Réformes

Face à l’impasse démographique, la retraite par capitalisation sort de l’ombre, promue de plus en plus ouvertement par la droite et le patronat, mais pas seulement...

L'Opinion - 4 février 2025 - Par Christine Ollivier et Sarah Spitz

Les faits - Une majorité de Français (55 %) estime qu’il faudrait développer les fonds de pension, selon le « baromètre de l'épargne » Ipsos-CESI Ecole d’ingénieurs pour le Cercle des Epargnants publié mardi. Un chiffre qui a bondi de 9 points depuis 2017.
En politique, il y a des mots interdits. Des termes tellement chargés négativement que se risquer à les employer, c’est s’exposer à une réprobation immédiate. « Capitalisation » est de ceux-là. Jusqu’à peu, ce système de retraite n’était abordé en France que comme repoussoir. Il était synonyme de « chacun pour soi » et de fonds de pension, qui peuplaient les cauchemars des retraités français.
A droite comme à gauche, lors des débats sur la réforme des retraites de 2023, il fallait avant tout « sauver le système par répartition » au nom de la « solidarité entre les générations ». David Lisnard (chroniqueur à l’Opinion), maire Les Républicains de Cannes, était alors bien seul à plaider pour un système hybride associant le système par répartition actuel – dans lequel les actifs paient pour les retraités d’aujourd’hui – et un système complémentaire de capitalisation collective – par lequel ils cotiseraient pour leur future retraite dans le cadre d’un fonds garanti par l’Etat et géré de façon paritaire.
Mais voilà que le terme honni est soudain devenu à la mode. De tribunes en interviews, il prospère depuis que le Premier ministre, François Bayrou, a rouvert le dossier des retraites. Désormais, il ne s’agit plus de faire peur, mais bien d’esquisser une nouvelle piste pour sauver un système de retraite en péril.
Fonds de pension. Sans surprise, c’est à droite que le sujet est abordé le plus ouvertement. Une proposition de loi visant à « assurer la pérennité de notre système de retraites grâce à l’introduction d’une dose de capitalisation » a été déposée à l’Assemblée nationale par Philippe Juvin et 11 autres députés de la Droite républicaine en septembre dernier.
En 1997, une loi portée par le député UDF Jean-Pierre Thomas avait créé un fonds de pension pour inciter les salariés du privé à constituer une épargne en vue de leur retraite, abondé par l’entreprise. Le texte avait été abrogé par le Premier ministre socialiste, Lionel Jospin. Depuis, la droite n’avait plus osé s’aventurer sur ce terrain.
Depuis quelques semaines pourtant, le tabou vacille. Le sujet est sorti du cercle des élus libéraux pour entrer dans celui des candidats à la candidature présidentielle. Le président d’Horizons, Edouard Philippe, estimait ainsi, en juin, qu’il faudrait « réfléchir à un nouveau système [...] pas exclusivement fondé sur la répartition, sinon nous ne nous en sortirons pas ».
« La capitalisation effraie de moins en moins », alors que « le système par répartition est de plus en plus difficile à faire fonctionner », constate le député Horizons Frédéric Valletoux. Dès lors, « on peut étendre la capitalisation et mettre en place un système à points auquel [Edouard Philippe] tient beaucoup », suggère-t-il.
« Pourquoi les fonctionnaires ont-ils le droit d’avoir un système de retraite par capitalisation et pas le reste du pays ? », s‘interrogeait de son côté le président des députés de la Droite républicaine, Laurent Wauquiez, en janvier sur Europe 1.
Deal global. A gauche, « tout le monde a la capitalisation honteuse », soupire un parlementaire socialiste, qui n’y est personnellement « pas hostile » dans le cadre d’un « deal global ». Après tout, souligne-t-il, « Prefon pour les fonctionnaires, PERP pour les salariés : ça existe déjà sans qu’on l’ait remis en cause ».
Gabriel Attal, lui, a mis les pieds dans le plat. « Tout est ouvert, y compris la question de la capitalisation », a affirmé le secrétaire général de Renaissance dans le Journal du Dimanche ce week-end, en ouvrant une réflexion sur le sujet au sein de son parti. « Nous sommes face à un mur démographique » et « les réformes paramétriques qui s’enchaînent ne suffiront plus à combler le déficit chronique auquel notre système de retraite est aujourd’hui condamné », juge l’ex-Premier ministre.
Le groupe de travail animé par la députée (EPR) Stéphanie Rist, qui doit rendre ses conclusions en mars, devait auditionner cette semaine un député du Danemark, où le système de retraite repose justement sur deux piliers : une pension de base par répartition et une pension complémentaire par capitalisation.
Gêne. C’est bien la coexistence de ces deux systèmes que promeut le patronat français. La Confédération des PME pousse le sujet depuis des années. Le Medef aussi, de façon plus discrète. Car cela suppose tout d’abord de surmonter une gêne : parmi les fédérations les plus puissantes de l’organisation, figure celle de l’assurance. Un secteur qui pourrait voir ses produits financiers promus ou au contraire concurrencés par la mise en place d’une capitalisation collective.

Jusqu’à présent on voyait bien qu’on prêchait dans le désert, mais aujourd’hui il y a un élément déclencheur : l’effondrement du taux de fécondité en France

Preuve que les choses pourraient devenir sérieuses, le président du Medef Patrick Martin a proposé d’étudier la question sur le perron de Matignon, après un rendez-vous avec François Bayrou, le 7 janvier. L’organisation patronale a récemment créé un groupe de travail sur le sujet. En octobre dernier, lors d’un colloque sur le financement des retraites organisé par les députés Eric Coquerel (LFI) et Charles de Courson (Liot) à l’Assemblée nationale, elle a proposé d’ajouter « un étage de retraite par capitalisation » pour diversifier le système en péril. Si leurs interlocuteurs syndicaux avaient déjà remarqué que le Medef évoquait davantage la capitalisation lors de négociations, cette prise de parole officielle a surpris.

« Les esprits mûrissent sur ce sujet parce que la réalité démographique nous saute à la figure. Jusqu’à présent, on voyait bien qu’on prêchait dans le désert, mais aujourd’hui il y a un élément déclencheur : l’effondrement du taux de fécondité en France. Ça change tout : à 1,6 enfant par femme au lieu de 1,8 ou 2, le système par répartition tout seul ne marche plus ! », explique Eric Chevée de la CPME.

Mur démographique. « Il y a encore quelques années, lors des discussions sur les retraites, on mentionnait la capitalisation pour mieux l’écarter, rappelle Franck Morel, ancien conseiller social d’Edouard Philippe, désormais secrétaire national en charge du travail à Horizons. Le mur démographique était déjà défavorable, mais moins qu’aujourd’hui. On est en train de changer de dimension de ce point de vue ».

Les paramètres classiques du système par répartition sont devenus autant de terrains minés : les entreprises ne veulent pas augmenter le coût du travail, et jouer sur le montant de la cotisation, sa durée ou l’âge de départ à la retraite est explosif..

Dans les prochaines semaines, un autre catalyseur pourrait alimenter le débat. Le « conclave » sur les retraites démarrera fin février. Dans ce cadre, la CPME se fixe un objectif : que le document de sortie mentionne la retraite par capitalisation pour, a minima, engager la réflexion. Reste à convaincre les syndicats... Ils se montrent bien résolus à ne pas faire déborder les discussions du « conclave », qui doivent s’en tenir à l’équilibre du régime par répartition. Et après ?

Tout le monde sait que la capitalisation existe déjà, dont l’assurance-vie. Il faut avoir la lucidité d’en parler

Pour la CGT, c’est un grand non de principe. D’autres se montrent moins fermés. « Nous avons dit que nous entrerions dans les discussions sans totem ni tabou, notamment sur la question de l’âge... Décréter nous-mêmes des lignes rouges n’est donc pas bienvenu, concède Yvan Ricordeau, numéro deux de la CFDT. De plus, tout le monde sait que la capitalisation existe déjà, dont l’assurance-vie. Il faut avoir la lucidité d’en parler. Simplement, pour nous, ce n’est pas le sujet de 2025 parce que le sujet de 2025, c’est la répartition ».

Ce qui n’empêche pas le syndicat d’émettre deux réserves sur l’instauration de ce pilier : « Les organisations qui promeuvent la capitalisation ne disent pas quel en serait le financement ! Or, sans augmentation du coût du travail, c’est impossible. De plus, si on veut mettre en place cet étage, il y aura nécessairement une génération sacrifiée qui va payer le coût de la transition ».

En termes d’équité, on trouve dommage que seuls certains salariés de grandes entreprises aient des PER. Pourquoi ne pas créer un compte d’épargne retraite obligatoire ?, avance Pascale Coton, vice-présidente de la CFTC. Mais il faudrait alors absolument éviter le cas de figure où un employeur refuse d’augmenter un salarié au prétexte qu’il abonderait plus fortement son compte épargne... » Si le syndicat chrétien s’interdit lui aussi d’aborder le sujet pendant le « conclave », il a tout de même été débattu en interne lundi.

Mentalités. De nombreux Français se sont en réalité déjà engagés dans la voie de la capitalisation. D’après les données de Bercy, en France en 2023, presque dix millions de personnes détiennent un PER (plan d’épargne retraite), pour plus de 95 milliards d’euros d’encours. Pour moitié, ce sont des PER individuels (55,2 milliards d’encours et plus de 3,4 millions de titulaires).

Depuis vingt ans, les fonctionnaires bénéficient, eux aussi, d’une partie de leur retraite par capitalisation, au travers des dispositifs Prefon ou encore de la RAFP (retraite additionnelle de la fonction publique), instaurée en 2005 et à laquelle cotisent près de 5 millions d’entre eux.

Ce recours croissant à des produits de capitalisation individuelle, alimenté par l’incertitude sur l’avenir du système par répartition, contribue à une évolution accélérée des mentalités. « Nous ne sommes pas arrivés au bout du chemin, tempère Franck Morel. Il faut encore que le corps social l’accepte et surmonte sa crainte de voir la répartition vampirisée par la capitalisation. Et il faut s’accorder sur la manière de mettre en place la capitalisation ».Et puis, prévient-il, « capitalisation ou pas, il ne faut pas évacuer le fait qu’il sera de toute façon nécessaire d’augmenter notre quantité de travail ». De quoi nourrir, peut-être, le prochain débat présidentiel.