Décontracté. Ni la médisance à son égard, ni le bruit alentour ne perturbent François Bayrou. Ici à Matignon, le 4 juillet.

Politique

Le Premier ministre prétend qu’il va enfin administrer à la France le traitement de choc dont elle a besoin, envers et contre tous.

Le Point - 9 juillet 2025 - Par Mathilde Siraud

Qui s'adonne ces temps-ci à une exploration des tréfonds de notre univers politique ne remonte pas tout à fait indemne à la surface. Le pays, exsangue, atteint des niveaux record de dette et doit relever des défis d'ampleur au moment où la Ve République se trouve en grande souffrance.

Comme si la situation de blocage parlementaire ne suffisait pas, au sein du gouvernement minoritaire, les ministres se tirent dans les pattes et échafaudent des plans en vue de 2027, bien conscients d'être à bord d'un bateau qui coule.

Tout en haut de ce frêle équipage, le président ne tient plus qu'à un fil mais continue de penser qu'il peut faire la pluie et le beau temps, exerçant ce qui n'est plus qu'un simulacre de pouvoir. Tout n'est que désordre et arrière-pensées.

Plus Gaston Lagaffe qu'Henri IV

À Matignon, François Bayrou se trouve plus isolé que jamais. Le Premier ministre survit aux motions de censure et aux chausse-trappes depuis sept mois, non sans mal. Son bail, pénible, vire au supplice tant son impopularité tutoie les sommets. Celui qui se vit comme le sauveur de la France se voit moqué pour ses maladresses et son style à l'ancienne.

Là quand il cherche à s'extirper d'un Rafale au salon du Bourget, ici quand il imite le slogan de Burger King en plein conseil municipal ou qu'il quitte de manière impromptue une conférence de presse sur le cyclone à Mayotte…

Plus Gaston Lagaffe qu'Henri IV, déclenchant les ricanements de ses pairs. Le poison lent de l'affaire Bétharram l'a affecté, politiquement et personnellement, et le conclave sur les retraites n'a pas donné entière satisfaction, tant s'en faut.

Son côté philosophe, voire prophète, finit par le desservir dans ses fonctions : l'ancien haut-commissaire au Plan ne correspond pas à l'archétype du Premier ministre moderne et hyperactif, en pointe sur le moindre décret.

Le monde politique ne pense donc qu'à son départ précipité : puisque la session parlementaire se termine, il est entendu que le rendez-vous de la censure est reporté à l'automne, au moment de l'examen budgétaire.

Recadrages publics

Emmanuel Macron, lui non plus, ne résiste pas à la tentation. Il a beau passer son temps dans l'avion présidentiel et se retrancher sur l'international, il lui arrive de se livrer au jeu du pronostic sur la durée de vie de l'occupant de Matignon. Ce chef de gouvernement qui s'est autonommé et taillé une réputation en s'opposant à lui ne se montre pas encombrant – jamais il n'empiète sur son domaine réservé – mais paraît inconvenant, trop décalé.

Certes, le président éprouve de la tendresse pour son allié de toujours, et il n'oubliera pas son ralliement décisif à l'hiver 2017. Mais il se persuade que son image très détériorée se répercute sur lui et le tire vers le bas.

Ne serait-il pas plus commode de travailler en étroite collaboration avec Sébastien Lecornu, bien plus prévisible que Bayrou et plus facile à manœuvrer, et fléché depuis longtemps pour le poste ? Ou Catherine Vautrin, celle qu'il voulait nommer en 2022 avant de se raviser ?

Le héraut du dépassement s'agace de plus en plus rapidement de ses Premiers ministres, qu'il choisit, il est vrai, de moins en moins. On ne compte plus les recadrages publics pour tenter d'accélérer le processus, plus ou moins humiliants à l'endroit du Béarnais : « Un Premier ministre doit diriger son gouvernement » (Aveyron, 3 juillet), « la stabilité ne doit pas nous coûter l'immobilisme » (Oslo, 24 juin), « je n'ai pas le plan [du Premier ministre] » (TF1, 13 mai). Les mises en garde vont crescendo. En comité réduit, le président se montre plus cinglant encore : « Quand est-ce qu'il saute ? »

La dette, le combat de sa vie

En poussant les portes de Matignon ce vendredi 4 juillet, on s'attend donc à sentir une odeur de soufre au vu de ce tableau général peu glorieux. C'est bien pire. « On tombera en octobre. Ils vont nous virer quand ils ne voudront surtout faire aucun effort et garder leur petit portefeuille et leurs petites lorgnettes, quand ils auront peur d'aller sur les marchés », entend-on au détour d'un couloir.

C'est là la grande différence entre Michel Barnier et François Bayrou, l'un et l'autre ayant voulu ou voulant faire de la maîtrise du déficit l'objectif n° 1 : contrairement au trop raide Savoyard, le maire de Pau ne se berce pas d'illusions.

La dette, c'est le combat de sa vie, sa carte d'identité politique, « l'iceberg mortel » qu'il voit venir depuis vingt ans. Il fera son devoir en demandant des efforts aux Français. Et, comme les parlementaires s'y opposeront au risque d'être mis en accusation, il devra partir. L'issue est totalement intériorisée.

Le chef du gouvernement vient de passer l'après-midi avec les ministres avec qui il bâtit son grand projet, qu'il présentera le 15 juillet. Un plan « pluriannuel de retour à un équilibre viable et de sortie de l'écrasement de la dette », nous précise-t-il, qui contient un volet de 40 milliards d'euros d'économies et un autre de soutien à la production.

Soit le détail du budget de l'État et de la Sécurité sociale ainsi qu'un « plan de réforme plus global sur un grand nombre de sujets ». On pense à sa métaphore de l'ascension de l'Himalaya, adoptée dès le départ pour évoquer sa mission.

Prêt à renverser la table ?

« J'ai choisi de vivre dans le risque. Je savais que c'était un sport extrême. Il faut dire la vérité. Je n'achèterai pas la paix au prix du mensonge, dit-il au Point. Ce que je vais annoncer, personne n'a jamais osé le faire en France. Chacun prendra ses responsabilités, moi, je prends les miennes. »

Déterminé à aller au bout de son plan kamikaze donc, façon human bomb quand bien même défilent dans son bureau tous ceux qui lui intiment de privilégier la stabilité, quitte à différer les efforts. Sauf que, si ce n'est pas lui qui les entreprend, leur dit-il, ce seront les marchés ou le FMI qui nous y contraindront. Dernier arrêt avant la faillite.

François Bayrou prêt à renverser la table, à prendre tous les risques et à se sacrifier sur l'autel de la responsabilité ? « Il ne gouverne pas avec les sondages mais avec du courage. Et vous verrez que le courage fera mentir les sondages », le défend Jean-Noël Barrot, ministre des Affaires étrangères et pilier du MoDem. Mais beaucoup attendent de voir, habitués des roueries du centriste.

Son référentiel ? Son lointain prédécesseur de la IVe République Pierre Mendès France, l'idée que la volonté d'un homme peut tout changer, l'élan réformateur, la hauteur de vue et l'opiniâtreté, au point de se façonner une légende.

Comme son modèle, l'homme de Matignon anticipe sa chute. À moins qu'il ne la provoque lui-même, en claquant la porte : le scénario de la mise en scène de la rupture, thèse que soutient depuis le début Jean-Louis Borloo, compagnon de route de François Bayrou, et menace qu'agitent ses proches.

« Depuis cinquante ans, la facilité, l'addiction à la dépense publique, l'indifférence au risque ont gouverné la politique française. Je me suis toujours battu seul. La rentrée sera l'heure de vérité », répond le démocrate-chrétien, loin de vouloir démissionner à ce stade. Mais ne vaut-il pas mieux mourir sur scène debout plutôt qu'à genoux ?

L'idée d'une année blanche

D'intenses tractations ont précédé la présentation des orientations budgétaires. Entre l'Élysée, Bercy et Matignon, le troisième se trouvant parfois en désaccord avec les deux premiers. François Bayrou joue là le destin de la France et le sien.

Il a voulu tout dessiner à sa main avec son équipe rapprochée. Lui, l'élu local, se bat pour préserver les capacités d'investissement des collectivités locales, que Bercy et l'Élysée aimeraient davantage ponctionner. Lui, l'humaniste, refuse de mettre en œuvre une TVA sociale qu'il a toujours renommée « la taxe sur les pauvres ».

À l'inverse, il dit qu'il faut réorganiser l'État et faire des économies sur les dépenses sociales. Reste qu'en France, quand il s'agit de retoucher une ligne budgétaire, on a l'assurance de trouver le public concerné dans la rue. Les chauffeurs de taxi et de VTC se sont ainsi rappelés au bon souvenir de l'exécutif, sur l'enjeu des transports sanitaires.

« On s'est trop habitués à la gratuité de tout : repas dans les écoles, transports… Cela n'est pas viable. Le modèle social, ce n'est pas un carnet de chèques ouvert », tranche François Bayrou. L'idée d'une année blanche fait son chemin. L'opération aurait le mérite de mettre tout le monde à contribution et permettrait de rapporter entre 15 et 30 milliards d'euros, selon les modalités choisies.

« Je ne me laisserai pas mettre en conflit avec le président »

La question de la fiscalité fait bien sûr partie des points sensibles. Opposé à la réforme de l'impôt sur la fortune en 2017, le Premier ministre ne serait pas hostile à l'idée de rouvrir ce sujet – contrairement à Emmanuel Macron, qui en fait une ligne rouge absolue et refuse de voir son bilan détricoté.

Ce qui pose la question fondamentale concernant la réussite ou non de ce plan de redressement des finances publiques et de réformes : le président suivra-t-il son chef de gouvernement ? Jamais, dans le huis clos de leurs rendez-vous, le chef de l'État ne lui adresse le moindre reproche, tandis que ses déclarations publiques transpirent l'exaspération.

Duplicité, cynisme ? François Bayrou ne comprend pas ce décalage. Il s'assombrit puis pousse un long soupir. « Je ne me laisserai pas mettre en conflit avec le président. Je défends l'unité. » Ne pas entrer dans ce jeu-là, forcément perdant.

<figcaption>Emmanuel Macron n’adresse jamais directement aucun reproche à son Premier ministre. Mais en public, il s’exaspère.</figcaption>
©  Eric Tschaen/Abaca
Emmanuel Macron n’adresse jamais directement aucun reproche à son Premier ministre. Mais en public, il s’exaspère.
© Eric Tschaen/Abaca

L'hôte de l'Élysée a de toute façon toujours voulu se distancer de ses Premiers ministres. Voire leur savonner la planche. Attal, Borne, Philippe… Tous sont passés par là. Victimes d'une sorte de pulsion irrépressible. L'histoire du scorpion et de la grenouille.

Le problème, avec Emmanuel Macron, c'est qu'il n'en a rien à faire du déficit et de la dette. Tous ses ministres du Budget successifs et ses Premiers ministres en témoignent, à peu près en ces termes.

Cet ex-membre de gouvernement l'a vécu aux premières loges : « Emmanuel Macron est un homme du mouvement. La photo sur les finances publiques ne l'intéresse pas. Systématiquement, il se réfugie dans la comparaison internationale et dédramatise la situation. »

La cure austéritaire de François Bayrou présente surtout le défaut majeur de surligner un peu plus son bilan calamiteux en matière de gestion des finances publiques, après huit années au pouvoir. « Lui, la vérité, il s'en fout ! Il a fait 1 000 milliards d'euros de dette en plus », griffe-t-on en haut lieu.

L'objectif étant de ramener le déficit à 5,4 % en 2025, à 4,6 % en 2026 puis à 3 % de PIB en 2029, le président n'aurait pas été contre le fait de délayer un peu plus les échéances. Quant à l'option poussée par le patron du MoDem de soumettre son projet à référendum, autant dire qu'elle n'est pas du tout la piste que privilégie le chef de l'État.

La proportionnelle, élément de transaction

Paradoxe de la situation, le plan de 40 milliards d'euros d'économies sera donc, pour le Premier ministre, soit sa planche de salut, soit son testament. Il doit avoir une ampleur et un niveau de détail suffisants pour faire taire le procès en immobilisme, qui l'atteint bien plus qu'il ne le dit.

Mais qui voudra le suivre ? Au-delà des quelques ministres concernés, il est évident qu'au sein du bloc central et des Républicains, forces qui constituent le fragile édifice du « socle commun », personne ne se bousculera pour aider François Bayrou.

« Tous ces mecs sont dans leur obsession présidentielle, il n'y a que ça qui les intéresse », étrille un confident du maire de Pau. Quant aux parlementaires dans leur ensemble, ils sont perdus pour la cause, et le chef du gouvernement n'espère pas grand-chose de leur part. À un élu avec qui il devisait dernièrement, il a adressé cette phrase, définitive : « Tu te rends compte du degré de folie à Paris ? C'est déconnecté, c'est totalement dingue. »

Reste un scénario, hautement improbable. Que le Rassemblement national, contre toute attente, ne bascule pas immédiatement dans la censure. Avec l'introduction de la proportionnelle, autre marotte bayrouiste que réclame Marine Le Pen de longue date, comme élément de transaction. La relation personnelle qu'entretient François Bayrou avec la porte-drapeau du parti à la flamme ne doit pas être sous-estimée.

« On peut être là jusqu'en 2027 »

« Mon intuition, c'est qu'il ne va pas tomber, dit Arnaud Murgia, le maire de Briançon, qui a récemment reçu le Premier ministre. Plus le temps passe et moins les parlementaires voudront le censurer. C'est simple à dire salle des Quatre-Colonnes, mais ils sont bien contents qu'il fasse le sale boulot, surtout à l'approche de la présidentielle. »

« Et personne n'a envie d'avoir à nouveau un budget adopté en février, ce qui est un cauchemar pour les collectivités et les acteurs économiques, tout cela en pleines municipales, poursuit-il. En tout cas, vu l'état du pays, j'ai envie que ça tienne pour limiter la casse. »

Combien de fois certains ont-ils pensé qu'il suffisait de pousser Bayrou du bord de la falaise pour qu'il tombe ? « On peut être là jusqu'en 2027 », se prend à rêver un ministre centriste. C'est sa chance : que personne ne considère François Bayrou comme un danger. Gabriel Attal le voit comme un dinosaure, Bruno Retailleau sait qu'il est plus fort, Gérald Darmanin fait ce qu'il veut, Édouard Philippe l'a toujours méprisé…

« Paris-Dakar avec une 4 L sans portes »

Des perruches chantent au-dessus du jardin arboré de Matignon. Quelques notes de piano s'échappent d'un appartement voisin dont les fenêtres, ouvertes, donnent sur le parc. Mais, pas plus qu'il ne se laisse perturber par la médisance à son égard, François Bayrou n'est contrarié par les éléments alentour.

Le dimanche, il n'est pas rare de l'apercevoir, seul, à la messe de 19 heures, pas très loin de son appartement parisien. Depuis près d'un demi-siècle qu'il prêche parfois dans le désert, il a l'habitude des combats solitaires.

« Bayrou fait Paris-Dakar avec une 4 L sans portes. Mais, tant qu'il y a de l'essence, il roule ! » se gondole Hervé Marseille, patron du groupe Union centriste au Sénat. Quitte à surestimer ses capacités et à surjouer la décontraction, sa manière à lui de dissimuler une hypersensibilité.

L'homme des Pyrénées, trois fois candidat à l'Élysée, n'était pas programmé pour occuper ces fonctions. Le poste l'a semble-t-il dissuadé d'envisager un autre destin. Du moins momentanément. 

« Quand on entre ici, on sait qu'on ne sera pas président de la République », lâche l'un de ses proches. Comme si, telles les portes de l'enfer de Dante, était écrit au frontispice de Matignon : « Vous qui entrez, laissez toute espérance.»