qui facilitent la cir­culation des ressortissants algériens en France?

Oui, c'est devenu indispensable. Les autorités algériennes bloquent le ­retour de nombre de leurs ressortissants et dans le même temps laissent partir ceux qui le veulent. Cela n'est plus possible.

Vous avez des pages sévères à l'égard du «tropisme algérien» du président Macron…

J'ai soutenu le président Macron à la dernière présidentielle. Cela ne veut pas dire que nous étions d'accord sur tout. Il ne s'agit pas de sévérité mais de convictions. N'essayons pas de bâtir une amitié artificielle avec des dirigeants algériens qui utilisent systématiquement la France comme bouc émissaire pour masquer leurs propres défaillances et leur déficit de légitimité.

Ils la refuseront toujours. Ils ont trop besoin de détourner l'attention de l'échec dans lequel ils ont plongé leur pays en accusant régulièrement la France de tous les maux. Et en outre, ce tropisme nous éloigne du Maroc. Nous risquons de tout perdre. Nous ne gagnerons pas la confiance de l'Algérie, et nous perdons celle du Maroc.

Cette montée des désordres, cette crise de l'autorité rapprochent ­Marine Le Pen d'une victoire aux élections présidentielles. La pensez-vous possible?

La possibilité existe toujours. Cela n'en fait pas une certitude pour autant, mais j'entends de plus en plus dire que «c'est son tour». On le disait avant 1980 à propos de ­Mitterrand, et aussi de Chirac en 1995. Elle a franchi une première étape, en me faisant battre en 2012 face à François Hollande. En agissant ainsi, elle a éliminé une droite forte qui est le seul barrage efficace. De nouvelles personnalités n'ont pas pu s'imposer. Je le regrette. C'est pour cette raison que j'ai soutenu Emmanuel Macron qui était la seule alternative crédible.

Que répondez-vous à ceux qui, dans votre propre camp, sont tentés par l'alliance avec le Rassemblement ­national?

Cela serait une erreur. Il suffit de regarder ce qui vient de se passer en Espagne. L'ambiguïté de la droite espagnole sur ce sujet l'a fait chuter. Je ne crois pas bien sûr aux anathèmes ou aux leçons de morale. Le problème n'est pas la supposée appartenance de Marine Le Pen à l'«extrême droite». C'est une caricature trop ­facile.

Le problème, c'est que trop de choses nous séparent d'elle. Son idée de l'Europe, son idée de la culture, son idée de l'histoire de France, son programme économique qui est celui de la gauche des années 1970. L'augmentation du Smic, le retour à la ­retraite à 60 ans sont des promesses tellement démagogiques. Elle n'a, par ailleurs, ni l'entourage ni l'expérience pour assumer de telles fonctions.

Mais, vous l'avez dit, il n'y a plus de droite pour lui faire barrage…

Elle est en reconstruction. Il faudra savoir être patient car il y a en son sein des talents, aussi bien chez les Républicains que dans le camp prési­dentiel. Le temps de l'incarnation viendra lorsque l'une ou l'un des leurs s'affirmera et se détachera du peloton des prétendants.

Vous faites dans ce livre un éloge du président Lula. Vous soulignez le ­besoin d'hommes d'expérience. Difficile de ne pas penser à d'autres anciens présidents…

Les peuples sont désorientés par la violence et la complexité des problèmes à affronter. Il est normal qu'ils se tournent vers des femmes et des hommes d'expérience. Je le constate avec Lula, Benyamin Netanyahou, Viktor Orbán, et d'autres qui ont été élus ou réélus. Il ne s'agit en aucun cas d'un plaidoyer pro domo. C'est une page de ma vie qui est définitivement tournée.

Ces deux derniers sont accusés de piétiner l'État de droit, et notamment leurs cours constitutionnelles. Vous soulignez souvent que le juge a pris le pas sur le politique. Leur donnez-vous raison?

On doit respecter le suffrage universel. En Israël, la gauche perd dans les urnes, mais elle veut gagner dans la rue. C'est curieux de reprocher à Netanyahou de vouloir mettre en œuvre son projet! Que la gauche ­gagne les élections en Israël et il n'y aura plus de réforme de la Cour constitu­tionnelle! De même en France. ­Emmanuel Macron a gagné les élections. Il avait annoncé son ­intention de réformer la date du départ en ­retraite. C'était normal qu'il fasse ce qu'il avait dit qu'il ferait. Manifester est plus facile que gouverner!

Les magistrats depuis quarante ans ont mis au pas la classe politique française qui, certes, connaissait des dérives. Sont-ils allés trop loin?

Disons que c'est l'un des problèmes le plus difficile du moment. Dans la démocratie française, tout le monde a désormais le pouvoir de dire non, et personne n'a plus celui de dire oui. Jamais nous n'avons eu autant ­besoin d'un leadership, et jamais ­celui-ci n'a été si mal considéré. Les démocraties ne peuvent pas devenir des régimes d'impuissance où la suspicion devient la règle. Le président français est entravé de toutes parts par la multiplication infinie des contre-pouvoirs. D'où un sentiment croissant d'impuissance chez nos compatriotes.

Votre quinquennat s'éloigne dans la mémoire des Français, et quand ils ont de vos nouvelles, c'est au travers de la chronique judiciaire. Comment vivez-vous cette situation?

Je ne pense pas que ma place dans la vie des Français se réduise aux procédures qui sont intentées contre moi. Mes rencontres avec les Français ­durant mes nombreux déplacements me montrent qu'ils font la part des choses. D'abord parce que j'ai fait face sans jamais me dérober. J'ai été perquisitionné, auditionné des centaines d'heures.

Est-ce que j'ai détourné de l'argent? Est-ce que j'ai fraudé le fisc? Y a-t-il eu le moindre enrichissement personnel? Non, non et non!

Nicolas Sarkozy

Ensuite parce que les Français seraient bien en peine de ­résumer ce qu'on me reproche. ­Personne n'y comprend rien. Est-ce que j'ai détourné de l'argent? Est-ce que j'ai fraudé le fisc? Y a-t-il eu le moindre enrichissement personnel? Non, non et non! Personne n'a été plus contrôlé, examiné, vérifié que je ne l'ai été. Si quoi que ce soit de réellement répréhensible avait été trouvé et prouvé cela se saurait. Je reste serein car la vérité finira par triompher. C'est juste une question d'endurance. Et croyez-moi: je n'en manque pas!