Depuis l'Élysée, Emmanuel Macron s'abstient pour l'instant de tout commentaire public, mais tient à ce qu'on ne détricote pas son bilan. LUDOVIC MARIN / AFP

Politique

Alors que le projet de budget 2025 fait la chasse aux économies et marque le retour des hausses d’impôts, un procès en irresponsabilité est instruit contre le chef de l’État, qui aurait laissé filer les dépenses sans les compenser par des réformes de structure.

Le Figaro - 11 octobre 2024 - Par Louis Hausalter

«Tout cela va s’effondrer sur les finances publiques. » Au printemps dernier, Bruno Le Maire livre ce sombre pronostic à l’un des cadres de ce qui est encore la majorité présidentielle. Quand il était en poste, dans le monde d’avant la dissolution décidée en juin, le ministre de l’Économie n’avait pourtant pas son pareil pour vanter les accomplissements dans son vaste champ de compétences depuis 2017. Un chômage en baisse, une attractivité en hausse, une croissance qui résiste malgré les crises… Aux yeux de Bruno Le Maire, ce bilan économique est ce qui va durablement rester des années Macron.

Il fallait comprendre au passage que c’était le sien, même s’il daignait parfois citer le nom du chef de l’État. Mais un point noir ne pouvait échapper au patron de Bercy : le creusement des déficits et de la dette. En public, Bruno Le Maire multipliait les signaux d’alarme, sans aller jusqu’au bout du rôle de lanceur d’alerte, lui qui n’a pas quitté ses fonctions avant d’être emporté par les vagues de la dissolution. En privé, le ministre soupirait en tournant les yeux vers l’Élysée. La situation des comptes publics ? « Ça n’intéresse pas beaucoup le président… »

L’effondrement redouté est-il arrivé ? En tout cas, la construction périlleuse du budget pour 2025, dont le Parlement s’apprête à débattre, a déjà viré au procès en irresponsabilité. Les propos de Michel Barnier, dès le début de sa déclaration de politique générale le 1er octobre, sonnaient comme un réquisitoire : « Réduire les dépenses, c’est renoncer à l’argent magique, à l’illusion du tout-gratuit, à la tentation de tout subventionner. » Même s’il a concédé que « les baisses d’impôts décidées depuis sept ans et les mesures prises pendant la crise du Covid ont aidé beaucoup de Français et beaucoup d’entreprises », le premier ministre a lourdement rappelé la gravité d’un déficit qu’il a « trouvé en arrivant », comme il l’a signifié de manière grinçante à Gabriel Attal dans l’Hémicycle de l’Assemblée.

«Mensonge d’État»

La pique s’adressait à son prédécesseur à Matignon, mais c’est bien vers le président de la République que se tournent les regards, au moment de comprendre comment les comptes publics ont pu autant déraper : 3 228 milliards d’euros de dette et un déficit de l’ensemble des administrations attendu à plus de 6 % du PIB pour cette année 2024. « La situation dont nous héritons est le fruit des sept années au pouvoir d’Emmanuel Macron », plante le sénateur (ex-Les Républicains) Jean-François Husson, rapporteur général du budget à la Chambre haute, qui s’interrogeait déjà à voix haute, début septembre, sur la possibilité d’« un très grand mensonge d’État sur la réalité de la situation budgétaire de notre pays ».

« J’avais pourtant été frappé par les premières déclarations du président sur le sujet, au congrès de 2017 à Versailles », ajoute le sénateur de Meurthe-et-Moselle. Devant l’ensemble des parlementaires réunis, à l’aube de son premier mandat, Emmanuel Macron avait solennellement mis en garde contre une « aliénation à la contrainte financière, si nous ne rétablissons pas notre budget, si nous ne réduisons pas notre dette publique ». Sept ans plus tard, les chiffres démentent totalement ces bonnes intentions.

Édouard Philippe, le «bad guy»

Les débuts sont pourtant marqués par un certain volontarisme. Quand Édouard Philippe est nommé à Matignon, en mai 2017, il prend rapidement connaissance d’un audit de la Cour des comptes très critique sur le dernier budget et juge « inacceptable » le dérapage des dépenses - un couplet qui n’est pas sans rappeler celui que Michel Barnier entonne aujourd’hui. Le premier ministre sort le rabot, des coupes soudaines sont décidées, notamment sur les aides au logement (APL). « Un cataclysme dans l’opinion », se rappelle une députée macroniste. 

Mais le cap est tenu, en tout cas provisoirement. Dans un livre sur ses années au ministère de l’Éducation nationale (La Citadelle, Albin Michel), Jean-Michel Blanquer, qui demandait en 2017 un effort budgétaire pour l’école, décrit un Emmanuel Macron en apparence disposé à lui donner satisfaction. Une manière de se poser en « good guy », « tandis que le premier ministre était le “bad guy” rappelant les impératifs de rigueur budgétaire, poursuit Blanquer. À la fin, le “bad guy” l’emportait parce qu’ils étaient en réalité bien d’accord sur cette façon de faire ».

Le duo exécutif va pourtant diverger. Alors qu’Édouard Philippe nomme un Comité action publique 2022 (CAP22) censé plancher sur une réforme de l’État, le rapport de ces experts restera lettre morte. Dans le même temps, Emmanuel Macron est, lui, directement ciblé par les « gilets jaunes » qui contestent la hausse de la taxe carbone à l’automne 2018. Acculé par les violentes manifestations, le chef de l’État n’a d’autre choix que d’ouvrir les vannes. En une allocution télévisée, il lâche 10 milliards d’euros pour que le travail paie mieux. Une première entaille à la rigueur, alors qu’en 2018, le déficit public est repassé sous le seuil des 3 %. « Chez Édouard Philippe, ils ne manquent pas une occasion de rappeler que la situation s’est améliorée entre 2017 et 2019 ! », rigole aujourd’hui une ministre.

Maintenant, en dessous de 1 milliard, on a l’impression que c’est rien !

Une députée Renaissance

Mais le tournant définitif survient, bien sûr, en 2020 avec l’épidémie de Covid et les restrictions qui mettent l’économie sous cloche. « Avant le Covid, la trajectoire des finances publiques est assez bonne. C’est le “quoi qu’il en coûte” qui a déréglé le rapport général à la bonne gestion budgétaire », souligne un conseiller d’Emmanuel Macron. Au cœur de la crise, personne ne conteste les dizaines de milliards engloutis par le chômage partiel, les prêts garantis par l’État et autres mesures pour sauver le tissu économique. 

Une députée Renaissance rembobine : « Il faut assumer et expliquer aux Français qu’on a mis des moyens exceptionnels dans un moment de crise, sans que personne nous dise d’arrêter. Mais il est vrai que le “quoi qu’il en coûte” a complètement désaxé nos réflexes. Quand on discutait de notre premier budget en 2017, on avait peur de déplacer quelques millions d’euros. Maintenant, en dessous de 1 milliard, on a l’impression que c’est rien ! »

À la crise du Covid succède l’inflation liée à la reprise. Emmanuel Macron, qui voit approcher l’élection présidentielle de 2022, sort encore le parapluie. Avec le « bouclier tarifaire », l’État prend à sa charge toute une partie des factures d’énergie des ménages et des entreprises. En parallèle, les plans de relance et d’investissements se multiplient. « On n’a pas fermé certains robinets suffisamment tôt, concède une cadre de Renaissance. Je me rappelle de Jean Castex se déplaçant dans les territoires pour distribuer de l’argent… Mais à l’époque, emprunter ne coûtait pas cher. »

«Sous la pression de la droite»

La tentation dépensière ne s’est pas emparée que du camp présidentiel. Après sa réélection en 2022, Emmanuel Macron se retrouve en majorité relative. À rebours de son traditionnel logiciel d’orthodoxie budgétaire, la droite réclame alors des mesures pour soutenir le pouvoir d’achat. À la merci d’une motion de censure votée par les députés LR, le gouvernement d’Élisabeth Borne doit transiger, notamment pour contenir les prix à la pompe. « La ristourne carburant en 2022, c’était sept milliards d’euros antiécologiques et antiéconomiques, regrette un député Renaissance. Mais on l’a fait sous pression de la droite. » 

Le patron des députés LR, Olivier Marleix, ne cesse de réclamer de telles mesures. Les présidentiables de la droite ne sont pas en reste. Xavier Bertrand, président du conseil régional des Hauts-de-France, prône une baisse des taxes sur le carburant. Tandis que son homologue d’Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, multiplie les lettres à Bruno Le Maire pour demander des aides de l’État à plusieurs secteurs d’activité ou un renforcement du bouclier tarifaire, comme l’a révélé Le Canard enchaîné.

Avec le recul, le sénateur Renaissance François Patriat, fidèle historique d’Emmanuel Macron, ne regrette pas l’action d’ensemble : « Le premier quinquennat a été fait de crises successives que personne n’a vu venir : “gilets jaunes”, Covid, inflation, guerre en Ukraine… On a beaucoup protégé les Français. Et nous avons aussi dépensé parce que des investissements n’avaient pas été faits avant. Le problème, c’est l’efficience de l’argent public. On met 60 milliards dans l’hôpital, mais les gens trouvent que la situation s’aggrave… » 

Emmanuel Macron a aussi doublé le budget des armées, saignées depuis la présidence de Nicolas Sarkozy, ou encore relancé les embauches dans les forces de l’ordre et la justice pour tenter de juguler l’insécurité. « En 2017, on avait le bon diagnostic économique, mais on avait sous-estimé l’état de délabrement des services publics, explique un conseiller présidentiel. Dans plusieurs années, on rendra hommage à ces réformes, mais elles sont effectivement coûteuses. »

Macron a toujours pensé que le problème se résoudrait en augmentant la croissance et la quantité de travail.

Un proche du chef de l’État

Un péché originel est dans le collimateur des milieux économiques et de certaines oppositions : celui de n’avoir pas compensé ces lourds investissements et les baisses d’impôts par une solide revue des dépenses publiques. « L’exemple le plus frappant, c’est la taxe d’habitation : 20 milliards d’euros en moins par an, qu’il fallait compenser », pointe le sénateur Jean-François Husson, qui dénonce l’absence d’économies structurelles en face : « Ce qui a été vraiment loupé, c’est la volonté de réforme de l’État. »

Mais la chasse aux dépenses n’a jamais passionné Emmanuel Macron, guidé par une autre théorie. « Macron a toujours pensé que le problème se résoudrait en augmentant la croissance et la quantité de travail, souligne un proche. D’où le train de réformes en ce sens : les ordonnances travail, le mix fiscal favorable aux entreprises et aux investisseurs, les réformes des retraites et de l’assurance-chômage… Il assume totalement, parce que quand on commence à donner des coups de rabot en permanence, on tue la croissance. » Le secrétaire général de l’Élysée Alexis Kohler, les yeux rivés sur les indicateurs macroéconomiques, le dit à qui veut l’entendre : « Si on avait le taux de chômage et d’emploi de l’Allemagne ou des Pays-Bas, on n’aurait plus de problèmes de finances publiques. » Sauf que cette logique est aujourd’hui remise en cause. 

Même l’économiste Jean Pisani-Ferry, qui a coordonné le programme d’Emmanuel Macron en 2017, juge dans une récente interview au Nouvel Obs  que « cela n’a pas marché ». « Parce qu’on a dépensé, et aussi parce qu’on a créé des emplois très peu générateurs de recettes fiscales », précise-t-il. Autrement dit, si le chef de l’État a fait reculer le chômage, c’est à grands frais, et sans vraiment en toucher les dividendes.

Le Maire «pris dans une spirale»

En attendant, chacun tente de se refiler la responsabilité de l’ardoise. « Deux personnalités politiques ont fait un “septennat” : le président de la République et Bruno Le Maire », remarque Jean-François Husson. L’ex-ministre de l’Économie, qui enseigne aujourd’hui à l’École polytechnique de Lausanne, a certes tenté de se poser en empêcheur de dépenser en rond. « Le “quoi qu’il en coûte”, c’est fini », décrète-t-il à l’été 2021 devant le Medef. « Nous avons atteint la cote d’alerte sur les finances publiques », déclare-t-il l’année suivante. Sans beaucoup d’effet sur leur trajectoire. « À partir de ce moment, chaque arbitrage de Bercy allait dans le sens de la maîtrise de la dépense publique, défend le député Renaissance Charles Rodwell, ancien conseiller du ministre de l’Économie. Bruno Le Maire a posé les bases du rétablissement des finances publiques. »

Mais il n’est pas allé jusqu’à claquer la porte pour marquer son désaccord, remarquait au printemps l’un de ses prédécesseurs au sixième étage de Bercy : « Avec le Covid, il a été le ministre des bonnes nouvelles. Il avait une fenêtre de sortie en 2022. Maintenant, il est pris dans une spirale. » Aujourd’hui, l’entourage d’Emmanuel Macron n’est pas tendre : « Qu’il le veuille ou non, il est comptable. » Dans les derniers mois de son bail qui sera brutalement interrompu, Bruno Le Maire tente un bras de fer en plaidant publiquement pour une loi de finances rectificative destinée à avaliser des économies immédiates. 

Il faut dire que les notes alarmantes de la Direction du Trésor s’accumulent sur son bureau : les recettes fiscales sont bien moindres qu’attendu. Mais Emmanuel Macron s’y oppose : trop dangereux de rouvrir le sujet budgétaire en pleine campagne des européennes, alors qu’il a déjà étouffé le débat sur une désindexation des pensions de retraite, évoquée par son ministre des Comptes publics, Thomas Cazenave.

Gabriel Attal est lui aussi contre un budget rectificatif, alors que son gouvernement est à la merci de la droite. « C’est le prétexte parfait des LR pour voter une motion de censure », observe l’un de ses ministres à l’époque. L’éphémère premier ministre avait-il pris la mesure de la situation ? « L’essentiel de ce que j’ai fait à Matignon, c’est des économies, se défend en privé Gabriel Attal. Si j’avais considéré que la situation n’était pas grave, je n’aurais pas annulé 10 milliards de crédits. »

Désormais à la tête des députés ex-macronistes, l’intéressé ferraille contre les hausses d’impôts annoncées par Michel Barnier. Depuis l’Élysée, Emmanuel Macron s’abstient pour l’instant de tout commentaire public, mais tient à ce qu’on ne détricote pas son bilan. Sauf que la situation des comptes publics risque de sérieusement assombrir, dans son « héritage », la légère embellie de l’activité. Soucieux d’un effet négatif des impôts à venir sur la croissance et l’emploi, un acteur de premier plan de ces sept ans de macronisme s’inquiète : « S’il y a une chose qu’on nous reconnaît, c’est d’avoir baissé le chômage. Si à la fin de ce quinquennat, en plus du reste, la courbe du chômage repart à la hausse, il reste quoi ? »